Tolstoï Léon
À côté de l'immense écrivain que fut Tolstoï, existe l'oeuvre du pédagogue, qui ne fut pas négligeable.
"Le chemin de la pédagogie
Dès sa jeunesse, Léon Tolstoï a souhaité contribuer concrètement à l'éducation du peuple. Dans son premier ouvrage, Les quatre étapes du développement dont la structure est, à cet égard, symbolique, il décrit le processus de formation du caractère de l'homme, depuis la petite enfance (moment de l'apparition de la vie morale) jusqu'à la jeunesse (époque où elle se définit complètement).
C'est en 1852-1857 que paraît la série de nouvelles autobiographiques, Enfance, Adolescence et Jeunesse; l'auteur y étudie l'univers spirituel de l'enfant, de l'adolescent, puis du jeune homme, leurs émotions, le processus d'apprentissage dans lequel ils sont engagés et leur développement moral, notamment dans le cas d'un enseignement ayant un objectif précis. Dans ces trois nouvelles on retrouve l'idée qu'il est indispensable de respecter la personnalité de l'enfant, conviction dont est pénétré Tolstoï et qui deviendra la pierre angulaire de ses recherches pédagogiques.
La quatrième et dernière partie, qui devait s'intituler L'homme adulte, n'a pas été réellement écrite mais on la retrouve dans d'autres oeuvres du jeune Tolstoï telles que la nouvelle, Les cosaques et le récit, La matinée d'un propriétaire (lui aussi, dans une large mesure, autobiographique) dont le héros abandonne l'université sans avoir achevé ses études, estimant avoir acquis sa vision du monde, compris le sens de la vie et choisi son avenir, tout en étant convaincu que l'essentiel est de faire du bien aux gens parmi lesquels on vit. Le bonheur individuel est inséparable du bien-être d'autrui, et tant que la classe la plus nombreuse de la population - la paysannerie - continuera à croupir dans la misère et l'ignorance, le bien-être de la société et, par conséquent, le bien-être individuel demeureront
impossibles:
« Agir sur cette classe de la population simple, réceptive et innocente, la délivrer de la pauvreté, lui procurer le bien-être social et l'éducation dont, par bonheur, je bénéficie, corriger ses vices nés de l'ignorance et de la superstition, développer son sens moral et l'amener à aimer ce qui est bon ... quel avenir radieux (3)!».
Comme le héros de son récit, Tolstoï, alors âgé de vingt et un ans, ouvre une école dans sa propriété de famille, à Iasnaïa Poliana, et entreprend de s'occuper de l'éducation des enfants des paysans. Cette première expérience fut de courte durée: les cours lui pesaient, peut-être en raison de l'insuffisance de ses connaissances professionnelles ou parce qu'il aspirait confusément à d'autres champs d'action. Au printemps 1851, Tolstoï entre dans l'armée; il sert d'abord dans le Caucase, puis fait partie des défenseurs de Sébastopol. Peu de temps après la guerre de Crimée (1853-1856), ayant donné sa démission, il retourne à Iasnaïa Poliana et reprend ses activités éducatives, mais cette fois avec un plus grand nombre d'enfants de paysans. Il est intéressant qu'à l'aube de cette activité nouvelle pour lui, il écrive en ce termes au poète Athanase Fet, comme pour se justifier:
« Il ne s'agit pas pour nous de nous instruire, mais bien plutôt d'apprendre à ces enfants au moins un peu de ce que nous savons (4)».
L'observation du comportement de l'enfant, de l'adolescent et du jeune homme par Tolstoï l'écrivain, tout comme ses tentatives d'enseignement lui révélèrent que l'éducation était loin d'être une chose facile, et que, sans expérience professionnelle, il était impossible de la pratiquer avec succès. C'est pourquoi il se mit à consulter les ouvrages spécialisés, entrer en contact avec des éducateurs et commença à s'intéresser aux expériences poursuivies dans divers pays. En 1857, Tolstoï entreprit son premier voyage en Europe, visitant l'Allemagne, la France et la Suisse. Tout en se familiarisant avec la culture européenne, il étudia également les méthodes d'enseignement de ces pays, et, de retour en Russie, élargit et renforça son activité d'enseignant, surtout pendant la période allant de 1859 à 1862. De son propre aveu, ce furent «trois années de passion pour cette cause».
À cette époque, l'éducation ne passionnait pas seulement Léon Tolstoï, mais toute l'élite intellectuelle démocrate de Russie où se préparait une réforme scolaire. Les projets ministériels faisaient l'objet de vifs débats au sein d'une opinion publique plutôt méfiante vis-à-vis de la politique du gouvernement tsariste dans le domaine de l'instruction publique.
Tolstoï, en particulier, estimait que les fonctionnaires de l'éducation n'étaient pas en mesure de mettre sur pied un système qui réponde aux intérêts du peuple tout entier: «Pour que l'instruction publique puisse fonctionner, il faut qu'elle soit confiée à la société (5)». Il entreprend des démarches en ce sens et projette de créer une association ayant pour objectif de «diffuser l'éducation dans le peuple, publier une revue pédagogique, fonder des écoles là où il n'y en a pas et où le besoin s'en fait sentir, mettre au point le contenu de l'enseignement, assurer la formation des maîtres, doter les écoles des ressources matérielles nécessaires, contribuer à une gestion démocratique du système scolaire, etc.».
Toutes ses tentatives pour obtenir des autorités la permission de créer une société de ce genre furent vaines mais cela ne l'arrêta en rien:
« Je consacrerai tout mon bien et toutes mes forces à la réalisation de ce programme; qu'on me le permette ou non, même si je me retrouve seul, je créerai une société secrète pour l'instruction du peuple (6). » (…)
Isnaïa Poliana : l'école et la revue
Outre les écoles relevant directement du Ministère de l'instruction publique, il existait en Russie des écoles issues de l'initiative de groupements ou de particuliers. Parmi celles-ci, la plus célèbre fut l'école de Iasnaïa Poliana fondée par Tolstoï dans sa propriété de famille, près de Toula. Au début, l'idée de Tolstoï de créer chez lui une école gratuite fut accueillie par les paysans avec incrédulité et méfiance: le premier jour, vingt-deux adolescents seulement en franchirent timidement le seuil. Au bout de cinq à six semaines, le nombre des élèves avait plus que triplé. Bien que l'organisation de l'enseignement différât sensiblement de celle des écoles traditionnelles, le nombre des élèves (garçons et filles de sept à treize ans) ne cessa de s'accroître.
Les cours commençaient entre huit et neuf heures du matin. À midi, une pause permettait aux élèves de déjeuner et de se délasser; puis les cours reprenaient pendant trois à quatre heures. Chaque enseignant donnait cinq à six heures de cours par jour. Les élèves étaient répartis en trois groupes, selon leur âge, leurs aptitudes, leurs résultats: cours élémentaire, cours moyen et cours supérieur. Les places n'étaient pas assignées de manière stricte, chacun s'asseyait là où il voulait; il n'y avait pas de devoirs à faire à la maison. En classe, la méthode la plus souvent utilisée n'était pas le cours, au sens général du terme, mais des entretiens à bâtons rompus avec les élèves, durant lesquels les enfants s'initiaient à la lecture, à l'écriture, à l'arithmétique, au catéchisme, à la grammaire, assimilaient les connaissances historiques, géographiques et les éléments de sciences naturelles accessibles à leur âge. Ils apprenaient aussi à dessiner et à chanter. De même, le contenu de l'enseignement n'était pas immuable, il se modifiait selon le développement des enfants, les possibilités de l'école et des enseignants, les voeux des parents. Tolstoï enseignait lui-même aux grands les mathématiques, la physique, l'histoire et quelques autres disciplines; dans la plupart des cas, il exposait les rudiments des sciences sous forme d'une histoire. Les enfants n'étaient jamais punis, ni pour leur conduite ni pour leurs mauvaises notes. En effet, le respect de la personnalité de l'élève impliquait que celui-ci prenne lui-même conscience, sans punitions et sans contraintes de la part des adultes, de la nécessité de se soumettre à une certaine discipline, indispensable au succès de l'enseignement:
«Malgré leur jeunesse, les écoliers sont des êtres humains qui ont les mêmes besoins que nous et pensent de la même manière que nous; ils veulent tous apprendre. C'est pour cela seulement qu'ils vont à l'école, et c'est pourquoi il leur sera très facile d'aboutir à la conclusion qu'il faut, pour apprendre, se soumettre à certaines conditions (12)».
Tolstoï et les instituteurs de son école encourageaient l'indépendance des élèves, développaient leurs aptitudes créatrices et veillaient à ce qu'ils assimilent consciemment et activement les connaissances. Pour cela, ils avaient souvent recours aux rédactions, surtout sur des sujets libres, ce qui plaisait beaucoup aux enfants. Tolstoï voyait là un des moyens de développer chez les enfants une personnalité créatrice, leur permettant par la suite de créer de nouvelles formes de relations sociales dignes de l'homme civilisé. Ce qui faisait la particularité de l'école de Iasnaïa Poliana, c'était son attitude à l'égard des connaissances, compétences et aptitudes que les enfants acquéraient en dehors de l'école: la valeur éducative de ces activités n'était pas niée, comme c'était le cas dans la plupart des autres écoles; au contraire, elle était considérée comme un préalable indispensable à l'obtention de bons résultats scolaires. Dans la vie quotidienne, les sources d'information sont innombrables, mais souvent les enfants ne savent pas bien les interpréter. La tâche de l'école est donc de faire entrer dans le champ de la conscience les informations que les élèves puisent dans la vie quotidienne (un principe semblable a été, par la suite, adopté dans le système du pédagogue américain John Dewey).
À Isnaïa Poliana, les tâches de l'enseignant étaient beaucoup plus complexes que dans une école dotée d'un horaire fixe, d'une discipline contraignante, d'un assortiment de récompenses et de punitions, d'une série de sujets d'étude strictement limitée. L'instituteur était soumis à une tension morale et intellectuelle constante; à tout moment, il devait tenir compte de l'état et des possibilités de chacun de ses élèves. On exigeait de lui ce qu'on peut appeler de la créativité pédagogique. Quant aux résultats obtenus à Isnaïa Poliana, ils étaient différents, eux aussi, de ceux des autres écoles: «Nous [témoigne un ancien enseignant de Iasnaïa Poliana, Evgueny Markov] observions les résultats stupéfiants des élèves [de Tolstoï] en sandales de corde, parmi lesquels certains garnement délurés, arrachés à leur herse ou à leur troupeau de moutons, pouvaient au bout de quelques mois d'enseignement écrire
facilement des rédactions tout à fait correctes (13)».
Les activités et l'influence pédagogique de Tolstoï ne se limitèrent pas à l'école de Iasnaïa Poliana. En effet, vingt écoles primaires, au moins, ouvrirent simultanément sur son initiative et avec sa participation directe dans le district de Krapivna qui fait partie de la province de Toula. Ses expériences qui, pour l'époque, étaient tout à fait inhabituelles, attirèrent l'attention de l'opinion publique, tant en Russie qu'à l'étranger, et contribuèrent au développement de l'éducation élémentaire. Des enseignants de nombreuses villes de Russie et d'ailleurs, intéressés par l'application en milieu scolaire d'idées humanistes, se rendaient fréquemment à Isnaïa Poliana. La présence de ces visiteurs perturbait évidemment le déroulement normal des cours mais Tolstoï, qui s'en rendait compte, ne refusait pas son autorisation à ses hôtes car les entretiens qu'il avait avec eux lui permettaient de vérifier le bien-fondé de ses idées, de les comparer aux autres méthodes d'enseignement et d'éducation connues à l'époque.
C'est pour cela que Tolstoï entreprit la publication d'une revue pédagogique intitulée Iasnaïa Poliana. Son programme comprenait la description de nouvelles méthodes d'enseignement, de nouveaux principes d'administration pour l'instruction primaire, de nouveaux modes d'organisation du processus éducatif, d'expériences d'éducation extra-scolaire et de diffusion de livres parmi la population, ainsi que des monographies consacrées aux écoles ouvertes spontanément avec une analyse de leurs qualités et de leurs faiblesses, etc. Pour Tolstoï, la tâche essentielle de cette revue consistait, à propos de ces expériences d'«éducation libre», à étudier les activités spontanées faisant partie du processus d'apprentissage dont la connaissance serait d'une valeur inestimable tant pour la pédagogie en tant que science que pour l'enseignement en tant que pratique. C'est pourquoi il chercha à élargir l'éventail des contributions, tout en spécifiant qu'il ne voulait pour collaborateurs «que des enseignants ne considérant pas uniquement leur profession comme un moyen d'existence et comme une obligation, mais également comme un domaine d'expérimentation pour la science pédagogique (14)».
Tolstoï lui-même publia dans cette revue quelques articles fondamentaux tels que: «L'instruction publique», «Comment enseigner à lire et à écrire», «Projet d'organisation des écoles du peuple», «À qui doit-on apprendre à écrire et qui doit le faire...», «Le progrès et la définition de l'instruction», dans lesquels il critique les vices de l'ancien système d'éducation, préconise une nouvelle école populaire et examine les moyens de développer les facultés créatrices des enfants, ainsi que de nombreuses autres questions.
L'activité pédagogique de Tolstoï fut fructueuse et lui apporta beaucoup de satisfaction, mais elle suscita la méfiance des autorités tsaristes: il fut l'objet de persécutions et les idées exposées dans Isnaïa Poliana furent considérées comme «subversives pour les principes fondamentaux de la religion et de la morale»; le douzième numéro de la revue, qui parut en décembre 1862, allait être le dernier.
C'est à cette époque que Tolstoï commença à travailler à son roman épique Guerre et paix, sans toutefois cesser de réfléchir à des expériences pédagogiques. Il parvint à la conclusion que celles-ci lui avaient permis de découvrir quelque chose qui n'existait pas dans la pédagogie contemporaine: «[...] je continue à beaucoup réfléchir sur l'éducation, et je m'apprête à écrire tout ce que je sais dans ce domaine et que tout le monde ignore ou récuse (15)». Au début des années 70, il ouvrit de nouveau l'école de Iasnaïa Poliana et collabora de nouveau à l'organisation d'autres établissements dans tout son district, s'efforçant de «sauver tous les Pouchkine, Ostrogradski, Philarète et Lomonossov qui pullulent dans chaque école et tentent de surnager (16)». C'est à leur intention - les «petits moujiks», comme il appelait les enfants des paysans - que Tolstoï entreprend son Abécédaire, auquel il travaille en 1871 et 1872 avec enthousiasme, et son Nouvel abécédaire, pour lequel il interrompt en 1875 la rédaction d'Anna Karénine."
Notes
3. L. N. Tolstoï, « Utro pomescika » (La matinée d'un propriétaire), dans Oeuvres complètes, t. 4, p. 165.
4. L. N. Tolstoï, Oeuvres complètes, t. 60, p. 325.
5. L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, en russe, Moscou, 1951, p. 55.
6. Ibid., p. 56-57.
(…)
12. L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, p. 157-158.
13. Vestnik Evropy, recueil pour l'année 1900, II, p. 583.
14. L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, p. 61.
15. N. N. Gousev, Zizn' L.N. Tolstogo [La vie de Léon Tolstoï], s.d., t. 2, p. 129.
16. N. N. Gousev, ibid., p. 131.
Extrait de: Semion Filippovitch Egorov, «Léon Tolstoï (1828-1910)», Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 677-690.
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