L'Encyclopédie sur la mort


Bruges-la-Morte

Georges Rodenbach

«Gaston Bachelard parlera d’une ophélisation d’une ville entière à propos du roman de Georges Rodenbach Bruges-la-Morte. L'auteur a choisi de projeter ses états d’âme sur Bruges car Bruges, selon lui, est le prototype même de la ville morte, jadis si brillante, mais qui connaît une fin de vie abandonnée. Elle est donc à l’image du héros : elle est demi-fantôme et survit par une illusion : seuls demeurent ses monuments pour attester de son antique richesse, comme demeure seule pour Hugues Viane les cheveux de la morte. Cette idée de la Ville-Narcisse va être soulignée par le jeu de reflets que Rodenbach met en place tout au long du récit. Il n’est pas non plus innocent d’avoir choisi une ville d’eau. L’auteur va jouer sur les valeurs métaphoriques de la noyade, du naufrage et du côté mortifère de ces eaux croupies. Thèmes mélancoliques propres au symbolisme. Gaston Bachelard analyse ce qu'il appelle le complexe d'Ophélie*, il constate que, même s'ils n'ont rien de réaliste, certains éléments sont indissociablement liés, dans l'imaginaire, au mythe d'Ophélie : elle est toujours représentée au clair de Lune, avec des fleurs, sa chevelure et sa robe étalées autour d'elle, flottant sur l'onde, paisible, semblant plus endormie que morte.»
fr.wikipedia.org/wiki/Ophélie

Ce que Gaston Bachelard a appelé l'«ophélisation de l'eau» dans Bruges-la Morte, recouvre en fait un processus beaucoup plus complexe qui relie non seulement l'eau à la mort, mais qui transforme aussi peu à peu l'épouse morte en mère terrible qui invite le fils perdu à partager sa tombe d'eau et de vase. Viane est possédé par la hantise de s'«enliser» ou de «s'ensabler» (ch.VI) ; il «marche» littéralement «dans la mort» (ch.XI). Par le biais du culte marial, la sacralisation progressive de l'épouse disparue mène à l'identification de celle-ci avec le corps interdit, le corps de pierre intangible de la Mère. Celui-ci est d'abord figuré par le gisant de Marie de Bourgogne, «tout rigide sur l'entablement du sarcophage» (ch.II) à côté duquel Hugues rêve de «s'allonger». Mais terreur et fascination augmentent lorsque le corps de pierre grandit au point de s'investir dans les murs d'une ville entière. C'est alors que la montée hypnagogique s'accélère, et que les efforts déployés par Viane afin de «masquer» la morte par la vivante s'avèrent vraiment dérisoires, même s'ils ont permis au veuf de retrouver un instant la joie de vivre, d'oublier son effroi, de conjurer sa peur, d'imposer silence à la voix de bronze qui continue pourtant à l'appeler.»
Christian Berg, «"Bruges-la-Morte" de G. Rodenbach. Lecture.»(1986).
http://ae-lib.org.ua/texts/berg__rodenbach__fr.htm
Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son coeur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue; retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.

La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froides de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer.

Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, l'émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d'agonie, des pignons calquant dans l'eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s'éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l'égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d'un goupillon pour quelque absoute.

Dans cette solitude du soir et de l'automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeât des tours sur son âme; qu'un conseil vînt des vieux murs jusqu'à lui; qu'une voix chuchotante montât de l'eau - l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d'Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare*.

[...]

Hugues garda de cette rencontre un grand trouble. Maintenant, quand il songeait à sa femme, c'était l'inconnue de l'autre soir qu'il revoyait; elle était son souvenir vivant, précisé. Elle lui apparaissait comme la morte plus ressemblante.

Lorsqu'il allait, en de muettes dévotions, baiser la relique de la chevelure conservée ou s'attendrir devant quelque portrait, ce n'est plus avec la morte qu'il confrontait l'image, mais avec la vivante qui lui ressemblait. Mystérieuse identification de deux visages. Ç'avait été comme une pitié du sort offrant des points de repère à sa mémoire, se mettant de connivence avec lui contre l'oubli, substituant une estampe fraîche à celle qui pâlissait, déjà jaunie et piquée par le temps.

[...]

Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme existait, absolument pareille à celle qu'il avait perdue. Pour l'avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que celle-ci allait revenir, était revenue et s'avançait vers lui, comme naguère. Les mêmes cheveux - toute semblable et adéquate. Caprice bizarre de la Nature et de la Destinée!

[...]

Hugues se trouva sans force, tout l'être attiré, entraîné dans le sillage de cette apparition. La morte était là devant lui; elle cheminait; elle s'en allait. Il fallait marcher derrière elle, s'approcher, la regarder, boire ses yeux retrouvés, rallumer sa vie à ses cheveux qui étaient de la lumière. Il fallait la suivre, sans discuter, simplement, jusqu'au bout de la ville et jusqu'au bout du monde.

Il n'avait pas raisonné; mais, machinalement, s'était remis à marcher derrière elle, tout près cette fois, avec la peur haletante de la perdre encore, à travers cette vieille ville aux rues en circuits et en méandres.

Certes, il n'avait pas songé une minute à cette action anormale de sa part: suivre une femme. Eh non! c'est sa femme qu'il suivait, qu'il accompagnait dans cette crépusculaire promenade et qu'il allait reconduire jusqu'à son tombeau.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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