L'Encyclopédie sur la mort


Anorexie mentale et jeûne mystique

Nathalie Fraise

Il y a tout lieu de s'interroger sur les similarités qui peuvent exister entre l'époque médiévale et le vingt-et-unième siècle «qui permettraient d'expliquer pourquoi, à des moments aussi différents qu'éloignés, ce sont surtout les femmes qui utilisent la privation alimentaire comme moyen pour prendre la parole» (op. cit., p. 18)
Quelle est la relation entre le jeûne mystique du Moyen Age et l'anorexie mentale? Les deux comportements sont-ils emblématiques d'un modèle du féminin? Telles sont les questions qui nous ont préoccupées tout au long de cette étude au cours de laquelle une certaine réalité s'est imposée à nous. Tout d'abord, qu'il existe des différences de fond trop importantes entre les deux types de privation alimentaire pour affirmer que l'on est en présence d'un même comportement. Effectivement, même si ce n'est que la raison superficielle de leur comportement, les mystiques ont un désir profond de se rapprocher de Dieu alors que les anorexiques désirent avant tout maigrir pour se rapprocher d'un idéal physique. De plus, l'adolescence comme concept n'existe pas au Moyen Age, alors qu'elle est un aspect important de l'analyse de l'anorexie, et ceci affecte immanquablement la manière dont les femmes vivent leur féminité non seulement à l'époque mais également aujourd'hui. Les possibilités d'expression des deux groupes de femmes sont également différentes, celles d'aujourd'hui ayant fait des progrès intenses ces dernières années, et ayant obtenu des droits légaux sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Enfin, il existe des différences dans la manière dont une époque apporte du sens au jeûne, le Moyen Age l'expliquant le plus souvent par des arguments religieux alors que l'analyse médicale et psychologique demeure particulièrement en vogue de nos jours.

Toutefois, même si des différences considérables existent. entre les deux comportements, leurs similarités n'en sont pas moins éclatantes, et pointent vers une étonnante affinité d'expérience chez des femmes de deux moments de l'histoire pourtant très éloignés. Effectivement, l'opposition entre le corps et l'esprit, maintes fois évoquée dans cette étude, existait déjà au Moyen Age et perdure aujourd'hui, même si sa forme en est un peu différente. De nombreux éléments de la définition du féminin se ressemblent également, que ce soit la croyance en l'infériorité des femmes, l'association de celles-ci à la nourriture et au corps, ou la répression de leurs besoins. Les modèles sociaux ont des effets similaires sur l'estime d'elles-mêmes des femmes, et on peut poser l'hypothèse qu'en réduisant à ce point la taille de leur corps, celles-ci démontrent symboliquement avoir peur d'occuper trop d'espace. Leurs appétits sexuels ou alimentaires sont aussi suspects aux deux époques, ce qui, en fin de compte, témoigne d'une ambivalence sociétale face à une sexualité féminine épanouie. En outre, manger est une question de droit, car autant les mystiques que les anorexiques estiment ne pas mériter la nourriture, ne pas avoir le droit de manger, ce qui atteste de leur position dans la société d'une façon plus éclatante, peut-être, que bien d'autres arguments.

Mais les similarités entre les deux périodes ne s'arrêtent pas là. Les doubles contraintes jouent également un rôle important dans la vie des femmes des deux époques, chaque groupe étant inséré dans divers systèmes contradictoires. Ceci semble créer une «ambivalence de genre» (Perlick et Silverstein in Fallon, Katzman et Wooley, 1994: 89) importante chez des femmes qui ressentent fortement les limites imposées à leur sexe*. La privation alimentaire peut alors être interprétée comme une manière de répondre aux conflits générés par les contradictions du genre*.

Autre similarité: les femmes des deux époques ont été, de manières différentes, dépossédées de leur corps par la société dans laquelle elles vivent. A l'époque médiévale, le corps des femmes appartenait d'abord à leur famille, puis à leur mari, ou, le cas échéant, à l'Église. Aujourd'hui, la violence sexuelle semble extrêmement fréquente dans la vie des femmes (même si le lien avec l'anorexie n'a pas encore été irréfutablement démontré), les idéaux de minceur et de «beauté» de nos sociétés leur ôtent considérablement le contrôle de leur corps et leur délimitent les paramètres acceptables quant à sa taille et à son poids. La privation alimentaire devient alors une manière de protester contre cette perte de contrôle.

Par ailleurs, la privation alimentaire est aussi, et entre autres, un refus des rôles traditionnels de genre couplé, paradoxalement, d'une forte ambivalence quant à l'expression ouverte d'une rébellion. D'autre part, le contrôle du corps procure un sentiment de réussite énorme aux femmes qui ont été réduites à celui-ci au cours des siècles, et qui ont l'impression que le dominer leur procure crédibilité et respect. En effet, ce n'est sans doute pas un hasard si l'on canonise des femmes comme Catherine de Sienne au Moyen Age et si, aujourd'hui, on déifie des top-modèles squelettiques et à l'apparence fragile comme Kate Moss. Autre exemple intéressant, la défunte princesse de Galles, Diana, qui a vu sa côte de popularité exploser suite à sa confession de boulimie* à la télévision. Femme bafouée et figure de victime*, son cas montre des similarités troublantes avec les femmes mystiques: à l'écoute du peuple, dévouée aux pauvres et aux opprimées, souffrant à l'extrême, Diana reste jusqu'à sa mort, et même au-delà, un personnage public et puissant malgré sa relative obéissance. Car si nos sociétés se sentent menacées par les femmes fortes, par contre elles déifient celles qui souffrent. Diana n'a donc rien à envier à des saintes comme Catherine de Sienne. Certains, même, lui trouvent une ressemblance frappante avec la Vierge Marie, comme le montre une statue américaine récente et controversée, composée du corps de la Vierge surmonté de la tête de Diana.

Les similitudes entre les deux contextes sociaux sont donc importantes et révélatrices. Mais en dehors de celles-ci, la privation alimentaire nous semble clairement une manière d'exprimer par le corps ce que les femmes ne se sentent pas le droit d'exprimer par des mots, soit leur désir d'indépendance, de contrôle et d'expression de soi. Il est donc terriblement inquiétant de penser qu'une des méthodes de choix pour le traitement des anorexiques est celle de l'isolement, soit une privation de liberté* qui lui arrache les derniers vestiges de contrôle qu'elle a sur elle-même. Il est évident que devant le spectacle violent d'un corps anorexique, et face à la demande de familles souvent affolées, la décision d'enfermer une anorexique et de la forcer à s'alimenter peut parfois paraître comme la seule solution à une situation extrêmement précaire. Mais on peut aussi penser qu'elle représente la capitulation de tout un système, impuissant devant ce comportement énigmatique que l'on comprend encore mal, ou bien encore le désir de réprimer la symbolique intense d'une femme qui refuse de «se laisser faire». Comme nous l'avons déjà évoqué dans ce texte, la prise de poids qui a été obtenue de manière coercitive n'est pas la victoire que l'on croit. Trop souvent, l'anorexique recommence à maigrir dès sa sortie de l'hôpital. Car le poids n'est évidemment pas le problème de base, mais bien le symptôme d'un mal de vivre profond et persistant lié aux représentations de la féminité de nos sociétés. Or, avec chaque «rechute», les difficultés dans la sphère du corps et de la nourriture de l'anorexique deviennent plus prégnantes, et l'espoir de parvenir à l'aider à vivre mieux plus illusoire. La question est certes complexe, mais il semble aujourd'hui important de réfléchir à de nouveaux moyens (déjà mis en place par certaines cliniques) et d'explorer plus systématiquement d'autres voies que l'isolement pour la thérapie des anorexiques comme, par exemple, de se centrer sur l'affirmation de soi, le travail sur le corps et les émotions, de les impliquer dans leur traitement, de négocier des «contrats» thérapeutiques avec elles, bref, de leur redonner le contrôle de leur corps au lieu de le leur arracher.

Ces similitudes troublantes dans la manière de vivre leur féminité des femmes des deux époques nous montrent que même si leur situation objective a tout de même énormément changé aujourd'hui, leurs difficultés dans la sphère du corps, de la nourriture et de l'expression de soi persistent. C'est pour cela que la réelle problématique de notre sujet ne se situe pas dans une comparaison entre le jeûne mystique et l'anorexie mentale dans le but de déterminer si les deux comportements sont un seul et même phénomène. Peu importe, finalement. La vraie question se situe plutôt dans la construction de la nourriture comme étant un domaine réservé aux femmes, et dans l'édification sociale du corps, et au cours des siècles, comme un objet essentiellement féminin qui pousse celles-ci à s'exprimer à travers lui à défaut de parvenir à s'exprimer autrement. (op. cit., p. 231-234)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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