Le texte ci-dessous est une forme de «Témoignage et de réflexion» qui nous est offert par l'auteur qui, atteint du cancer, a passé à travers la chimiothérapie. Il nous livre un récit de son aventure aussi bien physique que mental, psychique et spirituel. Le désir d'être soi se trouve au centre de sa pensée et donne à cette écriture très imagée de la profondeur.
Il y a de ces jours dans la vie...
On m'a appris que j'ai un cancer, le genre d'intrus dans votre corps qui vous tue si vous ne le tuez pas. Mais je n'ai pas eu peur. Je vis bien avec l'idée de la mort. Comme on dit, elle fait partie de la vie... Je l'ai toujours su et accepté, je crois. L'idée de ma disparition, de ma propre destruction, ne m'effraie pas... De toute manière, le jour où je ne serai plus, la lumière de ma conscience et la lampe de mes souvenirs se seront éteintes pour toujours, je pense, et je ne serai plus là pour me rappeler que j'ai même existé. Donc, la mort ne me fait pas peur. Elle n'est pas un inconnu qui m'angoisse: c'est un rien. La souffrance physique par contre, la douleur, me terrifie, me jette dans des abîmes de détresse, me cloue dans un état d'épouvante dont je ne peux m'extirper, car on ne peut pas échapper aux limites de son corps, à sa sensibilité qui a le potentiel de nous procurer autant de peines que de joies. La vraie mort comme la véritable vie sont là, dans cet accueil du corps à tout ce qui le touche.
Et tout accueillir pour profiter de la vie, c'est donc en fait la risquer. La recherche de jouissance peut toujours nous perdre, et selon l'appétit qu'on en a, nous préparer un choc proportionnel en retour. Être en quête de plaisirs rend aveugle, comme le fait l'amour, et ce, souvent en même temps. Pas étonnant que les maladies d'amour, même mortelles, aient toujours existé. Avec son cortège de traitements physiquement désagréables, mon cancer qui est déjà douloureux en lui-même serait-il un prix à payer pour les extases que la vie m'a procurées? Malgré tout, je ne crois pas. Du moins, il faut nuancer fortement.
À trop vouloir échapper aux chocs en retour des plaisirs dont le désir nous habite, et donc en refusant les extases de la vie, on développe par frustration une soif qui, pour être satisfaite, appelle un torrent dont la boue ne sera pas exclue quand le barrage qu'on a érigé pour contenir la vie cédera sous la pression du désir. Même scénario destructeur lorsqu'une valve est ouverte ou qu'une fissure se crée. Et cela arrive, qu'on le veuille ou non, car les petites soupapes qu'on s'invente, ou même les dérivations qu'on tente de faire prendre au courant, ne suffisent pas, ne suffisent jamais: elles sont contre nature!
Un jour, la pression ne peut être contenue proprement. Qu'importe le barrage, des excès dévastateurs se produisent. Et si, par hasard ou par calcul, il arrivait qu'une digue ne cède pas, qu'une purge soit faite sans dommages ou qu'un détournement fonctionne, il faudrait conclure qu'il n'y avait vraiment pas beaucoup de vie dans cette rivière ou qu'il ne s'agissait que d'un lac sans entrée ni sortie, d'un poids mort en fait.
Cependant, si on a la chance d'être habité par une vie débordante, mais qui demeure une forme de la vie qu'on a fuie et qu'on a refoulée par crainte des souffrances associées, un jour ou l'autre la vie nous rappelle à son ordre et au respect de notre nature d'être vivant et désirant. Elle nous force à démonter les dames que nous avions patiemment élevées et qui ont débordé, provoquant au moins autant de douleurs, sinon plus, que celles qu'on voulait éviter. Elle nous invite à faire fi des complexes et à être nous-mêmes, enfin.
Leçon de vie mais qui est aussi bonne pour la mort, car, en fait, la seule vraie tristesse qui peut être liée à son propre décès, c'est qu'il survienne sans qu'on ait vraiment vécu ce que l'on est, qu'on ait toujours été un autre que soi, qu'on ait toujours eu honte des joies qui nous auraient comblés sans faire de mal à personne... Oui, là, la mort serait vraiment une chose affligeante.
Alors mon cancer me rappelle que je suis mortel et qu'il serait bien désolant que je meurs sans avoir été satisfait par tout ce que la vie peut offrir à mon appétit de plaisirs et de jouissances. Pire, il me dit que s'il est un prix à payer, c'est à cause des excès que j'ai fait en étant trop frustré de ce manque.
En somme, je paye mon manque des bonheurs que je me suis refusés et dont la vie avait mis le désir en moi. J'aurai dû l'écouter un peu plus. Mais avec un peu de chance, et aussi un peu de cette fidélité à moi-même dont j'ai tout de même fait preuve parfois, il se pourrait qu'heureusement ce rappel ne soit qu'un avertissement. Qu'il en soit autrement me mènerait tout droit à ma mort qui serait éternellement marquée au sceau d'une vie ratée.
Le cancer qui m'habite n'est pas un étranger. J'en suis à m'autodétruire pour avoir pensé en faire autant si j'avais laissé libre cours à la satisfaction des désirs qui, eux, m'ont toujours nourris. Je n'en serais sans doute pas mort si je les avais accueillis et comblés au rythme de leur venue. À la fin du compte, je suis en train de perdre mon placement au marché des valeurs. Je ne crois pas à l'astrologie, mais j'aurais dû respecter ma nature de scorpion et ne pas craindre mon autodestruction.
QUAND UN SCORPION ATTRAPE UN CANCER
Regrets? Non, du moins pas vraiment, car je sais bien qu'on ne peut pas refaire le passé et que se torturer avec cette idée ne sert à rien. Je ne serais déçu que si je ne tenais pas compte du message que m'envoie la vie et, qu'en retour, elle m'envoyait la mort comme dernier messager. Là, j'aurais tout perdu, alors que je peux encore gagner au change.
En fait, qu'ai-je donc manqué en ces temps de refoulement et d'excès par compensation qui m'ont mené où j'en suis? En m'imposant un arrêt, en arrêtant ma fuite en avant, la vie me le montre maintenant quotidiennement. Je ne la voyais plus, je ne la sentais plus, je ne la goûtais plus. J'allais trop vite, j'étais trop débordé de travail, de responsabilités réelles ou imaginaires qui avaient le plus souvent pour but surtout de refaire l'estime de soi perdue par mon manque de fidélité à moi-même. Je cherchais à me faire valoir autrement, en faisant mille compromis de plus en plus éprouvants ou menant à des impasses... Il y a eu tout de même de magnifiques réussites dans ce parcours, car mon énergie parvenait parfois à trouver des voies d'expression qui, bien que difficiles à ouvrir, furent assez et même très satisfaisantes pour un temps. Mais quelque chose en moi me disait que j'avais hâte que tout cela arrête, que j'en avais assez de jouer les rôles que je m'imposais depuis longtemps, comme les plus récents d'ailleurs. J'en avais oublié de vivre chaque instant de la vie avec la sensibilité dont je suis capable.
Se lever le matin sans obligation, sans trop de plans pour la journée, est un plaisir, celui de vivre l'instant présent, de regarder la lumière du soleil et de humer le vent, même de son salon. L'arrêt de travail causé par le cancer permet cela. Étrangement aussi, même les médicaments qu'on prend incite à prendre le temps de goûter la vie. Par exemple, je ne peux plus boire trop, ni trop vite: les médicaments anti-douleurs sont incompatibles avec l'alcool tandis que d'autres changent le goût qu'on a dans la bouche ou augmentent carrément la teneur des saveurs: elles deviennent prononcées. Aussi le stress face à une maladie dont l'issu est potentiellement dramatique met l'estomac en boule, de sorte qu'on ne peut ingérer beaucoup. On ne peut manger quantité d'une même chose sans risquer la nausée. Résultat: on mange peu et pas rapidement, mais on déguste.
Mais il y a plus et mieux. Comme bien d'autres adeptes de la performance ou de la responsabilité, je buvais trop en revenant de mon travail, question de relaxer et de revenir à moi-même. Maintenant, je ne le fais plus, non seulement à cause des limites imposées par les médicaments mais aussi simplement parce que le besoin n'est plus là. En effet, je n'ai jamais été aussi attentif à moi (je n'ai pas le choix en réalité); donc, plus besoin de me remettre en contact avec ma personne en laissant tomber comme un vêtement grâce à l'alcool les rôles que, pour gagner ma vie et celle de ma famille, je me force à jouer quotidiennement à la périphérie de moi-même, et ce, essentiellement pour le service les autres. Même en dehors de mon travail, j'ai toujours eu l'impression de servir les autres bien plus que moi-même, et ma maladie me déculpabilise d'ordonner autrement ma charité.
SOUS LE SIGNE DU CANCER, VOTRE VIE VOUS APPARTIENT
La maladie force donc à porter attention à soi et cet égocentrisme n'est pas mauvais... Se gâter n'est pas péché: prendre le temps de se faire un repas, d'écouter les bruits de la rue, de sentir, de respirer, et ce, sans être en vacances dans une sorte d'obsession obligée de la recharge de ses piles intérieures... On réapprend à rechercher et à planifier une dose continue de bonheur, de plaisirs aussi simples que celui d'avoir la liberté d'aller à droite ou à gauche quand on est au coin d'une rue... Je découvre, étonné, que tout ça, ces petites choses-là, me manquait énormément, me manquait tellement...
Je veux reprendre le goût, redécouvrir le plaisir de créer spontanement mes repas, de la musique, des textes... sans pression... pour la simple joie de le faire et, peut-être, mais pas obligatoirement, de faire partager ce ressourcement. Et le cancer m'en offre l'occasion. À tout malheur, quelque chose est bon, dit-on. Dans mon cas, ça se vérifie!
Je retrouve au dedans de moi un appel à une sensualité calme et enjouée qui a toujours été là, qui m'a toujours caractérisée, intense et lascive comme un blues dont le déhanchement invitant prend le temps d'embrasser la vie... Un baiser... une saveur... un contact... qu'il fait bon renouveler et qui fait que vivre se prolonge jusqu'au bout des doigts. Et des pieds! Alors pourquoi ne pas faire une virée et danser?
Il y a dans le fait d'être malade une sorte de ressort qui donne tout à coup le goût de profiter de la vie, de ne plus la laisser passer et d'être libre pour ce faire. Comme si, dorénavant, dans la mesure du possible évidemment, il n'y avait plus de compromis à faire entre les désirs et les réalités: il est toujours l'heure et il ne faut pas manquer le train...
«TU MEURS, TUMEUR? OU SI C'EST MOI?»
Certes, tout n'est pas rose dans ma situation. Il y a au moins deux ombres au tableau lorsqu'on a un cancer: l'issu incertaine et la douleur. Commençons par ce qui fait généralement le plus peur et qui donne à cette maladie son aura de mauvais présage.
L'issue est incertaine, car personne ne peut vous promettre la guérison. On a beau disposer d'un excellent pronostic, il n'atteint jamais le 100% de réussite assurée, et, de surcroît, la malchance a quant à elle toujours de quoi se tailler une place dans les % restants. En cela, le cancer, soyons franc, c'est comme jouer à la roulette, mais à la roulette russe, celle où la mort peut être au rendez-vous. Les seules différences sont que la gâchette est déjà actionnée qu'on le veuille ou non, et que la proportion de balles par rapport aux espaces vides dans le barillet peut varier. Mais il y en a toujours au moins une, c'est certain (elle peut même être à retardement, comme une bombe avec une minuterie). L'optimisme total n'est donc pas permis. Comment prendre ce jeu avec sérénité? Imaginons trois possibilités à cet effet, quitte à être un peu didactique (de toute façon, la maladie est déjà enseignante en elle-même: elle se charge déjà à elle seule de nous en apprendre pas mal sur la vie).
Premièrement, ou bien la perspective de guérison est presque nulle... Dans ce cas, pour ne pas sombrer dans le total désespoir, on peut se dire sans se tromper qu'il y a toujours une balle au moins qui manque dans le fusil que représente une maladie potentiellement mortelle et que miser sur elle n'est pas plus irrationnel que de jouer à la loto quand les chances sont à 14 millions contre un comme le font quotidiennement bien des gens... De plus, le jour où on me dirait que je n'ai plus aucune chance de guérison, je serais content de le savoir afin de pouvoir ajuster en conséquence le temps qu'il me resterait à vivre; je sais même où j'irais finir mes jours avant d'entrer en soins palliatifs (un magnifique village perché sur la Côte amalfitaine au sud de l'Italie, d'où la Méditerranée et ses rivages rocailleux et ses côtes plantées de citronniers se contemplent en contre-plongée). Il y a des moments qui valent une éternité et j'en déjà vécus là. De toute façon, la vie éternelle, si elle existait, ne serait pas la vie. Il faut mourir, car où serait le plaisir pour un pur esprit? Vivre sans un corps sensible au vent ne m'intéresse pas vraiment.
Deuxièmement, et c'est bien plus probable statistiquement, il est possible que le pronostic soit moyen, c'est-à-dire toujours inquiétant évidemment, mais pas désespérant. Et bien, dans ce cas, je crois que ce ne serait pas pire que d'avoir l'âge moyen de mourir. Le jour de mes 80 ans, si c'est encore à ce moment l'âge moyen du décès pour les hommes, je ne me sentirai pas plus mal ou plus angoissé que la veille. Ça ne demeure qu'une question de chiffres et, tant que les conséquences concrètes n'apparaissent pas dans ma vie, ça ne me fait pas plus souffrir ou jouir que de voir un montant ou l'autre dans mon compte de banque: ce n'est que virtuel et, de dépasser la moyenne, je ne m'en ferai certainement pas une maladie!
Troisième possibilité: avoir toutes les chances prévisibles de guérir, c'est-à-dire être habité par une toute petite tumeur (découverte à temps, ce qui signifie qu'on a sans doute ressenti de forts désagréments avant de consulter) et aucune métastase repérable. C'est mon cas heureusement (mais il a fallu un mois plutôt angoissant, disons-le, pour qu'on l'établisse).
Ne reste alors qu'à gérer, avec confiance mais lucidité, le traitement au fur et à mesure du déroulement des effets secondaires qui sont souvent en lien étroit avec l'endroit déjà sensible à détruire. Et c'est justement là que le bât blesse, dans ce cas comme dans les deux précédents: à des degrés divers et pour plus ou moins de temps à chaque fois, la douleur est là! C'est la deuxième ombre au tableau et elle est pour moi bien plus difficile à gérer que la perspective de mon décès.
L'ENVERS DE LA TUMEUR
Que faire quand on a mal?
D'abord, on n'a pas le choix d'accepter la chose: elle est là! Mais aussi, pour ma part, je ne peux parfois m'empêcher de me révolter contre la douleur, surtout quand elle arrive sans crier gare: lâcher un bon sacre, ça détend et surtout ça indique qu'on ne se laissera pas faire, qu'on a une attitude combative et que l'ennemi ferait mieux de déguerpir.
Par contre, il arrive qu'il faille se lier en quelque sorte à une douleur, y porter attention, en prendre une conscience plus aigüe, analytique en fait, quitte à la ressentir davantage, afin d'en cerner la nature, l'emplacement, la tension... et de s'en servir comme d'un levier en pressant sur elle, dégageant ainsi ce qui causait la souffrance. C'est le cas d'une crampe abdominale par exemple ou d'une colique... Il faut s'y concentrer pour s'en débarasser...
Bien sûr, il y a aussi les remèdes, particulièrement les médicaments plus ou moins forts, plus ou moins adaptés à nous... À ce sujet, il ne faut pas hésiter à être directif avec son médecin. Il n'y a aucune raison d'avoir mal pour rien! Existe parfois mieux cependant: les solutions simples! Toutes les crampes proviennent de la déshydratation, donc boire plus d'eau les diminue! De même, en détruisant la tumeur, la radiothérapie assèche la peau environnante (elle peut aussi la brûler!). L'assèchement, les démangeaisons, les rougeurs ne résistent pas à une crème hydratante ordinaire. Et consultez votre grand-mère, on ne sait jamais!
NE PAS PERDRE LE NORD
La vieillesse m'a toujours semblé une sorte d'hiver... La nature y est endormie dans le froid... De sorte que devenir âgé, c'est un peu aller vers le nord à mes yeux et une excursion dans cette direction est loin d'être inutile. D'ailleurs, la douleur, les inconforts physiques et la fatigue liés au cancer, avec les limites qui s'en suivent, comportent à cet égard un avantage étonnant: ils nous font vivre de façon plus ou moins prématurée un aperçu de la vieillesse!
Ne serait-ce qu'à cause de l'obligation d'ingurgiter toutes sortes de médicaments pour régulariser le fonctionnement du corps, ou encore des visites régulières au médecin, des examens, des traitements, des régimes alimentaires, des précautions à prendre pour sa santé.., tout cela permet de mieux comprendre par expérience le vécu de la plupart des gens agés. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux dans notre société et s'exercer à voir davantage la vie d'un point de vue comparable au leur ne peut que leur être utile... sans oublier que, tôt ou tard, nous serons du lot, si ce n'est déjà fait!
On objectera certainement que de plus en plus de personnes vivent leur vieillesse en pleine forme pendant fort longtemps... Il s'agit en général de ceux et celles qui font attention à leur santé à travers l'exercice et l'alimentation par exemple. Or la maladie favorise une prise de conscience de la fragilité de notre état et motive à y faire attention en prévision de l'avenir justement: elle nous incite à faire ce qu'il faut pour être du groupe des cheveux gris encore verts! Et cet avantage ne concerne pas que notre corps, mais aussi l'ensemble de la vie qui nous attend à l'âge de la retraite.
La maladie nous donne en effet beaucoup de temps libre tout en imposant des limites à notre fonctionnement. Que ferons-nous donc de nos loisirs lorsque nous serons un jour, si on le cancer est vaincu évidemment, dans une situation de ce genre? Du bénévolat choisi sur mesure? De l'écriture? De la cuisine? De la musique? La liste des possibilités est presque infinie.
Le fait de commencer à explorer un peu avant le temps ce que la vie peut nous offrir d'intéressant dans des circontances pareilles permet de mettre à l'agenda de nos préoccupations la préparation de notre retraite, laquelle est alors à voir comme une transformation, un ajustement de nos activités en fonction de notre résistance physique mais aussi de ces nombreux rêves pas encore satisfaits et de ces désirs jamais assouvis auxquels nous avons déjà, à cause de la maladie, le temps de porter attention. Poser des jalons sur cette route est un bon début pour un jour parcourir le chemin jusqu'au bout ou, tout au moins, avancer déjà pas mal vers la destination. Et, à cet effet, la maladie force à faire des choix, surtout si elle survient à un certain âge comme on dit.
JE VOUS SOUHAITE UN HEUREUX CANCER !
Il y a pourtant de quoi se sentir déboussolé! La perspective de ne plus, un jour, pouvoir profiter de la vie à cause de l'âge ou de la maladie, ou, pire, de ne plus vivre du tout, fait évidemment réfléchir! Réfléchir notamment à ce qu'on n'a pas fait et qu'on aimerait faire. Et, si on a le moindrement d'appétit et de rêves, et si on est le moindrement humain, c'est-à-dire bourré de désirs contradictoires ou difficilement compatibles, la situation oblige à choisir... On ne peut tout expérimenter en même temps et ménager à la fois la chèvre et le chou...
En cela, il y a un démon du midi caché dans le cancer ou, mieux, une adolescence, une jeunesse à revivre, où on se lance à la recherche de soi, de ce qu'on aime vraiment ou pas, une recherche éclairée tout de même (c'est un immense avantage) par quelques dizaines d'années de vie, de frustations et de satisfactions. On se trouve alors dans la position paradoxale du «jeune qui sait» (ne dit-on pas avec un défaitisme désolé et désolant: «Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait!»), car, aiguillonné par les circonstances, on bondit plein d'énergie vers ce qu'on souhaite tout en laissant guider son élan non par les vents capricieux du bouillonnement hormonal mais par une sorte de folle sagesse enfin acquise. Force d'admettre qu'il est difficile de trouver position plus harmonieuse dans ses oppositions complémentaires!
Tant qu'à se trouver sur un terrain fertile en contradictions utiles, pourrait-on les cultiver en osant aller jusqu'à souhaiter «Heureux cancer» à un patient nouvellement atteint? Ma réponse est «Pourquoi pas?».
Compte tenu du fait qu'il faudra bien passer au travers de ce tunnel plus ou moins long et plus ou moins éclairé à l'horizon qu'est la maladie et son traitement, aussi bien franchir la distance obligée le moins malheureusement possible! Ça tombe sous le sens, me semble-t-il. Mais, s'il n'y avait que des évidences en ce bas monde, on ne parlerait et on n'écrirait pas souvent sur ce qui s'y passe, parce qu'il n'y aurait rien à ajouter à l'évidence. Tout comme on aurait rien à dire si notre esprit était comblé, pleinement satisfait, de ce qui se produit dans la vie. Le cancer lance un défi à notre capacité de concilier des contraires: l'idéal et la réalité, la vie et la mort... Et le langage est un moyen (en fait le seul qu'on a) pour appréhender cet autre de lui qu'est notre corps en déroute, pour lui redonner sens... Et si une direction peut être donnée (et non imposée), ce sera ensuite par l'action.
ASSEZ DE REPÉRAGE SUR LA CARTE DU CIEL! EN ROUTE!
Agir... Pour faire quoi? Guérir? Comment? Mais surtout vivre! Le goût de la vie est sans doute le meilleur antidote à cette destruction de la vie par cette anarchie maudite de cellules anormales qu'est le cancer. Des dizaines de personnes à qui j'ai appris ma maladie ont spontanément répondu que d'après ce qu'elles en savaient, le cancer se combat en premier lieu dans la tête (personne n'a osé me dire cependant que, dans ce cas, il en est probablement venu aussi) et elles n'ont pas tort, je pense. Bien sûr, un bon moral, fait d'une bonne dose d'optimisme et d'une part équivalente de courage, ne peut remplacer ni les coktails chimiques ni les radiations, mais, la pharmacopée ou le bombardement de rayons x ne peuvent sans doute pas assurer la guérison à eux seuls, pas plus que n'y suffirait la chirurgie. Et pour faire jaillir ce goût de vivre, de foncer, d'agir, de dévorer.., un processus lent et long de guérison comme celui imposé par le cancer est paradoxalement très approprié.
Vivre si lentement et si peu que le permet la maladie est en effet plutôt frustrant et fait rêver à tout ce qu'il ne nous est pas permis de goûter autant qu'à ce qu'on ne peut pas faire par manque de force par exemple. L'appétit vient en mangeant, dit-on, mais n'oublions pas qu'il naît aussi de la privation! Il m'est interdit de même grignoter la moindre crudité... Attendez de voir la super salade que je me ferai un jour! J'en perçois déjà les couleurs, les textures, les odeurs, le goût! Et, le soir où le besoin de sommeil de mon organisme attendra au moins un peu après le coucher du soleil pour se manifester, je crois bien que je le verrai se lever après un party endiablé. Pour chacun de mes retours à la vie, ce sera la fête et tous sont virtuellement invités à partager ces moments de joie avec moi!
La digue érigée qui retient les réalisations du désir de vivre fait que le réservoir d'attentes, le bassin de rêves, se remplit et devient un lac foisonnant et grouillant. Comme si on ne pouvait marcher mais qu'on avait en même temps des fourmis dans les jambes. De quoi mettre la main à la rampe et se mettre à l'étude du ballet classique alors qu'on tient à peine debout et qu'on n'a toujours su que mettre un pied devant l'autre! Ou, plus fou, suivre des cours de danse orientale! Quel spectacle dans le miroir de notre anticipation! La frustration, longue et forte, fait éclore en nous des souhaits nouveaux, étonnants, inusités...
Forcé à l'immobilisme ou à la lenteur, le corps veut tout à coup s'éclater et s'impatiente. Cette énergie vaut d'être emmagasinée... Il est contre-productif de la dilapider en soupirs de déception parce qu'on ne peut pas tout de suite calmer la vigueur de son élan en satisfaisant ce qui la tire en avant. Attache ta charrue à une étoile, dit un proverbe. Pour ma part, je n'ai pas assez de liens pour ce faire, car c'est une pleine constellation qui m'attire. Attache-toi à ce qui brille, à tout ce qui scintille ou qui fait luire l'iris de ton oeil!
Pour joindre la lune qu'on rêve de s'offrir, il faut de la propulsion dans les jambes et le coeur, et ce n'est pas au dessus de nos forces, car la nature veille: n'importe quel astre a une force d'attraction. Pour en profiter, il suffit d'être dans son champ de gravitation et celui-ci se crée dès que ce coin de ciel apparaît dans note champ de vision, dans le miroir magique dont les espoirs fascinent et façonnent nos rêves.
VOYAGE AU BOUT DE SOI
Bien que le corps soit le premier visé, les changements apportés par le cancer sont surtout intérieurs. On en sort transformé (quoiqu'en fait, on n'en sort jamais, car la rédicive peut toujours frapper comme une épée de Damoclès). Personnellement, j'ai eu de la difficulté à saisir ce qui se passait en moi à la fin de ma première série de traitements possiblement complets et efficaces (dont on ne sait jamais si elle sera la seule). Étonnamment j'étais frustré! Ce n'est pas évident à expliquer.
J'avais vu les nombreuses semaines de radiothérapie accompagnée de chimiothérapie comme une sorte de tunnel dont je sortirais après bien des douleurs, des malaises, des abattements et une longue patience soumise par la nécessité de ce passage obligé. Or ce que j'ai vu en émergeant dans la forte lumière qui allait m'englober à l'issu du tube, ce fut un autre tunnel! «Lequel?», direz-vous. Celui de ma vie! De ma vie à finir sans la manquer! C'est comme si j'avais été le héros d'un conte comme Le Seigneur des anneaux, avec une quête, une mission à accomplir et que sur mon chemin, il s'était présenté un obstacle plus gros, plus monstrueux et bien plus difficile à vaincre ou à contourner que ce qui avait été prévu... et qu'au moment d'arriver enfin à contrer ce problème de manière satisfaisante, j'avais été tant absorbé par ce travail, par cette lutte, que j'en avais oublié que cette victoire n'était pas la mission, que celle-ci restait à achever et qu'il en restait beaucoup à accomplir pour que je sois heureux du résultat de ma quête. En somme, après avoir dû tant y investir de ressources, je découvrais, amer, que tous ces efforts, ces moments pénibles, ne m'avaient servi à rien, que la vie m'avait floué au jeu des serpents et échelles.
Mais étais-je vraiment revenu à la case départ, du moins à celle que je pouvais considérer comme une étape de ma vie avant le combat contre mon cancer? La réponse est non. Car le héros du conte, après avoir affronté bien plus de monstres qu'il ne l'avait prévu en sort transformé, ne serait-ce qu'à cause de la confiance acquise du fait de s'être rendu jusque là. On est plus fort qu'on ne le pensait et on en a eu la preuve. C'est déjà assez pour continuer à faire face à la vie, surtout en sachant qu'au pire il ne s'agira que d'affronter des difficultés bien moindres que celles qu'on vient de vaincre. Par rapport à elles, celles de tous les jours, de tous les gens, les difficultés ordinaires quoi, semblent bien petites...
Le héros n'est plus le même, il est devenu un héros justement, il a acquis un surcroît d'humanité, il a visité des contrées que personne n'a vues et appris des choses que personne ne sait (sauf les autres héros évidemment). À cause de cela, il est mieux équipé que la grande majorité pour faire face à ce qui lui reste à franchir et qui était sa mission d'avant le diagnostic. La comparaison que l'on peut faire pour comprendre cet état amélioré des capacités de la personne ayant une histoire de cancer est avec ce qu'on appelle les rites initiatiques qui, justement, préparent à aborder de nouvelles étapes de la vie comme l'âge adulte. Dans d'innombrables peuples et tribus, les jeunes garçons par exemple sont soumis à des souffrances afin de savoir s'ils vont maintenant pouvoir cesser d'être considérés comme des enfants dans leur communauté. Les douleurs peuvent être perçues comme ayant un pouvoir comparable à nos propres yeux mais aussi à ceux de notre entourage.
Et la légende se crée: Il a passé au travers de cela, dit-on, Il n'est plus le même, Il est revenu des ténèbres, Il a frôlé la mort et en est revenu plus fort, la preuve en étant qu'Il est toujours là!
Un psychanalyste m'a raconté un jour une histoire de cas assez rare mais qui ne serait pas unique. Un individu a un jour exécuté un saut en parachute lors duquel la toile ne s'est pas ouverte et où le pauvre parachutiste s'est vu tomber dans le vide pendant de longues minutes absolument convaincu que sa fin était imminente. Mais la mort ne fut pas au rendez-vous, l'individu étant finalement tombé dans un lac qui a correctement absorbé sa chute. Ce type de cas se solde habituellement par une remise en question totale de la vie de l'individu (plusieurs divorces auraient été noté à la suite d'expériences de ce genre ou comparables). J'ai demandé au psychanalyste qui m'en instruisait pourquoi il en était ainsi dans ce genre de cas. Il m'a dit: «Face à la mort, qu'importe le regard de l'autre!». Autrement dit, les personnes en question avaient vécu une sorte de libération à la suite de leur expérience traumatisante: elles ne se demandaient plus si ce qu'elles faisaient allait plaire aux autres, elles avaient vu de très près que leur vie ne tenait qu'à un fil (ou une toile!) et, face à cette perspective, le jugement d'autrui n'avait plus de poids en regard de ce qui leur convenait, à elles, de faire de leur vie.
Une telle libération est plus rare qu'on pense... On est tous plus ou moins soumis à la tyrannie du qu'en dira-t-on. Chez combien de gens le comportement est-il généralement le résultat d'une sorte de dressage éducatif qui les a fait entrer dans le moule de ce qui est attendu par leur entourage et leur société? Nous sommes presque tous ainsi et presque tout le temps. C'est pourquoi les créateurs, les originaux, les génies ne sont pas légion. Mais pas besoin de naître avec le cerveau d'Einstein ou le talent inné d'un Mozart pour être du lot de ceux et celles qui étonnent positivement en sortant du rang. La perspective de la mort, d'une mort imminente, incontournable... a cet effet magique. Une vive perception d'une vérité que tous et toutes auront à affronter un jour de toute façon fait qu'on qu'on a été initié à cette chose, pas les autres! Et le secret se voit!
LA BEAUTÉ AU RENDEZ-VOUS
Je n'ai jamais vu de gens plus beaux que certains que j'ai cotoyés dans la salle d'attente pour mes traitements. Une dame privée de ses deux seins et sans le moindre cheveu était si rayonnante avec son chapeau coloré et sa petite robe assortie à sa sortie de la salle d'habillage! Et que dire de son joli maquillage à la sortie de la salle de bain! Le courage donne de la détermination. Comme à cet homme dont le cancer envahissait tout le corps sans qu'on sache où se trouvait la tumeur principale pour la viser et la tuer. C'est donc tout son organisme qu'on atteignait à doses exponentielles chaque jour. Et il faisait face avec philosophie, avec une sensiblité exacerbée à ce qui comptait et ce qui ne comptait plus: il ne «s'enfargeait» pas dans les fleurs du tapis comme on dit! Il en faisait un bouquet et vivait enfin une vie sans compromis! Y a-t-il plus beau? Cherchez dans les astres et voyagez vers le nord: la constellation du cancer vous étonnera.