Près de 20% des suicidés ont écrit une lettre ou laissé une note avant de s’enlever la vie. Les destinataires sont des proches, conjoints ou enfants, parents ou amis, les autorités civiles ou religieuses, la police ou la personne qui trouvera le corps.
Fonctions. La lettre d’adieu est une «construction narrative de soi» où la personne, décidée de se suicider, veut laisser la trace d’un «moi durable». On y trouve la marque d’un «soi intransigeant» (adamantine self), attaché à sa propre cohérence logique, à son intégrité (associée à la culpabilité ou à la honte), à ses valeurs morales et à ses droits. Mais on y découvre aussi un «soi transactionnel» conscient de ses devoirs et de ses obligations envers ses proches, cherchant à préserver ceux-ci des effets néfastes de son geste prémédité (L. Kirmayer, «Culture, Community and the Durable Self: The Refugee’s Predicament», conférence au congrès de l’Association de la prévention du suicide, Vancouver, 2000). Comme chaque histoire de vie racontée par les réfugiés, la lettre d’adieu du suicidé est destinée à quelqu’un, il s’agit moins d’un texte que d’un dialogue. Elle est pour le suicidant une forme de reconstruction de la mémoire, de construction de son image et de transaction avec ses destinataires. Elle peut être bénéfique pour l’auteur s’il peut, de cette manière, faire sens de son geste à venir, mais aussi pour le destinataire si, au-delà de la douleur, un sens en émerge pour lui. «La personne qui souffre est un poète en quête de métaphores aptes à exprimer sa situation difficile» (ibid.). Les lettres d’adieu sont des matériaux autobiographiques qui révèlent divers éléments de la subjectivité de la personne suicidaire: son imaginaire et ses fantasmes, ses références symboliques et ses croyances, ses sentiments et ses émotions, sa vie intérieure et son libre arbitre, ses angoisses et ses espoirs, ses désirs et ses valeurs, son raisonnement et son argumentation en faveur de la mort volontaire. Pourquoi ces auteurs ont-ils laissé une lettre ou une note? Parfois ils agissent pour des raisons pratiques. Ils écrivent un billet à la hâte et, parfois, dans un état de confusion afin de prévenir les témoins éventuels de l’atrocité de la scène ou d’affirmer qu’il s’agit bel et bien d’un suicide (mention des moyens* utilisés) et non pas d’un homicide ni d’un accident. Dans une lettre laissée à leurs proches, ils ont une belle occasion d’exposer leurs dispositions funéraires ou testamentaires et d’exprimer leur volonté de donner leur corps à la science. Généralement l’auteur de la lettre ou de la note atteste qu’il accomplit son geste en toute liberté* et en toute connaissance de cause, qu’il n’est contraint par personne. Il révèle souvent aussi son état d’âme du moment: fatigue, déception, maladie, détresse, désespoir, souffrance physique ou morale. Il s’adresse à des destinataires précis pour leur dire au revoir, regretter la peine qu’il leur fait et les réconforter, leur pardonner ou leur demander pardon, les déculpabiliser: «Ce n’est pas ta faute, tu n’y es pour rien», ou parfois les culpabiliser: «C’est toi qui es la cause de tout cela», dire merci ou renouveler son amour pour toujours, donner des conseils ou faire des reproches, réconcilier les proches entre eux, exprimer des attentes posthumes, par exemple, être oublié au plus tôt, survivre dans la mémoire d’autrui, rencontrer les proches déjà décédés, laisser à son entourage un bon (rarement un mauvais) souvenir, souhaiter que justice soit faite et que sa mort soit vengée. Une lettre d’adieu est donc un rite de réparation pour le suicide dont les auteurs savent qu’il est perçu par les proches comme une agression contre eux. Elle est aussi un rite de partage (l’auteur distribue ses biens, ses vêtements, ses parfums, ses bijoux, son corps); un rite de réconciliation ou de vengeance, de poursuite d’une communication au-delà de la mort (la lettre est rédigée comme un appel d’outre-tombe); un rite de réintégration sociale après la mort. Le su i cidé es t prêt à assumer sa responsabilité posthume à l’égard des vivants: «Je veillerai sur vous», «Je serai près de vous plus que jamais».
Vérité subjective. Dans Le Devoir du samedi 22 août 1987, Albert Brie écrit dans sa chronique du Silencieux: «Une autobiographie est un plaidoyer pro domo. L’auteur doit croire qu’on l’accuse. Il n’est donc pas tout à fait innocent.» En effet, si l’on trouve dans les lettres des suicidés certains éléments d’autojustification, la plupart d’entre elles s’évertuent à faire lever la sanction négative qui pèse sur leur geste suicidaire et sur les autres performances de leur existence. Leurs auteurs devinent la réprobation ou la peine que leur conduite engendrera chez leurs proches. Loin de se sentir innocents, ils se savent coupables et demandent pardon pour le mal qu’ils ont fait ou dont ils étaient porteurs. Dans la même chronique, le Silencieux ajoute un autre aphorisme: «Je ne crois pas aux confessions… Se mettre à nu, avec, par-dessus, une peau de sa confection.» Croire ou ne pas croire au contenu matériel ou objectif de ces confessions? Ou croire à l’image que l’auteur projette de lui? Le lecteur ne peut toucher que le moi imaginaire de l’auteur. Les lettres d’adieu sont un matériel autobiographique fiable dans ce sens qu’elles reflètent une certaine image — positive ou négative — de leur auteur. Bien entendu, ce moi imaginaire n’est pas une reproduction fidèle ni un portrait conforme de l’auteur, mais une configuration de la réalité telle qu’elle passe dans son esprit.
Les humains ont «deux vérités, aussi vraies l’une que l’autre, la vérité subjective (ce que je sais être) et la vérité objective (ce que les autres voient de moi)» (J. Dutourd, Henri ou l’éducation nationale, Paris, Flammarion, 1983, p. 20). Dutourd met dans la bouche d’Henri ces mots subtils: «Je me surprends sans cesse à composer, à raffiner sur les sentiments après coup. Je prends la pose. Ne peut-on donc pas écrire sur soi sans faire de simagrées? Je me tends un miroir pour me voir dans ma vérité, mais avant de me regarder, je me donne un coup de peigne» (p. 32). Ces «simagrées» d’Henri constituent ce «moi» engendré par l’imagination. Le coup de peigne symbolise le besoin de laisser de soi «une image flatteuse». Les lettres comme les Mémoires présentent toujours «de faux portraits de soi tels qu’on veut les laisser à la postérité» (G. Simenon, Les petits hommes, Paris, Presses de la cité, 1976, p. 41-42). À chaque page de son cahier, Henri résiste mal à la tentation de faire le portrait de celui qu’il rêve d’être plutôt que de celui qu’il est. Il ne peut faire autrement que penser plus souvent à ce personnage imaginaire qu’à lui-même (p. 46). Le «vrai Henri», celui qu’il paraît être aux yeux d’autrui et celui qu’il est en réalité, lui est inconnu: «J’ai toujours pensé que le plus grand bonheur pour un individu ordinaire est d’être pris pour un autre. J’ai ce bonheur quand j’écris. Je croyais me connaître à fond, à la Socrate, tout savoir de mon fort et de mon faible, et je me trouve devant un inconnu» (p. 17). De cet inconnu, de ce «vrai Henri», il ne pourra jamais dessiner les traits avec justesse et précision. L’autoconnaissance des humains est fort limitée. Il est impossible de dire, avec exactitude et sans dissimulation, qui je suis et ce que je pense. On trouvera dans les Mémoires des grands comme dans les lettres d’adieu des suicidés des omissions conscientes et inconscientes, des souvenirs déformés par le temps et la distance, des exagérations et des sous-estimations. Une lettre d’adieu a des affinités avec l’histoire de vie. «Le sujet qui énonce le discours est le même que celui qui a vécu ce qui est dit. C’est le même acteur social […]. De plus, il ne s’agit pas de savoir si les choses sont arrivées parfaitement comme elles sont racontées, mais bien de suivre le processus du discours» (L. Vekeman, Soi mythique et soi historique. Deux récits de vie d’écrivains, Montréal, L’Hexagone, 1990, p. 18). «La lettre, comme l’histoire de vie, est un récit autobiographique, un récit personnel d’une expérience de vie, telle que l’individu lui-même se la remémore…» (L. Morin, La méthodologie de l’histoire de vie, ii, Québec, Presses de l’université Laval, 1974, p. 14). Pierre Lejeune appelle l’adéquation entre auteur, narrateur et personnage principal un «pacte autobiographique» (Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975).
On aura intérêt à relire les pages superbes de la préface de Stefan Zweig* à sa biographie de Stendhal, Casanova et Tolstoï*: «Si personne ne peut rapporter la vérité absolue sur sa propre existence, l’effort qu’il produira pour demeurer vrai exigera donc de lui le maximum d’honnêteté morale. Jamais pourtant le portrait moral d’un homme n’est aussi pleinement révélateur que lorsqu’il est peint par lui-même. Seul l’artiste expérimenté, connaisseur de l’âme peut le réussir» (Trois poètes de leur vie, Paris, Stock, 1986, p. xv-xvi). L’humaniste de Vienne, qui se suicidera plus tard et laissera une lettre d’adieu, devient ici moraliste. La plupart des lettres d’adieu des suicidés n’atteindront sans doute pas ce haut degré d’autoconnaissance. Ces récits seront souvent incomplets et ne pourront revendiquer le privilège de «demeurer dans le vrai». Ils seront au moins révélateurs du «moi imaginaire» de leur auteur. Selon Bernard Pivot, l’écrivain est celui qui, avec son talent, qu’il soit grand ou mince, se bat avec sa feuille de papier et avec son stylo, jouit et souffre devant la page blanche (propos recueillis par Benoît Charpentier dans Le Figaro). Le suicidant, lui aussi, se bat avec sa feuille de papier et son stylo, jouit et souffre devant la page blanche, et compte sur la loyauté du destinataire: «Une lettre est quelque chose de sacré, car elle est — ou pourrait être — l’expression de moments intimes et éphémères, que l’on confie à la loyauté de celui qui la recevra» (G. Marañon, Tiberio, Madrid, Espasa-Calpe, 1971). Notons le caractère sacré de la lettre. Sacrée, elle l’est aux yeux du destinateur et elle devrait l’être aux yeux du destinataire qui obtient la confiance de l’auteur. La lettre d’un suicidant est d’une rare intimité, car elle exprime les sentiments qui l’habitent au moment de son départ, elle essaie de rendre compte des raisons et des motivations qui l’animent dans sa décision. Le moment de la vie du suicidant qu’elle capte est éphémère, car quelques instants ou quelques heures plus tard, son auteur ne sera plus. Une lettre d’un suicidant devrait être considérée comme un objet sacré par celui à qui elle est adressée et lue avec loyauté par tout autre lecteur.
Une phrase, ajoutée dans un petit texte en fin de volume à la réédition de Jack Kerouac par Victor-Lévy Beaulieu (1987) et citée par Guy Ferland dans Le Devoir, résume bien l’esprit dans lequel il faut lire la lettre de la personne suicidée: «Lire, c’est d’abord ce voyage de découverte dans le corps de l’autre, c’est apprendre à dériver et c’est comprendre aussi que les phrases n’existent qu’en fonction du désir, désir de celui qui les a écrites dans la solitude et désir aussi de celui qui les lit dans la solitude.» À quoi ça sert d’écrire? se demande Léon Schwartzenberg. Écrire, comme toutes les activités humaines, c’est sérieux, mais, comme toutes les activités humaines, c’est aussi un jeu. «J’étais totalement sincère à chaque fois, mais c’étaient des sincérités successives. Les lecteurs, ceux qui l’ont cru, à leur tour plus tard de faire leur propre expérience. Je ne leur ai pas donné une leçon de conduite. S’ils l’ont prise comme telle, tant pis. Je leur ai seulement donné à réfléchir» (L. Schwartzenberg, Requiem pour la vie, Paris, Le Pré aux clercs, 1985, p. 28-29). En écrivant, le suicidant, lui non plus, ne cherche pas à donner une leçon de conduite. Sa lettre donne seulement à réfléchir. «Toutes les pensées d’un être humain changent au cours des années. Ses sentiments, ses motivations, ses amours. Mais s’il les a fixés sur le papier, comme une photographie fixe un visage au moment donné d’une existence, il a l’air ensuite de se renier alors qu’en réalité, il change.» Or, le suicidant écrit aussi ce qu’il pense au moment précis de son existence où il entame son processus de mort volontaire, mais ce moment est le dernier ou presque. Il ne changera plus. Sa décision est prise. Ce qu’il a écrit restera fixé sur le papier et ne sera plus contredit par aucune parole, aucune écriture ni aucune conduite ultérieure. Et pourtant son écriture participe au caractère éphémère de toute écriture. Il ne faut pas lui donner un caractère absolu qu’il n’a pas et ne prétend pas avoir. Sa sincérité est celle du moment de l’écriture. Elle n’abolit pas ses sincérités antérieures. La lettre d’adieu du suicidant laisse une trace de ce qui le préoccupait ou de ce qu’il ressentait au moment de confier au papier sa pensée ultime.
En fin de compte, la lettre peut être envisagée comme «une mise en scène du moi [...], la mise en scène est aussi bien l'élaboration d'une persona imaginaire que la réserve, la pudeur ou la distance qui masquent la personne. [...] C'est dire que l'épistolier, avant d'être un écrivain ou un artiste, est un artisan de soi. [...]. (Bernard Beugnot, «De l'invention épistolaire: à la manière de soi» dans Mireille Bossis, dir., L'Épistolarité à travers les siècles: geste de communication et/ou d'écriture, Stuttgart, Steiner, 1990, p. 35-36, cité par Cécile-Eugénie Clot, Kleist épistolier. Le geste, l'objet, l'écriture, Bern, Petre Lang, «Contacts», 2008). La lettre d'adieu du suicidé participe à l'ambivalence de la correspondance épistolaire en général. «La lettre dit à la fois la béance d'une relation interrompue et le besoin de l'autre, mais elle demeure discours solitaire et sa forme est la déception de ce qui la fait accéder à l'être, l'attente d'une présence puisque dans l'instant éphémère de sa composition et sa lecture, elle abolit et concrétise la séparation. («Style ou styles épistolaires?» dans R.H.L.F. 1978, n° 6, p. 948-1949, cité par C.-E. Clot, op. cit., p. 3) Selon Céline Clot, «la lettre acquiert sa dimension de lettre à partir du moment où l'adresse à l'autre devient effective, où l'épistolier renonce à la possession de son texte pour sceller dans l'envoi son intention de communiquer avec l'autre [...] Si l'adresse à l'autre garantit la situation communicative de la démarche épistolaire et empêche l'épistolier de se retrouver seul face à son texte, l'envoi concrétise pour sa part le caractère dialogique de la démarche.» (op. cit., p. 120) Nous pouvons imaginer la distance qui peut séparer, dans certains cas, l'écriture de la lettre d'adieu d'une personne suicidaire et de son envoi, séparation qui révèle les hésitations et les tergiversations, l'ambivalence de la démarche suicidaire.
Analyse des lettres d’adieu. Il existe plusieurs formes de lecture qui constituent autant d’étapes dans l’appropriation de l’écriture. Ces étapes ne sont pas forcément chronologiques. Nous les présentons selon un ordre logique: 1. Une lecture affective où l’on se laisse porter par les sentiments spontanés que la lettre nous inspire, sentiments de compassion ou d’aversion, de sympathie ou d’antipathie, de respect ou de tristesse, d’admiration ou de culpabilité*. 2. Une lecture empathique où l’on essaie de saisir avec exactitude le degré de l’intensité des sentiments qui animaient l’auteur de la lettre. Il ne s’agit pas ici de compatir avec lui, de s’identifier à lui par projection ou par introjection, mais de comprendre le suicidant de l’intérieur. Ce type de lecture réclame beaucoup d’authenticité et d’autonomie* de la part du lecteur ainsi qu’une grande habileté au point de vue psychologique. Certaines données supplémentaires au sujet de la personnalité et de l’histoire personnelle de l’auteur et au sujet de sa famille et de son environnement seront sans doute nécessaires afin de parvenir à une juste perception de son monde intérieur. 3. Une lecture scientifique où l’on institue un examen analytique du texte. Cette analyse peut se faire selon plusieurs méthodes. Il y a la méthode d’analyse sémiotique selon A. J. Greimas, par exemple, qui nous permet de rendre compte des structures profondes du texte et de découvrir les paradoxes vie/mort, amour/haine, etc. C’est cette méthode qui a été appliquée par Jacques Pierre dans son article «Régression et transformation: le paradoxe dans la lettre d’adieu» (E. Volant (dir.), Adieu, la vie…, p. 163-228).
La toute première étude systématique des lettres d’adieu remonte à Brierre de Boismont (Du suicide et de la folie-suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie, 1856). Un recueil de cent soixante-six lettres et notes laissées par des personnes célèbres, parmi lesquelles figurent plusieurs suicidés, a été publié par C. Michael (Abschied: Brief und Aufzeichnungen von Epikur bis Unsere Tage, Zurich, Oprecht Verlag, 1944). Au Québec, la première analyse de lettres de suicidés a été effectuée par Sylvie-Chantal Corbeil (Une analyse des notes laissées par les suicidés de la région de Québec métropolitain de 1977 à 1980, mémoire, université Laval, 1981). Edwin Shneidman a dirigé, avec la collaboration de Norman L. Farberow, une étude comparative de trente-trois lettres d’adieu de suicidés et de trente-trois lettres rédigées par des personnes non suicidaires (Clues to Suicide). Ces soixante-six lettres, provenant toutes d’hommes âgés entre vingt-cinq et cinquante-neuf ans, de religion protestante, nés aux États-Unis, et tous de race blanche, ont servi d’objets d’étude à un bon nombre de chercheurs. Ainsi L. Gottschalk et G. Gleser ont procédé à l’analyse de la fréquence et du type de mots utilisés par les auteurs des lettres («An Analysis of the Verbal Content of Suicide Notes», British Journal of Medical Psychology, vol. 33, 1960, p. 195-204). K. Bjerg examine les notes authentiques et les notes fictives en les mettant en rapport avec les diverses perceptions du temps («The Suicidal Life Space: Attempts and Reconstruction of Suicide Notes», dans E. S. Shneidman (dir.), Essays in Selfdestruction, New York, Science House, 1967, p. 475-493). R. Hood mesure l’impact de l’anticipation d’une mort volontaire et proche sur l’écriture des suicidaires («The Effects of Knowledge of Manner of Death in the Assessment from Genuine and Simulated Suicide Notes of Intent to Die», Journal of General Psychology, vol. 82, 1970, p. 215-221). V. Henken confronte ces mêmes lettres à des documents autobiographiques venant de personnes exposées à une mort non volontaire, pour cause de maladie ou de guerre («Banality Reinvestigated: A Computer-Based Content Analysis of Suicidal and Forced Documents», Suicide and Life-Threatening Behavior, vol. 6, 1976, p. 36-43). L’étude phénoménologique de J. Jacobs analyse le même matériel dans la perspective selon laquelle la vie est une forme de contrat entre l’individu et la société. Ce contrat impose au sujet humain le devoir de vivre. Par conséquent, le suicide équivaut à une rupture de contrat. Or, le suicidant tente de justifier son geste par des raisons légitimes. C’est précisément la fonction de la lettre d’adieu d’expliquer le caractère raisonnable de la décision de l’auteur et de laisser de lui-même l’image d’une personne crédible («A Phenomenological Study of Suicide Notes», Social Problems, vol. 15, été 1967, p. 60-72). Dès 1976, Edwin S. Shneidman semble mettre en doute la valeur de l’étude des notes de suicidés («Suicide Notes Reconsidered», dans E. S. Shneidman (dir.), Suicidology: Contemporary Developments, New York, Grune & Stratton, 1976). Il affirme alors que les notes, écrites dans un état d’étranglement psychologique, ne peuvent être des documents éclairants pour la compréhension du suicide. Toutefois, quelques années plus tard (Voices of Death, p. 41-103), il leur reconnaît de nouveau une certaine utilité, à la condition qu’elles puissent être resituées dans le contexte d’une histoire de cas. Associées à d’autres matériaux biographiques ou auto biographiques du suicidé, elles peuvent apporter un éclairage supplém entaire. Cependant, Shneidman est demeuré toujours convaincu que, dans l’imminence d’un suicide, une personne n’est plus apte à écrire une lettre d’adieu qui soit logiquement cohérente. Anton Leenaars de l’université de Windsor a recueilli, à partir des œuvres d’A. Adler*, L. Binswanger, S. Freud*, C.-G. Jung, G. Kelly, K. Menninger*, H. Murray, E. Shneidman, H. S. Sullivan et G. Zielboorg, dix énoncés (protocol sentences) de chaque auteur synthétisant sa théorie sur le suicide. Il applique ces divers énoncés au même recueil de lettres, authentiques et fictives, de Shneidman. Vingt-trois de ces cent énoncés, dérivés des travaux des dix scientifiques, ont été vérifiés au moins dans les deux tiers des lettres authentiques, tandis que dix-huit autres énoncés se retrouvent d’une façon significative plus fréquemment dans les lettres authentiques que dans les lettres fictives.
Lettres d’adieu fictives. Des lettres d’adieu fictives se trouvent également dans la littérature. Par exemple, L’antiphonaire d’Hubert Aquin* se termine sur la lettre d’adieu d’Albert à Suzanne, dominée par le sentiment de la honte* et dont nous reproduisons la fin: «Maintenant que tu es sans illusion sur la perfection de mon amour et sur mon inclinaison [sic] à tout souiller, je préfère te dire franchement que j’ai honte de moi et que je vais me tuer en auto. Et justement, ta volonté de rester éternellement fidèle à un amour “sacré” — le nôtre — me fait mesurer à quel point j’ai profané ce lien qui nous était sacré; j’en conclus, du coup, que je suis à jamais indigne — et je ne supporterai jamais ma propre indignité. Ne m’en veuille pas trop. Et, sache que je t’aime dans ma noirceur et que j’aurais tellement voulu que nous ayons un enfant; les choses se sont passées autrement. C’est peut-être mieux ainsi. Je te laisse (ci-joint) un chèque qui représente tout ce que j’ai mis de côté; j’espère que tu sauras profiter de cet argent pour refaire vraiment ta vie. Je t’embrasse. Je pars avant que tu ne t’éveilles. Adieu. Albert» (Montréal, Cercle du Livre de France, 1969, p. 249-250).
Une autre lettre fictive écrite peu de temps avant le suicide de son auteur, glanée dans la littérature québécoise, celle de Nathalie dans Nathalie, d’André Mathieu: «Dan et Jean, Que je suis heureuse! Que je suis heureuse! Tout d’abord, je veux te dire que tu as bien fait de ne pas répondre à ma dernière lettre: c’était de la folie pure. Comme il fait beau dehors aujourd’hui! Il neige, mais j’aime. Donc, il fait beau puisque j’aime, hein? Hier soir, j’ai regardé le ciel et j’ai trouvé ma place là-haut dans un oreiller d’étoiles où il fera si bon dormir. Puis je me suis regardée dans un miroir et j’ai vu une fleur prête à s’épanouir. Il ne me reste plus qu’à traverser le miroir pour rejoindre mon image qui m’attend. Qu’il est merveilleux de savoir qui on est et où l’on va! Je me sens libre. Un soleil doux m’enveloppe d’un éclat souverain. J’ai vu un merle bleu dans un livre d’ornithologie tout à l’heure. Il a chanté pour moi. Comme toi, Jean. Comme toi, Dan. Un bateau est passé sur le fleuve. J’ai marché jusqu’à lui. Son flanc était ouvert. Je suis entrée dans son ventre. Il m’entraîne maintenant vers l’inconnu. Tu vas croire que je délire à cause de cette écriture poétique, n’est-ce pas? C’est pour que tu saches que je suis bien et que tu ne dois pas t’en faire pour ma dernière lettre. Comme j’aimerais recevoir un mot de vous deux avant Noël! Ainsi, je pourrais mieux me préparer pour la fête. Je sortirais ma robe rose pour me rappeler que l’été reviendra. Alors dormez tranquilles: je vais bien, très bien. Et joyeux Noël! Nath T.» Danielle a raison, lorsqu’elle dit, après la lecture de cette lettre: «Il y a du mystère dans cette lettre. L’as-tu bien lue, Jean? On dirait quelqu’un qui annonce sa propre mort» (A. Mathieu, Nathalie, L’Islet-sur-Mer, Marcel Fortin, 1987, p. 298-299). Non seulement son imaginaire fait appel à un langage métaphorique de la mort (ciel, mer, mère), mais aussi son ton est euphorique et exprime la joie et la liberté d’une personne qui a pris une décision définitive en faveur de sa mort. Les lettres fictives nous renseignent sur l’imaginaire véhiculé par leurs auteurs sur le monde intérieur des personnes suicidaires et les suicidants. C’est leur regard sur le climat psychologique dans lequel baigne celui qui se prépare au suicide, qui diffère sans doute de l’expérience de la mort volontaire vécue.
Parmi les lettres d’adieux fictives écrites par un suicidant, la Lettre à mon juge (1946) mérite certes une mention particulière non seulement à cause de ses cent vingt pages imprimées, mais surtout à cause de l’empathie que son auteur Georges Simenon* y manifeste: sa capacité de saisir avec justesse la densité des rationalisations et l’intensité des sentiments qui habitent un futur suicidé. En effet, Simenon compose une lettre d’adieu qu’un médecin de famille marié, condamné pour le meurtre de sa petite amie, adresse au juge d’instruction peu de temps avant qu’il se donne la mort à l’infirmerie de la prison. Le but visé par le docteur, bon père de famille, se révèle dès la première phrase de la lettre: «Je voudrais qu’un homme, un seul, me comprenne. Et j’aimerais que cet homme soit vous.» Il désire que le juge comprenne non pas les raisons de son suicide, mais les mobiles de son crime. Il lui explique pourquoi il ne veut pas «être tenu pour fou ou pour irresponsable». Il veut que le juge sache qu’il a tué, en toute connaissance de cause et avec préméditation, la femme qu’il aimait. En définitive, il veut que disparaisse la part de Martine, prise dans les chaînes de son passé de prostituée, afin que vive la part de Martine qu’il a connue et aimée et qui répond à l’image qu’il a construite d’elle. «Il fallait tuer l’autre [Martine] une fois pour toutes, afin que ma Martine puisse enfin vivre» (Tout Simenon I, Paris, Les Presses de la cité, «Libre expression», 1988, p. 647-768).
Thanatographie ou écriture de la mort. Toute lettre est «thanatographique en son principe même». En effet, parce que l'on écrit à un absent, ou parce que l'on est soi-même absent lorsqu'on écrit, l'on connaîtrait par avance ce que sera la mort, cette absence définitive.(«Du corps épistolaire. Les correspondances de Julie de Lespinasse», Orbis Litterarum, volume 51, n° 6, p. 321- 333). Ce concept de «thanatographie», ou d'«écriture de la mort», s'applique fort bien à la lettre d'adieu de la personne suicidée, car, écrite dans la perspective de la mort, elle parvient au destinataire comme une lettre posthume ou un message d'outre-tombe. La lettre d'adieu est porteuse d'une mort annoncée.