La désignation de ce phénomène est multiple et diverse. On dit «attaque suicide», «attentat kamikaze», « attentat martyr», «suicide à la bombe», «bombe humaine», «bombe intelligente», «attentat suicide homicide». «Opération suicide» est peut-être l'expression qui convient le mieux pour désigner toute action destructrice et déstabilisante à double effet, entraînant la mort de leurs auteurs aussi bien que celle de la population militaire, policière et civile de l’ennemi. On appelle «guerre asymétrique» celle que se livrent les terroristes et les forces armées traditionnelles.
Origine. Conçus originellement par le Hezbollah chiite, comme technique clandestine d’attaque spectaculaire contre l’ennemi militaire, les attentats suicide ont fait leur apparition au Liban au début des années 1980. Le Liban a été le théâtre de quarante et un attentats suicide entre 1982 à 1986. En 1987, des Tigres tamouls s’inspirent de la même manœuvre contre l’armée du Sri Lanka en formant des unités spéciales de commando suicide et perpétrant en tout près de deux cents attentats. Dès 1994, cette stratégie meurtrière a été utilisée en Israël et le premier attentat fut le fruit de la vindicte des Palestiniens contre le massacre la même année d’une trentaine de fidèles dans la mosquée d’Hébron par le colon Baruch Goldstein. Dans la seule année 2002, cinquante-neuf Israéliens sont morts lors d’attentats suicide, presque autant qu’au cours des huit années précédentes. Depuis l’entrée en vigueur d’une trêve avec l’État hébreu en 2005, le jihad islamique a commis déjà quelques attentats suicide contre des Israéliens. Cette trêve est pourtant largement respectée par le Hamas, vainqueur des élections législatives palestiniennes, mais le jihad islamique a annoncé qu’il ne rejoindrait pas un gouvernement conduit par le Hamas. Du même coup, il a rejeté l’idée d’une longue trêve avec Israël.
Expansion et mondialisation. Les opérations suicide se répandent au Cachemire, en Turquie, en Tchétchénie, au Kenya, en Tanzanie, en Tunisie et ailleurs dans le monde, soit pour tenter de résoudre une crise interne de longue durée, soit pour attaquer l’ennemi aux visées globalisantes: l’Occidental, le Juif ou l’Américain (P. Conesa, Le monde diplomatique, juin 2004, p. 14-15). Ces attentats ont lieu sur le territoire même des attaquants, occupé par l’ennemi, ou dans les endroits les plus sensibles du territoire ennemi. L’assaut d’un commando de rebelles tchétchènes contre un théâtre à Moscou le 23 octobre 2002 en est l’exemple. Des sept cents otages qui y étaient retenus, cent dix-neuf périront lors de l’intervention des forces spéciales russes qui abattent tous les membres du commando.
Al-Qaïda. Les attentats suicide attribués à Al-Qaïda ou revendiqués par la même nébuleuse ont été généralement de grande envergure. Du nombre, l’événement le plus célèbre est sans aucun doute celui des attentats du 11 septembre 2001, lorsque quatre avions de ligne sont détournés aux États-Unis: deux sont lancés sur les tours jumelles du World Trade Center de New York, un autre sur le Pentagone à Washington et le quatrième avion s’écrase en Pennsylvanie sans atteindre sa cible. Ces attaques suicidaires, revendiquées par Oussama ben Laden, entraînent la mort de plus de trois mille personnes et auront pour riposte américaine les guerres en Afghanistan et en Irak. L’après-guerre dans ces pays, l’installation d’un nouveau régime politique, est une période très fertile pour des attentats suicide. Ces attaques se situent dans un contexte de résistance à l’occupation d’un envahisseur jugé illégitime et de guerre civile qui oppose, à l’intérieur d’une même société islamique, des factions religieuses et ethniques. Ailleurs dans le monde, ceux qui appuient l’intervention américaine et la lutte internationale contre le terrorisme deviennent des cibles d’Al-Qaïda, comme en témoignent les attentats de Madrid en mars 2004 ou ceux de Londres en juillet 2005.
Profil des auteurs d’attentats suicide. L’attentat suicide exécuté dans le cadre du jihad, qu'on ne confondra pas avec une opération militaire kamikaze*, est une lutte armée transnationale de militants islamistes accomplissant la vindicte divine en ciblant, avec précision, des symboles de l’hégémonie américaine ou de tout autre ennemi. Il entraîne dans la mort une «imprécise» population civile nombreuse jugée complice d’un système injuste. Son but avoué est la restauration de la foi en Dieu dans sa pureté intégrale et la mondialisation de l’islam. La destinée ultime du croyant combattant est la récompense de Dieu à qui il a voulu plaire par son action mortifère: le passage au paradis et la jouissance de la vie éternelle (E. Volant, «Journée dans la vie d’un kamikaze», Nouveau Dialogue, no 140, 2002, et «Hagakuré et Jihad. Double sens d’une mort volontaire obligatoire», Frontières, vol. 15, no 2, 2003, p. 17-20). Cependant, les motivations des auteurs des attentats suicide sont plus politiques que religieuses, car ils cherchent à déstabiliser l’ennemi à l’intérieur de ses cités et parmi ses populations. Leur stratégie se fonde sur la ferme conviction que le moyen le plus efficace de chasser ces forces étrangères, c’est de tuer le plus grand nombre possible de personnes et de semer la terreur par la destruction ici ou ailleurs (R. Pape, Dying to Win: The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York, Random House, 2005).
Les auteurs des attentats suicide de New York et Washington sont des jeunes musulmans provenant pour la plupart de l’Arabie Saoudite et recrutés dans les mosquées européennes. Sans passé religieux ni politique, ils s’étaient reconvertis à l’islam, s’étaient engagés dans le radicalisme politique et avaient été entraînés dans les camps établis en Afghanistan par le jihad afghan dont la mission de lutte armée est associée à un rigorisme religieux extrême. L’opération suicide à New York et à Washington fut décidée durant une période d’entraînement du réseau d’Al-Qaïda. Ben Laden avait commencé, dès la fin des années 1980, à constituer un fichier informatique, appelé en arabe al Qa’ida ou «base de données». Il y répertoriait tous les volontaires qui transitaient par les camps de formation du jihad. Cette liste a été le point de départ d’un réseau clandestin et réparti en cellules opérant de façon indépendante sous le nom d’Al-Qaïda, dont Oussama ben Laden est le chef présumé.
La déclaration de jihad que Ben Laden diffusa le 23 août 1996 contre les Américains occupant la terre des deux lieux saints, porta comme sous-titre: «Expulsez les polythéistes de la péninsule d’Arabie.» On y lit: «Il n’y a pas de devoir plus important que de repousser les Américains hors de la Terre sainte.» Le 22 février 1998, Ben Laden annonçait la création du Front islamique international contre les Juifs et les croisés. Dans la charte fondatrice, on peut lire: «Nous appelons chaque musulman qui croit en Dieu à tuer les Américains et à piller leurs richesses, où que ce soit et dès que ce sera possible. Nous appelons également chaque musulman à attaquer les troupes sataniques américaines et ses démons alliés. L’ordre de tuer est un devoir sacré dans le but de libérer la mosquée d’Al Aqsa et de la Mecque.» L’appel à la violence mortifère, qui parcourt ce manifeste, est présenté comme une injonction d’origine divine. À l’instar des croisés, les militants internationalistes demandent une fatwa, un édit, qui les assure que leur action s’accompagnera de la bénédiction d’Allah.
Les auteurs des attentats suicide de New York et Washington ont sans doute lu, la veille de leur exploit, un vade-mecum, qu’on aurait trouvé après les événements dans leurs bagages laissés à l’aéroport de Washington. Ce guide, qui a pour fonction de conjurer la peur et de leur donner espoir, présente leur course meurtrière vers l’abîme comme un passage obligé vers le ciel: «Voici le moment du Jugement. Tu vas ressentir un calme total. Car le temps qui te sépare de ton mariage au ciel est très court. Aiguise ton couteau pour ne pas faire souffrir l’animal que tu abats. La peur est une immense adoration. Sois heureux, optimiste et calme, car tu t’apprêtes à effectuer un acte qui plaît à Dieu» (D. Venner, Histoire du terrorisme, Paris, Pygmalion et Gérard Watelet, 2002). L’engagement dans cette forme de militance implique une rupture biographique qui passe par une renonciation à une identité antérieure, l’intériorisation d’une discipline rigoureuse, l’entrée dans la clandestinité, la familiarité avec la mort et la logique de l’accès à la vraie vie. Olivier Roy (Islam mondialisé, Paris, Seuil, «La couleur des idées», 2002) trace le profil des militants islamistes internationalistes. Ce sont des musulmans transnationaux qui ont quitté leur pays d’origine et ont vécu dans plusieurs pays ayant parfois acquis la nationalité française, britannique, canadienne ou américaine. Issus des classes moyennes ou des quartiers populaires sensibles, ils ont fait des études de qualité dans le domaine des technologies modernes et ont vécu une jeunesse à l’occidentale. Leur conversion à l’islam s’est effectuée en Occident à la suite de rencontres dans une mosquée radicale et coïncide avec leur passage au militantisme politique. Ils ont rompu avec leur famille, leur pays d’origine ou leur pays d’accueil et ont rejoint une fraternité internationale.
Les auteurs de l’attentat suicide des stations de métro à Londres en 2005 sont, outre un jeune Jamaïcain de dix-neuf ans converti à l’islam, trois jeunes islamiques de nationalité britannique et d’origine pakistanaise résidant à Leeds dans le Yorkshire et ayant visité le Pakistan quelques mois avant leur action mortifère. Ils ont mené une double vie, une vie civile exemplaire et une vie militante, inconnue par leur entourage immédiat. Ainsi, le chef de l’opération était un enseignant dans une école primaire, reconnu par ses collègues et les parents des élèves comme un homme dévoué et sensé. Le jeune Jamaïcain fréquenta un cercle sportif où son ouverture sociale fut fort appréciée. Au Sri Lanka*, les Tigres tamouls du Front de libération, guérilla séparatiste et terroriste, sont des descendants de personnes déportées par les Britanniques sur les plantations, apatrides et naturalisés cinghalais et de nouveau nationalisés indiens. Le grand vecteur du militantisme palestinien est la vindicte comme l’explique Mahmoud Ahmed, l’auteur de l’attentat suicide de Netanya en mai 2001: «Je veux venger le sang des Palestiniens, particulièrement le sang des femmes, des vieux et des enfants. Et plus particulièrement celui du bébé Himam Hejjo dont la mort m’a choqué jusqu’au fond du cœur. Je dédie mon acte d’humilité aux fidèles de l’islam qui admirent les martyrs et œuvrent pour leur cause.» (Pierre Conesa, «Aux origines des attentats-suicides», Le monde diplomatique, juin 2004, p. 14-15)
Profil des femmes. Parmi les Tamouls, les Tchétchènes et les Palestiniens, les femmes* jouent un rôle important dans les attentats suicide. (G. Taillefer, Le Devoir, 25 novembre 2005). À Moscou, parmi le commando de la prise d’otages, se trouvaient plusieurs femmes tchétchènes. Mais c’est au Liban que la première femme fait exploser sa voiture piégée le 9 avril 1985 près d’un convoi militaire israélien. Les femmes* palestiniennes, elles, se font «mourir en Shahida» pour leur peuple. Permettre à une femme d’accéder au martyre* constitue une étape décisive vers l’égalité des sexes* dans le monde arabe. Le phénomène de l’attentat suicide au féminin est à l’origine d’une fatwa de février 2002 de Ahmed Yassine, guide spirituel du Hamas: «Les femmes, en commettant un attentat suicide et en tuant des Juifs, sont récompensées au paradis et deviennent encore plus belles que les soixante-douze vierges promises aux hommes martyrs.» On note que ces femmes ont généralement traversé des tragédies personnelles comme la stérilité, la perte d’un bébé ayant pour effet la répudiation par le mari, grossesse hors mariage entraînant infamie et châtiment, viol ou violence familiale. Leur situation et leur style de vie étaient devenus intenables au sein de leur propre culture (B. Victor, Shahidas. Les femmes kamikazes de Palestine, Paris, Flammarion, 2002). Le sacrifice volontaire d’une femme est exhibé, comme une forme de propagande pour susciter dans la société palestinienne la conviction de la respectabilité et de l’efficacité de l’attentat suicide. Mais ces interprétations suscitent la controverse parmi des militantes féministes, qui estiment que les femmes, sacrifiant leur vie pour la cause palestinienne, donnent une portée symbolique au désespoir vécu par une collectivité, confinée sur un mince territoire et écrasée par une répression injuste.
Considération éthique. L'acte terroriste est l'explosion de vengeance: «Nietzsche précise: si l'accumulation de ressentiment n'arrive pas à s'extérioriser, elle se retourne contre son possesseur même dans un geste d'autodestruction*Le terrorisme kamikaze* combine les deux, la vengeance et l'autodestruction, dans un geste qui s'avère ainsi le plus haineux , le plus destructeur possible. Par conséquent, il est dangereux de croire que la répression pure et simple du terrorisme peut en venir à bout.» (Pierre Bertrand, Exercices de perception, Montréal, Liber, 206, p.90)
«Les attentats-suicides sont des attentats avant d'être des suicides sur le plan individuel, sauf probablement chez les femmes. Le suicide est pathétique en ce qu'il est souvent l'ultime signature d'un être humain qui se croit seul au monde. L'attentat-suicide est tragique en ce qu'il s'inscrit comme le maillon d'une chaîne humaine prête à se relayer sans discontinuer dans un relais mortel et mortifère pour libérer une terre et accéder à l'immortalité*. De fait, indépendamment de toute croyance en au-delà, ils survivront généralement dans la mémoire des leurs comme de celle de leurs victimes*. Mais auront-ils changé ce monde qu'ils acceptent, parfois avec joie, mais souvent avec détermination, de quitter? Certainement pas autant que ceux qui choisissent de ne sacrifier* que leur seule existence. Est-il nécessaire de rappeler que els kamikazes ont précipité in fine la défaite et la destruction de leur pays en ouvrant la voie à la première utilisation de l'arme atomique.» (S. Douki et F. Nacef, «Les attentats-suicides sont-ils des suicides» dans P. Courtet, Suicides et tentatives du suicide, Flammarion, 2010, p. 210-218)