Guénane Cade est une poète française vivant à côté de Lorient. Elle est née le 26 juillet 1943 en Bretagne, à Pontivy. Elle entreprend des études de Lettres à Rennes et y enseigne. Par la suite, elle part vivre en Amérique du Sud .
Cette poétesse Bretonne est membre d'« Hélices poésie », un mouvement de poètes contemporains fondé en 1993 .En toute reconnaissance de la grâce avec laquelle elle nous offre son texte du 27 septembre 2007, nous nous rendons compte de la finesse, autant que de la rudesse, des images qu'elle y développe ainsi que de la profondeur avec laquelle elle exprime, avec authenticité, sa vérité tragique sur la mort et la fin de la vie,
D'un trait. D'un coup. Mais parfois la mort boit la vie lentement jusqu'à la lie. Cela peut être long de mourir.
L'agonie a des yeux de poisson oublié sur la grève. Un voile rose gluant recouvre les pupilles délavées par la morphine. Des yeux effarés, à vous demander si c'est vous l'insoutenable vision.
L'agonie est agitée, vous rappelle les souris chloroformées, leur phase d'excitation avant l'effondrement.
Nouvelle piqûre. Une forme de lutte désordonnée s'engage. Tout le corps soubresaute, traversé de courants, d'impacts électriques, tous les nerfs, les muscles sont à fleur de mort, l'agonie fait trembler tout le lit.
Suit l'extinction, l'immobilité passagère, le coma cousin de la mort; ou bien est-ce comme disent les Sages, le sommeil petit frère de la mort.
La bouche est ouverte. Les lèvres si charnues, aspirées de l'intérieur, ne sont plus qu'une lame à couper le fil de la vie; sauf tout près de la commissure, où l'unique chicot pèse, blesse la lèvre inférieure. Sorte d'escarre labiale; croûte noire de la nécrose, comme aux talons, à l'arrière des hanches, comme souvent dans un lit l'immobilité prolongée ulcère.
Dans la bouche ouverte, la langue, animale, vibre et frétille. Reptile, elle ondule. Vague d'un ressac inédit, elle vient frapper la mâchoire qui la refoule. Le dialogue avec la mort accentue-il une prolixité naturelle?
La peau colle à l'os. Les narines sont géantes, les cheveux toujours drus, d'un platine exubérant.
L'agonie impose un visage de plus à tous les christs descendus de leur croix.
L'agonie gémit, couine. Jaillit de temps à autre un soupir qui semble vouloir être le dernier. Tout s'arrête. Vous avez le temps de compter jusqu'à vingt, vous oubliez d'inspirer, c'est très long à ressentir une pause respiratoire sous morphine, ce stupéfiant qui vous livre au dieu des Songes. Morc'h fin, prononciation si voisine, signifie « cochon rusé » en breton. Ce sont les dernières heures de ruse entre la vie et la mort, les derniers instants de semblants. Simulation de trépas, et puis le souffle se raccroche, simulacre de respiration; les feintes alternent et piègent le veilleur. Pendant des heures, des jours, on peut pousser l'avant dernier soupir. Et vous pensez au privilège des chats de votre vie à qui vous avez pu offrir l'instant de la tendre séparation.
Cette fois, vous avez dépassé vingt secondes, c'est la fin irréversible, vous y croyez et puis la langue se remet à frémir, un souffle revient du fond des entrailles. La langue ondoie, ravale des sons d'ailleurs, des paroles d'après la vie mais qui retiennent encore la mort sur le seuil.
L'agonie a des hoquets.
La bouche fermée, lèvres avalées, ressemble à une cicatrice violacée, nette, sauf à l'extrême gauche où le chicot perce, agresse la ligne. Les yeux se ferment, tout s'apaise, vous ouvrez le Livre 2 des Essais de Montaigne: « ... cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je croy que c'est ce mesme estat où se trouvent ceux qu'on voit défaillans de faiblesse en l'agonie de la mort; et tiens que nous les plaignons sans cause... »
Vous adhérez aux mots quelques instants.
Claquement de porte; ou bien est-ce soudain cette voix de femme qui appelle au secours au fond du couloir? Les yeux, fenêtres vitreuses, s'ouvrent en grand, roulent vers vous, stuporeux. Vous rajoutent-ils aux visions de l' Apocalypse avant de sombrer? Ou tiennent-ils à imprimer plus encore en vous ce visage révulsé, afin de vous enseigner à apprivoiser la mort?
Saurons-nous jamais ce que veut exprimer un gémissement qui désorbite le regard? Agoniser est-ce essayer infiniment de mourir? Ce regard insiste-t-il pour faire un peu plus reculer votre jeunesse?
« ...Il ne souffre pas... Nous veillons à ce qu'il ne souffre pas... » C'est vrai, peut-être, sans doute, mais vous n'y croyez pas; où est la douceur de celui qui glisse vers le sommeil?
Vous enragez.
Faire une dernière fleur à la Vie, cela pourrait s'appeler Savoir Mourir.
Éteindre ce corps convulsif.
L'agonie est un long film muet qui se dévide au ralenti, avec bruitage plaintif en sourdine et gros plans énormes sur une souffrance morale criante et non mesurable. Affreux, les yeux du délire morphinique qui enlise mais entretient une dernière lueur de vie.
Celui qui aima la vie à goût de petite madeleine au beurre frais s'en va seul.
Les yeux hurlent, la langue refoule les suppliques, l'agonie vous laisse en plan sur le bord du lit, face à ce visage que vous ne parvenez plus à sublimer.
Avoir foi en la mort qui délivre, frôler en continu l'épaule nue, extrême-onction de solitude pour au-delà sans contenu.
Il fait frais sur le Porzhou, sur la mer, tableau gris sans horizon accroché à la porte-fenêtre. Des goélands s'accordent aux courants d'air. Un merle nerveux soulève du bec les feuilles d'un parterre. Les oiseaux furent le dernier bonheur avant l'agonie, surtout les mélodies du merle noir inondant les crépuscules, étouffant les grincements des mouettes. « Jamais je n'aurais pensé trouver du plaisir à contempler le vol des oiseaux et toutes leurs petites manies -disait-il avant l'agonie- dans la vie on ne prend pas assez le temps de regarder tout près de nous... »
Avant de partir, j'aurais aimé avoir pour lui les ailes colorées d'un ange, celui de
l' Annonciation, j'aurais aimé lui annoncer le début d'une autre vie.
Avant de partir, je l'implorai de me regarder les yeux grands fermés.
Avant la grande glaciation, le râle est tout ce qui nous reste de notre vanité terrestre. Après, n'interrogez pas la poussière, mais entendez sa réponse.
Auprès de l'agonie, la mort est sûrement un port rassurant.
Fatum, fatalis, fatalité, force qui toise, fixée à l'avance.
27 septembre, rendez-vous avec le calendrier.
Naissance d'un père fantôme, mort d'un autre qui fut si vivant. Rencontre fortuite.
Qui m'a lancé cette fleur de hasard, el azar espagnol tout droit venu de la fleur d' azahar, la fleur de l'oranger amer?
Une date, et vous regrimpez les degrés de plusieurs vies. Une date venue d' aucun lieu, de nulle part. Vais-je relever le défi et m'inviter à raconter chaque 27 septembre à venir? Ce ne serait pas m'imposer une lourde astreinte; seul le jour de la cueillette m'est imposé.
Où est-il écrit que toutes les fleurs cueillies ce jour-là auront un parfum amer? Un bouquet étrange me suffirait.
Cueillir ce jour pendant...forçons un peu le destin, pendant 21, 23, 25 ans, il faut toujours un nombre impair pour l'équilibre d'un bouquet.
Prendre la décision (présomptueuse?) de consigner « ce jour » sur le long terme, c'est aussi confectionner lentement un livre virtuel. Ce qui me rapproche de deux idées séduisantes. L'une, captée à la radio: avoir assez d'argent pour ouvrir une librairie où ne seraient exposés que les livres aimés du libraire. Un libraire passionné sans le souci de faire du chiffre.
L'autre me fut suggérée par un jeune graphiste rennais: ouvrir une bibliothèque de manuscrits refusés par les éditeurs.
Deux idées, deux points lumineux, pour voir clair dans l'obscurité.
Nota Bene: Deux mois plus tard ma mère mourait. Brusquement. Paisiblement. Souriante. Le contraire d'une agonie. Huit heures trente, on lui apporte le petit-déjeuner, elle sourit, se rendort et ne se réveille plus. Moins d'un quart d'heure entre le sourire et la mort.
J'ai toujours su que le sourire existait pour masquer les très profondes angoisses, pour braver la solitude native, pour faire semblant d'oublier que la vie est une succession d'abandons.
Ma mère n'est pas ici le sujet, mais elle est l'inévitable écho au « 27 septembre » d'un père fantôme dont elle emporte avec elle l'essentiel.
Nota Bene bis: 50 jours plus tard, en repliement fœtal, Belle-Maman s'en allait sans prévenir.
Deux autres décès suivirent le mois d'après.
La mort me court sur la colonne, perturbe mes aplombs, crispe mon cortex et me flèche à cœur.
5 décès en 155 jours. C'est la mort basso ostinato. Vous n'avez d'autre choix que plier, même sans prier, même en écourtant les rites, à chaque mort vous balbutiez, chaque mort vous impose un respect total et différent.
Le respect de la vie jusque dans la mort permet à la vie de vous redresser.
Mort d'un très proche, d'un proche, d'un presque proche, chaque mort vous surprend, s'accroche, c'est toujours un séisme qui s'inscrit sur votre échelle intime.
5 fois la mort en 155 jours, et entre chaque une résonance étrange, basso continuo.
5 morts de plus de 90 ans... paix à leurs dos voûtés, leurs dentitions trouées, leurs enflures, leurs peaux papier pelure.
Tout est clair, c'était à prévoir, mais 5 morts en 155 jours... qui imposa le rythme? Que se passe-t-il dans votre petite sphère? L' Horloge Mondiale vous indiffère, vous allez d'adieu en adieu, même sans Dieu, vous piétinez, votre musique intérieure vous fait pleurer, vous ne savez plus le nombre de minutes dans une heure d''insomnie. Dès l'aube pourtant il faudra, il faut faire semblant d'oublier la mort; et cela s'appelle VIVRE!