Le confort et la liberté

Gustave Thibon

Et que resterait-il du confort modèle suédois si leurs puissants voisins de l’Est s’avisaient d’envahir leur péninsule ? D’où l’évidence de la conclusion : celui qui préfère le bien-être à la liberté s’expose au double naufrage de la liberté et du bien-être. Article tiré de Au secours des évidences, Mame, Paris 2022.

Je lis, dans un périodique allemand, les résultats d’une enquête menée en Suède où l’on posait au public la question suivante : « Que choisiriez-vous s’il fallait opter entre le confort et la liberté ? » On ne donne pas les résultats généraux, mais on cite cette réponse significative d’une des personnes interrogées : « Sans hésiter, le confort, car le confort, c’est la liberté. »

Formule qui fait bondir, mais qui, à la réflexion, contient une part de vérité.

Le mot confort désigne, d’après le dictionnaire, tout ce qui contribue au bien-être physique et aux commodités matérielles de la vie.

Question : dans quelle mesure la possession du confort peut-elle favoriser, ou entraver la liberté  ?

Le confort est libérateur dans ce sens qu’en procurant le bien-être du corps, il permet aux facultés de l’âme et de l’esprit de se déployer sans obstacle. Il est évident que l’homme mal nourri, mal logé, mal chauffé, mal éclairé, sans cesse aux prises avec de difficiles conditions d’existence, se trouve paralysé dans l’essor de sa vie affective et intellectuelle. Je me souviens par exemple du dur hiver de 1970 où, privé de chauffage par une tempête de neige qui avait abattu les pylônes électriques, et réduit à coltiner un peu de bois mort autour de la maison pour alimenter un feu de cheminée qui dégageait plus de fumée que de chaleur, je n’avais pas la liberté d’esprit suffisante pour penser à autre chose et pour travailler… Saint Thomas d’Aquin l’a dit : « Un minimum de bien-être matériel est nécessaire à l’exercice de la vertu. »  En fait, sauf quelques exceptions héroïques, l’état de misère se traduit par l’écrasement des possibilités de l’âme sous les exigences du corps.

Mais, en vertu de la loi d’ambiguïté qui régit tous les phénomènes humains, le confort peut aussi devenir un facteur important d’aliénation.

Pour le corps d’abord qui, plongé dans une ambiance trop douillette, perd peu à peu, comme l’a très bien noté Alexis Carrel, ces facultés d’adaptation et de réaction qui conditionnent en grande partie la santé et la vigueur physiques. L’organisme, protégé par trop d’amortisseurs, s’amortit à son tour : nous connaissons tous des personnes que les abus de climatisation rendent incapables de supporter le moindre écart de température, que l’habitude de la voiture détourne de l’exercice vivifiant de la marche, que le recours constant aux analgésiques amollit et empoisonne, etc. Aussi a-t-on pu parler des « maladies du confort » : l’excès de bien-être aboutit aux mêmes résultats négatifs que la carence…

Pour l’âme ensuite qui, au lieu de profiter de cette victoire sur les contraintes de la nature pour épanouir ses facultés supérieures, risque de se laisser distraire et absorber par les jouissances qu’apporte un confort toujours plus grand et plus raffiné. De telle sorte qu’elle devient l’esclave des instruments mêmes de sa libération. Je n’ai certes rien d’un ascète, mais je n’ai jamais pu entendre sans irritation des gens discuter à perte de vue sur les mérites comparés des restaurants gastronomiques ou sur la « suspension  idéale » de telle ou telle voiture…

Chose plus grave encore : l’homme trop attaché au confort incline dans tous les domaines vers les dénouements les plus confortables, vers les solutions de facilité. Il répugne instinctivement et sur tous les plans à l’effort, au combat, aux sacrifices qui menaceraient sa quiétude. Le mythe du « pantouflard » répond à une réalité sociologique très précise : celle de l’individu qui, là où la défense de la liberté spirituelle implique des renoncements et des risques matériels (lesquels, dans les circonstances extrêmes, peuvent conduire jusqu’à la mort), préfère ses aises à son intégrité et son indépendance.  

Tel est le sens de la déclaration du citoyen suédois citée plus haut. Mais les adeptes de cette politique ouatée oublient ce fait élémentaire, vérifié tout au long de l’histoire, que la possession des avantages matériels ne survit jamais longtemps à la démission de l’esprit. Car les idéologies, les factions, les peuples qui menacent notre liberté visent également notre confort. Les habitants de la riche Sybaris, patrie de la mollesse et du luxe, les élites romaines et byzantines décadentes en ont fait l’expérience dans l’Antiquité et le Moyen-Age  - et aujourd’hui les Vietnamiens du Nord et les Khmers rouges apportent simultanément dans leurs chars de triomphe la servitude et l’austérité. Et que resterait-il du confort modèle suédois si leurs puissants voisins de l’Est s’avisaient d’envahir leur péninsule ? D’où l’évidence de la conclusion : celui qui préfère le bien-être à la liberté s’expose au double naufrage de la liberté et du bien-être.

 

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Extrait

Le mythe du « pantouflard » répond à une réalité sociologique très précise : celle de l’individu qui, là où la défense de la liberté spirituelle implique des renoncements et des risques matériels (lesquels, dans les circonstances extrêmes, peuvent conduire jusqu’à la mort), préfère ses aises à son intégrité et son indépendance.  

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