Le silence et la vie

par Jacques Grand'Maison

« Si le mot que tu veux ajouter n'est pas plus beau que le silence, retiens-le », disait un mystique soufiste.

Présence et silence s'appellent l'un l'autre. Sous prétexte de transparence et de liberté d'expression, on désapprend à taire ce qui doit l'être, à garder un secret, une confidence. On dit que, dans le village d'antan, tous savaient tout de chacun, alors que le respect de la vie privée est une des belles conquêtes de la modernité. Où en est-on vraiment à ce chapitre ? Dag Hammarskjöld disait : « Le silence est l'espace qui enveloppe toute action et toute vie en commun, comme l'amitié qui se passe de paroles. »

Avec la télé ou la radio toujours allumée, il est difficile de comprendre ce propos. Pourquoi le silence est-il devenu de plus en plus insupportable ? Veut-on mieux étouffer sa propre intériorité ? Il faudrait relire ce que dit Blaise Pascal sur le divertissement, véhicule tout-terrain de la distraction de soi. Se peut-il que le mal de vivre, que les bleus à l'âme doivent beaucoup à ce paradoxe du vide intérieur et de son encombrement de phantasmes hantés par cette « angoisse flottante » sans repères si bien identifiée par Freud ? Un peu comme les mégapoles urbaines qui s'étalent comme un magma sans dehors ni dedans, où tout se disperse, où l'on passe d'une expérience à l'autre, sans en mûrir une seule. Comme le dit si bien l'aphorisme : tout passe, tout lasse, tout casse. Cette dispersion de flux verbal, de bavardages médiatiques, d'images de plus en plus agressantes, éloigne des joies intenses du recueillement, du silence et de la présence réelle, de la mémoire et de l'horizon.

Le téléphage ressemble à l'insecte qui se précipite sur le feu... les feux de la rampe. Je suis toujours étonné qu'on s'inquiète si peu de l'avachissement 30 à 40 heures par semaine devant le déferlement d'images, de publicités agressantes à la télé, et si peu aussi de la difficulté de s'y arracher, pour boire au puits de sa propre vie et de celle des autres autour de soi. Et dire qu'on tient tant à penser à et par soi-même. « C'est là où l'eau est la plus profonde qu'elle est la plus calme, la plus pure. » Thank you, Shakespeare. Ceux qui d'un papier, d'une toile, d'un marbre ou d'un son ont fait une chose impérissable l'ont souvent tirée de l'inspiration de leur vie intérieure. Depuis quelque temps, on redécouvre la mystique. C'est un signe encourageant.
Il y a en tout être humain un humus poétique et mystique qui mérite d'être cultivé. J'en ai trouvé de beaux exemples dans la prière des humbles quand elle se libère de la langue de bois des formules stéréotypées qui laissent peu de place au réenchantement de la vie, de l'âme et de la foi. Souvent cette prière s'exprime à travers les symboles les plus simples et les plus fondamentaux sur un fond de silence intérieur et de présence recueillie, d'ouverture au mystère lumineux qui habite l'âme et la conscience, le regard du dedans.»

[...]

«Pour approfondir ces réflexions, je vous propose un court poème de Victor Hugo inspiré de cette phrase de la Bible : « Et j'entendis une grande voix. »

«J'étais seul sur le quai, par une nuit d'étoiles.
Pas un nuage aux cieux, sur les mers pas de voiles.
Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel.
Et les bois, et les monts, et toute la nature,
Semblaient interroger dans un confus murmure
Les flots des mers, les feux du ciel.

Et les étoiles d'or, légions infinies,
À voix haute, à voix basse, avec mille harmonies,
Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu.
Et les flots bleus, que rien ne gouverne ni n'arrête,
Disaient, en recourbant l'écume de leur crête :
- C'est le Seigneur, le Seigneur Dieu.»

Libérer le silence

Je voudrais savoir entendre
le pas presque muet du goéland
sur le sable humide de la rive.

Je me ferais veilleur de plage
pour écouter le chant mystérieux de la mer
marié au silence lumineux des étoiles.

Tout petit, j'ai appris le secret du silence
pour approcher l'oiseau rare
et apprivoiser mon premier écureuil.

J'ai su plus tard que seul un amour vrai
pouvait trouver plénitude
dans la présence silencieuse de l'autre.

J'ai parfois violé des êtres
en voulant dénouer leur secret
et débusquer leur mystérieux retrait.

J'ai même dilapidé
mon héritage spirituel d'intériorité
acquis dans une tradition de prière.

Et je me suis habitué au tumulte de la ville,
à ce que la cybernétique appelle
« le bruit qui détraque la vie ».

Alors, j'ai dû réapprendre le silence
à grands frais de solitudes compulsives
arrachées à mes sottes trépidances.

J'ai connu des mutismes terribles,
mortels, exsangues et stupides
dans une conscience désespérément vide.

Il me fallait passer par ce creuset
pour retrouver un mouvement de vie
qui soit vraiment de mon fit.

Depuis lors, dans le silence, j'ai découvert
les harmoniques de mon existence
et l'inédit de mon propre mystère.

J'ai trouvé l'ami le plus attentif
le lieu de mes aveux décisifs
et une antenne apte à toutes les ondes.

Ceux qui prétendent vivre au « boutte »,
ont-ils jamais fait le tour d'eux-mêmes
avec cette patience qui suinte goutte à goutte ?

Il est plus difficile
de libérer le silence que la parole,
en ces temps de disputes folles.

Et la parole cessera d'être stérile bavardage
pour devenir expression forte d'une engageante lucidité
quand le jugement de conscience sera mûr et libéré.

Plusieurs craignent cette ascèse,
pourtant elle peut tremper leurs trésors intérieurs
et vaincre les pires rouilles du cœur.

******

Silence

Toutes paroles me deviennent intérieures
Et ma bouche se ferme comme un coffre
qui contient des trésors
Et ne prononce plus ces paroles dans le temps,
des paroles en passage,
Mais se ferme et garde comme un trésor,
ses paroles
Hors l'atteinte du temps salissant, du temps passager.
Ses paroles qui ne sont pas dg temps
Mais qui représentent le temps dans l'éternel,
Des manières de représentants
Ailleurs de ce qui passe ici,
Des manières de symboles
Des manières d'évidences de l'éternité qui passe ici.

Des choses uniques, incommensurables,
Qui passent ici parmi nous mortels,
Pour jamais plus jamais
Et ma bouche est fermée comme un coffre
Sur les choses que mon âme garde intimes,
Qu'elle garde
Incommunicables
Et possède ailleurs.

SAINT-DENYS GARNEAU

 

 

Jacques Grand’Maison, Réenchanter la vie. Tome 1. Pour un nouvel humanisme. Montréal, Les Éditions Fides, 2002. Extrait de la « Première partie. Voies d’accès ». P. 26-33




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