L'Encyclopédie sur la mort


Entre l'anonymat et la disparition: la présence symbolique du mort

Jean-Didier Urbain

En Occident, toute la fonction symbolique funéraire qui lie l'espace de l'inhumation des cadavres à la matérialité des tombeaux et à l'identification des personnes défuntes ne commence que pendant le Moyen Age. Voilà le propos que développe Jean-Didier Urbain dans « Le XIX° siècle: la conservation », chapitre 2 de la deuxième partie de son livre L'archipel des morts (1998).
À cette période [Au Moyen Âge], hors de tout repérage, le mort, anonymement, allait se perdre en terre et s'y dissoudre, reductus in pulveris [R.I.P. sera considérée plus tard comme étant l'abréviation de Requiescat in pace] ou presque. Dans l'attente de la résurrection prochaine, ce mort-élu était sans lieu défini. Et si, aux XII°-XIII°siècles, apparaissent les premières plaques murales d'identification dans les églises, il n'existe cependant encore aucune mise en relation entre ces signes commémoratifs et votifs et le lieu d'inhumation. Dans tous les cas, ces défunts qu'ils soient anonymes d'abord, identifiés ensuite à l'aide de leurs plaques, sont alors, dans un premier temps, exclusivement inscrits dans la dimension prospective du mort-élu; puis dans celle, rétrospective, du mort-souvenu. La levée de l'anonymat du défunt à partir des XII°-XIII° siècles n'entame en rien l'anonymat de la sépulture : peu importe où le cadavre est inhumé...

Cette indifférence subsistera bien au-delà du Moyen Âge. Au XVII° siècle encore on trouve dans les testaments des notables le désir d'un monument commémoratif sans que leur dépouille soit enterrée dessous. La proximité suffit : la sépulture dans l'enclos sacré; et le monument contre le mur, intérieur ou extérieur, de l'église. Ce n'est qu'au XVIII° siècle que le souci de mettre en référence le monument avec le lieu d'inhumation du cadavre se dessinera - d'abord par une simple mention écrite sur le monument indiquant l'emplacement approximatif de la sépulture; ensuite, mais seulement à la fin du XVIII° siècle par la superposition véritable.

Ici Jean-Didier Urbain cite Philippe Ariès,
Images de l'homme devant la mort, p. 242 :

« À partir du XIX° siècle, il faut que le corps et la tombe coïncident. Il ne convient plus d'entasser les cadavres les uns par-dessus les autres, comme on avait l'habitude de le faire depuis les enterrements ad sanctos. Il n'est pas non plus tolérable de les déménager dans les charniers où ils étaient dispersés, les crânes d'un côté, les os longs de l'autre... »

J.-D. Urbain conclut de cette note historique de Ph. d'Ariès :

À l'encontre d'un préjugé commun qui consiste à penser que les cimetières ont « toujours » été ce qu'ils sont aujourd'hui, ce n'est donc qu'à la fin du XIX° siècle que la conjonction spatiale du monument et du lieu d'inhumation (ici, la plaque devient stèle) est définitivement établie, que la rencontre de ces deux éléments : lieu et signe, est proprement ritualisée. (les caractères gras sont de nous)

[...]

Le monument change alors de fonction symbolique. Il doit conserver le mort dans sa présence même : dans son « être-là », dans une existence occulte mais propice à l'éclosion de rêve d'un fantôme de chair. C'est précisément ce songe de carnation du mort que la symbolique funéraire s'efforcera de manifester dans le courant du XIX° siècle, s'attachant à signifier, à figurer, à restituer du corps et de la chair dans le monument.

[...]

Le monument devient ainsi avant tout la partie visible d'un réceptacle étanche que motive un projet de rétention physique des morts, une disposition qui devrait permettre aux défunts de perdurer hors même du souvenir.

La pierre va alors « parler » pour convaincre et annuler la hantise de la charogne et du tombeau vide. [...] Il faut que son destin [du mort] soit celui d'un sujet, pas d'un objet : le destin d'un sujet que l'on désire « voir » nous demeurer sensible. En dépit de son confinement et de sa disparition, il faut que ce sujet-là demeure physiquement proche. Il fait que s'y ajoute le souffle sourd de la survie et le mirage du contact, fêlant l'épais silence de la claustration pure (o.c., p. 170-173).

Selon J.-D. Urbain, dans la société contemporaine, tout lieu de la mort est réhabilité, « muséifié », commercialisé et devient lieu touristique. Les nécropoles modernes - édifices, jardins, mausolées - sont conçus comme des espaces visibles qui occultent ou maquillent l'invisible mort.

Voici à nouveau le grand mirage de la thanatopraxie, transposé à l'environnement, qui ne propose pas, au fond, à la société de se débarrasser de ses morts, mais de les travestir - soit en le faisant se fondre dans le présent des apparences de la vie, soit en les suspendant dans un passé immobile « préhistorique » et frontal, arraché aux souillures de la durée. (o.c., p.246)


Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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