L'ange, la table et la rose

Nicole Morgan

C’est le début de l’été dont j’emplis l’espace de fleurs.  Elles me sont nécessaires depuis le toujours de mes étés studieux, penchée sur mes livres de philosophie.  À onze ans, c’est sous les roses pompons qui enlaçaient un petit mur de pierre de notre jardin à Dijon que j’écrivais avec cette arrogance naïve qui m’a longtemps caractérisée : qu’est-ce que l’être humain ?  Depuis j’ai cheminé plus humblement mais toujours parmi les fleurs et je ne m’arrêterai que sous un buisson de lilas dont l’odeur, c’est dans mon testament, enivrera mes cendres tant qu’il y aura des lilas. 

Le questionnement de cet été 2017, mes pieds nus perdus dans les hortensias gorgés de soleil, est plus intense que jamais, nappé dans un vortex d’images et de chiffres qui bouleverse la communauté des philosophes interpelés par les nouvelles technologies.  Tous nos concepts, nos idées, croyances, idéaux, objets semblent se désintégrer à commencer par l’identité même de l’humanité.  Tout a explosé sur cette pierre d’achoppement philosophique qu’est le réel. Il se désintègre. Il flotte tel un point de lumière tremblante dans un espace cybernétique bercé par les quanta.  Sur ma table repose un livre que vient de m’offrir pour mon anniversaire un ami physicien : The End of Time, the Next Revolution of Physic.1 Je le feuillette rassurée par la préface fleurie par les roses de l’Englisher Garten à Munich où se promène son auteur, l’astrophysicien Julian Barbour.  Je trottine derrière lui sans me méfier.  

Mais voilà qu’au détour d’un sentier de gravier, je le vois.

Un grand rosier se trouvait à l’entrée du jardin ; les roses qu’il portait étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les peindre en rouge, 2Je comprends trop tard : j’avais traversé le miroir d’Alice aux pays des Merveilles,  ce chef d’œuvre philosophique, écrit, faut-il s’en étonner, par un mathématicien. J’ai soigneusement évité de le relire depuis des décennies, essayant de m’en tenir à un seul côté du miroir auquel je tiens puisque j’y vis.  Ma traversée est cette fois encore pire. Non seulement Babour me précipite-t-il au delà du miroir mais il fait disparaitre le miroir de l’espace-temps. Le continuum espace-temps d’Einstein s’évapore dans une nébuleuse à quatre dimensions. Le titre de son ouvrage aurait du me prévenir : le temps est mort

La Métaphysique d’Aristote,  quelque part sur une étagère, a mauvaise mine. Moi aussi.

Car la métaphysique n’est pas pour ceux et celles qui souffrent de vertige et je me raccroche à la table, cette table qui nous a été donnée en exemple pour démontrer qu’elle existe. Pendant les cours quelquefois interminables de philosophie de la connaissance, que ne l’ai-je contemplé cette table, tristounette, sans même une nappe fleurie par Matisse!  Mesdames, Messieurs, répétait le professeur, la réalité c’est cela.  Il frappait de son index la pauvre table  avec une telle violence, que je pense, elle en pleurait.  Un jour j’ai exprimé mon inquiétude pour ses phalanges et émis l’hypothèse que la douleur qu’il ressentait était peut être ce principe de réalité  qui nous échappait. L’ai-je imaginé? Mais je crois que j’ai vu, le temps d’une nano seconde, une lueur de meurtre dans ses yeux.  C’était un avertissement puisque j’ai essayé le reste de ma vie à soigner l’index de l’humanité: je me suis spécialisée en philosophie politique.

 Je repose le livre à l’ombre de Platon, le plus grand de nos philosophes…hélas!

Et si l’Athénien avait raison! Nous serions coincés dans une caverne dont les murs se couvrent d’images illusoires comme autant d’écrans manipulés par des joueurs de marionnettes.  Il n’y aurait pas de réel, ni même d’ombres d’objets réels.  Nous ne voyons que des ombres d’artéfacts.  Nous sommes condamnés à décrire un virtuel même lorsque nous utilisons les chiffres. Car non seulement sommes-nous aveugles mais nous sommes sourds. Dans la caverne nous ne pouvons entendre les sons des nombres « harmonieux » entre eux que décrit Pythagore dont la poésie m’a toujours fait rêver.  

Je suis déprimée. La métaphysique me rendrait dépressive à jamais si je n’avais les fleurs et la poésie. Je reviens aux roses avec ces vers qui ne m’ont jamais quittée et sont toujours à fleur de ma pensée.

On arrange et on compose les mots de tant de façons,

Mais comment arriverait-on à égaler une rose?

Si on supporte l’étrange

Prétention de ce jeu,

C’est que, parfois, un ange

Le dérange un peu.

Ils furent composés par Rainer Maria Rilke, pour la plus méconnue des femmes philosophes : Lou Andréas Salomé. Certes elle est célèbre mais pour une mauvaise raison. On ne la connaît que par les philosophes qui l’ont aimée comme si cela avait la moindre importance. Lou la philosophe existait.  Elle se passionnait pour la métaphysique et adoraient les fleurs.

 Je retourne cette fois dans  la roseraie qui borde mes souvenirs, celle du jardin de l’Arquebuse de Dijon. Il  jouxte ou presque le Lycée Marcelle Pardé je fais mes études.  Les cours m’ennuient à mourir et je passe mon temps à peindre au fond de la classe cachée derrière une pile de livres (Je découvre ce faisant que l’énorme dictionnaire de latin  Gaffiot est le meilleur des paravents).  Vint le jour de l’entrée en classe de philosophie où il a fallu presque me traîner.  Pendant l’été, j’avais supplié ma mère de m’inscrire à l’école des Beaux Arts. On trouva mes croquis rafraichissants  mais on refusa ma candidature sous le prétexte que j’étais trop jeune. Je criais à l’erreur judiciaire.

 Le Gaffiot ayant eu son utilité, car je l’ouvris quelquefois, je murmure  Alea jacta est.

 C’était un jour d’automne, baigné d’une lumière fraîche, aveuglante de nuances à faire pleurer un peintre.   Je vois un bouquet de dahlias dorés posé sur le bureau du professeur : Madame Milner. 

 Elle nous tend, sans mot dire, le poème de Rainer Maria Rilke et c’est ainsi que je devins en un instant philosophe.  Pourquoi pas poète? Ou peintre? Ou fleuriste? Parce que j’avais compris, le temps d’une goutte de rosée,  qu’il répondait en partie à ma question de petite fille : qu’est-ce que l’être humain?

Rien en cela d’étonnant. Madame Milner  avait reçu le poème de Gaston Bachelard dont j’avais, enfant, aperçu maintes fois la silhouette au marché de Dijon. Vêtu d’une cape noire, la barbe au vent, il tenait à choisir lui même ses fromages en discutant de leur maturité avec cet accent bourguignon taillé comme un cep de vigne.  Mon amour de petite mère qui, après deux guerres bouleversantes, s’accrochait à la conformité,  le classa, comme tous les braves gens du marché, dans la catégorie des fous quoique des fous respectables. Très vite je l’y rejoignis, respectabilité en moins, tant la pauvre femme fut désespérée à la vue de cette fille qui  ne finissait pas de grandir, qui ne marchait que pieds nus,  qui ne cherchait pas à discipliner sa masse blonde de cheveux rebelles, qui avait juré qu’elle ne se marierait jamais et qui passait son temps à lire des livres refusant obstinément de mettre les pieds dans la cuisine (une autre erreur judiciaire selon moi).  Je fus donc déclarée folle, un diagnostic qui fut confirmé par mon désir de faire des études de philosophie comme on entre en religion.

 Tout cela à cause de la rose …et des dahlias. Car peu de temps après cette rentrée mémorable en classe de philosophie, alors que les dahlias étaient à peine fanés, Madame Milner entra comme une ombre silencieuse.  Elle monta sur l’estrade et nous regarda, les yeux pleins de larmes.  C’était le 16 Octobre 1962.

 Gaston Bachelard, murmura-t-elle, est mort. Le monde n’est plus le même maintenant qu’il ne le regarde plus.

 Je murmurais la même phrase lorsque j’appris la mort du philosophe poète : Umberto Eco, auteur du  Nom de la rose.

 On arrange et on compose….

 

Nicole Morgan

Ottawa le 17 Mai 2017

 


[1] Julian Barbour, The End of Time, the next revolution of physics. Oxford University Press, 1999.

[2] Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles ,  traduction par Henri Bué. Macmillan, 1869

[3] Rainer Maria Rilke (1875 - 1926) Poèmes en langue française,  Vergers, no 53


 

À lire également du même auteur

Machiavel confiné, le médecin et le politique
Au cours de sa vie relativement longue, Machiavel a connu cinq épidémies de peste, y survivant comme nous le faisons : fuite à la campagne lorsqu’il était enfant, puis une série de confinements qui tourna à l’exil politique à la fin de sa

L'ère des fanatismes
Première partie : le populisme Cygne noir, cauchemar ou délire ?

Les festins de Noël
Hier carnivores, demain herbivores ? Toujours joyeux ?

Au programme de la matinée: la radicalisation.
« Si nous n’avons pas la capacité de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, alors, par définition, le marché des idées ne fonctionne pas. Et par définition, notre démocratie ne fonctionne pas. Nous entrons dans une crise épistémolo

Le cirque vicieux
Le cirque Américain est un cirque planétaire que l'internet, les tweets et les chambres d’écho ont rendu particulièrement vicieux ajoutant quelques degrés à la toxicité décrite par Neil Postman en 1985 dans un livre à relire :  Amusing O

Trump contre la science
Où il est montré que le mépris de la science a été savamment construit par les républicains

Haine rouge et peur blanche
Comment cinquante ans de pilonnage intellectuel systématique ont préparé le terrain américain pour qu'un Donald Trump puisse accéder à la présidence. Voici des précisions étonnantes sur les talkshows, Fox News et les procédés des frères K

Mon petit oncle de quinze ans
La nuit du souvenir, 11  novembre 2017. La poésie haut lieu de la vérité




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?