L'Encyclopédie sur la mort


Adolphe ou l'ambiguïté des sentiments

Benjamin Constant

Adolphe* quittait Ellénore mourante et ne rentrait dans la chambre que pour assister aux dernières prières et à la mort de celle dont l'amour pour lui fut grand, amour auquel il n'avait pas su répondre pleinement. L'ambiguïté des sentiments d'Adolphe est à son comble lors des premiers moments du deuil*: regret d'une liberté* reconquise, rupture, solitude.
À genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m'abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet singulier de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme; j'entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n'eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n'eussent pas dû mourir un jour. J'étais loin cependant de dédaigner ces pratiques; en est-il une seule dont l'homme, dans son ignorance, ose prononcer l'inutilité? Elles rendaient du calme à Ellénore; elles l'aidaient à franchir ce pas terrible vers lequel nous avançons tous, sans qu'aucun de nous puisse prévoir ce qu'il doit éprouver alors. Ma surprise n'est pas que l'homme ait besoin d'une religion; ce qui m'étonne, c'est qu'il se croie jamais assez fort, assez à l'abri du malheur pour oser en rejeter une; il devrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer toutes; dans la nuit épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que nous puissions repousser? Au milieu du torrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nous osions refuser de nous retenir?

L'impression produite sur Ellénore par une solennité si lugubre parut l'avoir fatiguée. Elle s'assoupit d'un sommeil assez paisible; elle se réveilla moins souffrante; j'étais seul dans sa chambre; nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. [...] Tout à coup Ellénore s'élança par un mouvement subit; je la retins dans mes bras: un tremblement convulsif agitait tout son corps; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eut demandé grâce à quelque objet menaçant qui se dérobait à mes regards: elle se relevait, elle retombait, on voyait qu'elle s'efforçait de fuir; on eut dit qu'elle luttait contre une puissance physique invisible qui, lassée d'attendre le moment funeste, l'avait saisie et la retenait pour l'achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l'acharnement de la nature ennemie; ses membres s'affaissèrent. Elle sembla reprendre quelque connaissance: elle me serra la main. Elle voulut pleurer, il n'y avait plus de larmes; elle voulut parler, il n'y avait plus de voix. Elle laissa tomber, comme résignée, sa tête sur le bras qui l'appuyait; sa respiration devint plus lente. Quelques instants après, elle n'était plus.

Je demeurai longtemps immobile, près d'Ellénore sans vie. La conviction de sa mort n'avait pas encore pénétré dans mon âme; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. [...] Je sentis le dernier lien se rompre, et l'affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j'avais tant regrettée! Combien elle manquait à mon coeur, cette dépendance qui m'avait révolté souvent ! [...] Aucune voix me rappelait quand je sortais. J'étais libre, en effet, je n'étais plus aimé: j'étais étranger pour tout le monde.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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