Hector Bianciotti observe ironiquement que peu de gens sont éveillés à la sensualité. Il y en a, dit-il, qui n’habitent pas leur corps, et il s’étonne que certains fassent des enfants. Notre corps est habité par Éros, instinct de vie qui cherche à s’affirmer et à se déployer librement dans toutes les sphères de l’existence, dans le travail comme dans le jeu, afin d’y trouver plaisir en abondance. Notre corps est l’habitacle du désir qui veut l’éternité et la plénitude de la satisfaction. Toutefois, malgré sa proposition d’une morale libidineuse, bâtie sur le principe de plaisir, par opposition à une morale répressive, bâtie sur le principe de réalité, Marcuse ne recommande pas la satisfaction aveugle des besoins. D’ailleurs, l’instinct refuse de s’épuiser dans la satisfaction immédiate. Il se construit des barrières intérieures pour contenir sa puissance impétueuse. Cette forme d’auto-contrainte est naturelle et ne fait qu’intensifier le libre accomplissement du désir.
Dès lors, il n’est pas étonnant que Lacan * propose comme impératif catégorique de son éthique du sujet la maxime suivante: «Agis conformément au désir qui t’habite.» Autrement dit: agis selon la dynamique fondamentale de ton être qui, dans sa tension vers une satisfaction durable, se protège contre sa propre destruction ou son effacement par l’érection de clôtures. La jouissance trouve sa source dans la distanciation. Les humains, sujets de désir, ne sont pas subjectivité pure, toute donnée d’avance. Ils ne jouissent pas d’une plénitude si ample qu’ils puissent se situer au-delà de la raison et des médiations sociales de la loi et des interdits, sans souci du bien d’autrui. Le sujet humain est un projet à accomplir à travers un lent processus de maturation. La souffrance et la frustration, les tâtonnements et les erreurs font partie du parcours constructif de l’être. Par contre, un Éros libéré de toute sur-répression pourra redéfinir le sens des interdictions, de sorte qu’elles deviennent un tremplin vers un ordre croissant de relations harmonieuses avec les êtres et les choses à la maison, au travail et dans la communauté. Raison et plaisir, liberté et joie sont indissociables et constituent des éléments explosifs qui secouent la banalité concrète de l’existence quotidienne.
La vie est un contrat de cohabitation à long terme avec des sensations de douleur, préalables à toute interprétation rationnelle ou religieuse. La souffrance physique renvoie à la condition mortelle qui frappe tout corps vivant. Le «oui», que Nietzsche* adresse à la joie et à la peine, est à la fois émouvant et tragique. Cette éthique de l’affirmation devant la vie dans sa totalité nous rappelle les lettres du vieux Sénèque* à son jeune ami Lucilius. Philippe Sollers, notre sage postmoderne, prétend que Sénèque, le sage de l’Antiquité romaine, souffre de ce qu’il appelle un «masochisme du grandiose». Il lui préfère l’épicurien Pétrone, auteur du Satiricon et «expert en voluptés», parce qu’il lui semble plus utile en nos temps troublés, pour la bonne raison que celui-ci dévalorise la mort que le tyran lui imposait, en la refusant comme martyre et en la faisant passer pour naturelle. Quoi qu’il en soit, Sénèque propose, avec un rare bonheur, toute une sagesse face à la mort.
En allant à sa maison de campagne des environs de Rome, Sénèque saisit soudain le lien étroit qui existe entre la maison et la mort. Se plaignant du bâtiment qui menaça de s’effondrer, il se dit: «Qu’adviendra-t-il de moi si les pierres qui ont mon âge sont à ce point effritées?» Non seulement les humains sont-ils destinés à vieillir et à mourir, mais ils sont aussi enveloppés de la mort de toute part. La vie passe comme si elle n’était pas à nous et, si le tout dernier jour l’achèvera pour de bon, elle meurt un peu chaque jour. Le maître conseille donc à son jeune disciple de considérer chaque jour comme s’il était une vie entière. Ce n’est donc pas la durée d’une vie qui compte, mais l’intensité des instants vécus. Un livre de quelques lignes peut être utile et digne d’éloge. Pensez-vous que le gladiateur tué à la fin du spectacle est plus heureux que celui qui est tué au milieu? De même qu’avec une petite taille on peut être un homme accompli, une vie brève dont chaque jour a été complet est une vie accomplie. «Avant d’être vieux, j’ai pris soin de bien vivre. Devenu vieux, je tâche de bien mourir. Et bien mourir, c’est mourir de bon cœur.» Sénèque fait un rapprochement entre la maison et le corps qui passe à travers les diverses saisons de l’âge, mais qui est aussi l’habitacle de l’âme, étincelle divine: «L’âme, comment la nommer sinon comme un dieu qui loge dans un corps d’homme?» La personne humaine est une structure que l’on doit soumettre à un plan bien conçu. Sénèque désire que la maison de son être ne soit ni plus grande ni meilleure que ne le prévoyaient ses devis: «Tes fondations étaient profondes. Contente-toi d’accomplir ce que tu t’es fixé.»
L’imaginaire architectural a servi abondamment dans les présentations du modèle anthropologique. Ainsi, dans son Éthique de Nicomaque, Aristote * considère la prudence comme une science «au plus haut point architectonique», car elle intègre dans un ensemble unifié tous les éléments qui doivent servir à une bonne délibération pour déterminer ce qu’on doit faire ou ne pas faire: la fin, les moyens, les intérêts et les circonstances. Frère Jean de Jésus Marie, supérieur des carmes dans l’Espagne du seizième siècle, compare la façon dont l’intelligence régit les actes moraux à celle dont l’architecte bâtit une maison selon les règles de sa profession. Un édifice ne peut être construit sans un plan détaillé s’il veut présenter un tout unifié. De même, la structure morale d’une personne ne peut se passer des conseils de la prudence afin de former un ensemble harmonieusement intégré. Le génie de l’architecte fait en sorte que les murs, les colonnes, les arcs et toutes les autres parties de l’édifice s’assembleront pour prendre la figure d’un palais. Ainsi, l’intelligence humaine, grâce à la prudence, réunit les actes distincts des vertus en une personnalité unifiée. Il en résulte que, de même qu’un édifice ne peut être construit sans les règles de l’art, les vertus morales ne peuvent subsister sans les règles de la prudence.
Aux yeux de Carl Gustav Jung, les diverses couches de la structure de l’âme, déposées par les générations antérieures, ont des rapports de similitude avec les diverses parties architecturales, superposées ou ajoutées, d’une habitation dont les fondations remontent à l’aube des temps et que chaque époque a marqué de son empreinte. L’étage supérieur d’un bâtiment peut avoir été construit au dix-neuvième siècle, le rez-de-chaussée au seizième siècle, et un examen plus minutieux de la construction montre qu’elle a été faite au-dessus de vestiges du deuxième siècle. Dans la cave, nous découvrons des fondations romaines, et sous la cave se trouve une grotte où l’on découvre dans la couche supérieure des outils de silex et, dans les couches plus profondes, des restes de la faune de l’époque glaciaire! Telle serait à peu près, d’après Jung, la structure de l’âme, bâtie par les générations successives et livrée à l’individu naissant comme un patrimoine à faire fructifier.
L’imaginaire architectural de la personne humaine, nous le retrouvons également dans des romans, par exemple, chez Gustave Flaubert *dans L’éducation sentimentale, lorsqu’il compare Frédéric, qui arrange d’avance sa vie, à un architecte qui fait le plan de son palais avant de le construire. Ou encore chez Vassili Grossman dans la figure de Novikov, mentalement détruit à la réception de la lettre de Genia, qui lui apprend qu’elle ne viendra pas le rejoindre. «Il brûlait comme une maison: les poutres tombaient, les plafonds s’effondraient, la vaisselle se fracassait, les armoires se renversaient, les livres, les oreillers voltigeaient dans les étincelles et la fumée.» Dans Sonietchka de Ludmila Oulitskaïa, l’héroïne percevait les soupirs et les craquements de sa maison comme les vieillards sentent leur corps qui leur devient étranger avec les années.
La maison est comparable à un corps, avec son avant, son arrière et ses côtés. Il faut savoir où placer au juste l’entrée, les portes, les fenêtres, le balcon ou la cuisine, par rapport au soleil et au vent. Ringuet, alias Philippe Panneton, dans Trente arpents, décrit la vieille demeure des Moisan comme un corps inanimé, la cheminée bayant comme une bouche sans vie, les carreaux ternis comme des yeux éteints. «J’habite ma maison comme j’habite ma peau», écrit Primo Levi*, qui, après son enfermement dans les camps de la mort, retourne dans la maison paternelle pour ne plus jamais la quitter. Inversement, le corps ressemble à une maison. Jean-Jacques Rousseau * met sous la plume de Milord Édouard un message à son jeune ami Saint-Preux hanté par des pensées suicidaires: «Puisque c’est dans la mauvaise disposition de ton âme qu’est tout le mal, corrige tes affections déréglées et ne brûle pas ta maison pour n’avoir pas la peine de la ranger.» Qui a déjà désigné le corps humain comme «cette argile à briques»? Les humains habitent leur corps et celui-ci est coextensif à leur être. En tant que demeure corporelle, ils sont toujours localisés quelque part. S’ils craignent tant la mort, pense Jean Onimus, c’est parce qu’elle signifie la perte de lieu ou le retour à la poussière cosmique. En effet, la personne qui meurt n’a plus d’endroit où se réfugier et couvrir sa nudité. Les morts dorment au pays de la poussière et habitent le silence, métaphores choisies par Isaïe, Daniel et le psalmiste pour désigner le néant, qui est absence de lieu et rend impossible la communication. Ils n’ont plus de lieu d’où ils peuvent parler et d’où se faire entendre. La mort signifie donc séparation ou rupture de lien qui ne peut être vaincue que par le rêve de l’immortalité, de partager avec Dieu une demeure éternelle.
Dieu pourtant se distingue des humains parce qu’il est, par nature, un être immortel sans limites de temps et d’espace. Dans son Mysterium Magnum, Jacob Boehme imagine Dieu comme un être qui n’a pas besoin d’endroit propre où résider. Il s’engendre en lui-même d’éternité en éternité. L’éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure. Dieu est partout ou nulle part, ce qui revient au même car il est un être abyssal. Son lieu propre est l’Ungrund, l’absence de sol sur lequel poser ses pieds, un abîme sans fond et sans fondement, inaccessible à la raison rationnelle et aux dogmes dans lesquels on a voulu le mettre en captivité et le réduire à la finitude. La mesure du divin, c’est d’être sans mesure et de faire éclater les frontières et les clôtures. Il n’est ni quantifiable ni qualifiable. Il est universel, tandis que l’être humain est cantonné dans un monde particulier. Il peut fort bien rêver et voyager en esprit ou en réalité, sortir de son monde familier, rencontrer d’autres mondes ou construire des mondes fantastiques. Cependant, par son corps, il habite une terre pour un temps. Il séjourne dans un lieu hic et nunc, ici et maintenant. C’est sa force et sa faiblesse.
Mircea Eliade observe que l’identification du corps humain à une demeure est assez fréquente dans les littératures indiennes. Par exemple, Manu compare les os de l’habitation corporelle à des poutres. La chair et le sang en sont le mortier. Les tendons maintiennent le tout qui est recouvert de peau. L’auteur emprunte à la destruction de la maison l’image de la délivrance finale dans le Nirvâna. Les solives cassent comme des vertèbres et la charpente se brise comme une colonne vertébrale. Le trou effectué dans le toit signifie l’endroit par où les humains quittent la terre et accèdent au salut. Le toit de la maison est la métaphore de la tête du corps, lieu de l’esprit et de l’imagination qui permet aux humains de séjourner au-dehors et de s’y manifester. C’est par le toit, la tête en l’occurrence, que le bien ou le mal peuvent entrer à l’intérieur des humains. Par une petite ouverture dans la tête, l’âme entre dans le corps du nouveau-né et quitte la demeure corporelle du défunt.
Semblable à la maison, la personne humaine ne sera jamais achevée, elle sera toujours en chantier, toujours à parfaire. L’éthique, en tant que science du devoir être, développe la connaissance de ce qui doit encore se faire ou de ce qui n’est pas encore advenu. Le devoir moral des humains consiste donc dans un effort permanent de tendre vers un accomplissement jamais atteint. Dans sa synthèse de la pensée du Haut Rabbi Loew, dont la tombe est au cimetière juif de Prague, André Neher considère la Thora comme la maison de l’homme, c’est là que se trouve sa véritable résidence. Cependant, jamais l’homme ne pourra édifier la Thora comme on construit une maison, car, contrairement à ce qui se passe pour une maison, l’édification de la Thora ne sera jamais terminée. La Thora est plan, projet, chantier. Personne ne peut se targuer de connaître la Thora, de l’avoir étudiée sous tous ses angles au point de l’avoir conquise. On ne peut jamais parfaitement connaître et accomplir la loi avec une satisfaction semblable à celle du charpentier qui plante le fanion triomphant au sommet du toit, après avoir rivé le dernier clou dans la dernière des planches. La Thora enseigne que l’accomplissement du devoir moral est impossible, mais elle impose simultanément l’impossible comme un devoir. Il importe aux humains d’entrer dans ce chantier du devoir moral et d’accepter de trouver, à même leurs labeurs d’édification, un peu de satisfaction en guise de récompense.
Le peu et le moins sont suffisants. À nous de nous procurer nos douceurs et de ne pas être déçus, si c’est laborieux, nous laisse entendre Anthony Burgess dans Les puissances des ténèbres. À strictement parler, nous ne méritons rien. Tout ce que nous désirons vraiment, nous l’aurons toujours, si nous voulons en payer le prix. Si les humains sont habités par le désir, ils le sont aussi par la soif de l’avoir, du pouvoir et du savoir qui tend vers l’infini et l’absolu. La concupiscence cherche à déshabiller, déposséder et déloger l’autre. La soif de domination s’infiltre dans tous les milieux, sous la mante de l’humble religieuse aussi bien que sous la cravate du politicien carriériste, sous les savants calculs du chercheur comme sous la main serviable du bénévole dévoué. Gloire et succès, emprise et autorité souveraine, voilà la vérité qui se cache sous les euphémismes de service, de charité, d’amour, de libération.
Un des grands mérites du romantisme est d’avoir saisi à la fois le potentiel et l’inachèvement de toute action humaine. Si la tâche humaine consiste à réaliser la raison dans le monde, elle restera toujours un devoir être, elle ne sera ni ne pourra jamais être une chose réalisée en acte, pense Fichte. De même, Carl Gustav Carus écrit dans son journal: «Ce sera toujours le caractère essentiel du romantisme que l’accomplissement lui fait défaut, et que l’on peut toujours indiquer quelque chose qui irait plus loin, qui s’avancerait davantage.» Georges Gusdorf, qui partage la même opinion, estime qu’il en va du projet romantique comme des cathédrales gothiques, dont aucune n’est achevée. Ces grands ouvrages sont voués à rester inaccomplis. L’être humain est un long devoir à accomplir, car le moi se construit tout au long d’une vie. Le moi, avec sa structure individualisée et son identité particulière, est comme un chantier de construction, coextensif au corps, borné par le temps et par l’espace, marqué par la finitude.
La pratique du moi s’accompagne d’hésitations et d’écueils, de libérations apparentes et de saluts éphémères. Hermann Hesse* décrit, avec une profondeur mystique inégalée, l’itinéraire de Siddharta qui, après sa mort, fut condamné à subir la torture d’une course éperdue dans le cercle des transmutations. Il cherche d’abord son refuge dans les préceptes des maîtres, dans les exercices des ascètes ou dans la doctrine du sublime, mais il n’y trouve qu’en apparence le repos et la délivrance. Réveillé de ses désillusions, il se met en route vers ce réduit indestructible que chacun porte en soi, car c’est dans son intérieur qu’il trouvera un asile de paix et un sens à sa vie. Il aura le courage de quitter sa propre maison et d’abandonner les doctrines qui n’ont ni couleur ni odeur ni saveur. Il apprendra à être son propre élève et écoutera le murmure de la source ou le bruit du fleuve et le chant des oiseaux. La voix des choses visibles retentira en écho dans toute son âme et lui dévoilera le sens mystérieux des choses.
S’il quitte la maison de son père, le sujet humain doit quand même habiter quelque part. Il a besoin de disposer d’une faculté particulière qui le guide dans la quête de soi afin de trouver son lieu au sein d’un espace vital et de bénéficier de ce que Georges Gusdorf appelle un équilibre ontologique. Nous ne sommes plus ici dans le régime de la raison, qui est la faculté de l’égarement, mais dans une géographie cordiale de la présence au monde. En effet, lorsqu’on veut faire un pèlerinage aux sources de la vérité, il faut rassembler ses forces dispersées et entrer au-dedans de soi afin d’atteindre un lieu non géométrique, un noyau, le centre même du cœur et de l’esprit.
Ce guide qualifié, qui nous introduit dans le monde intérieur de soi, ressemblerait à ce que les Allemands appellent Gemüt. Généralement, on traduit ce mot, très évocateur, par âme ou cœur, ce qui ne reflète pas du tout la richesse et la fécondité de son sens. L’adjectif gemütlich est dit d’un lieu où l’on se sent à l’aise avec soi, en accord avec les êtres et les choses, un lieu que l’on habite bien, un lieu de proximité. Gemüt signifie donc plus précisément cet espace intérieur de l’âme où l’on saisit sa présence au monde comme étant accordée à son environnement et au cosmos tout entier. Georges Gusdorf définit le Gemüt comme une faculté d’orientation ontologique qui, dans une géographie commune de responsabilité partagée, préserve le séjour humain de la destruction et lui prépare la paix.
© Éric Volant
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