Rousseau Henri
Portrait du Douanier Rousseau par Apollinaire
«Peu d'artistes ont été plus moqués durant leur vie que le Douanier, et peu d'hommes un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l'abreuvait. Ce vieillard courtois conservera toujours la même tranquilité d'humeur et, par un tour heureux de son caractère, il voulait voir dans les moqueries mêmes l'intérêt que les plus malveillants à son égard étaient en quelque sorte obligés de témoigner à son oeuvre. Cette sérénité n'était que de l'orgueil bien entendu. Le Douanier avait conscience de sa force. Il lui échappa, une ou deux fois, de dire qu'il était le plus fort peintre de son temps. Et il est possible que sur bien des points il ne se trompât point de beaucoup. C'est que s'il lui a manqué dans sa jeunesse une éducation artistique, il semble que, sur le tard, lorsqu'il voulut peindre, il ait regardé les maîtres avec passion et que presque seul d'entre les modernes, il ait deviné leurs secrets.
Ses défauts consistent seulement parfois dans un excès de sentiment, presque toujours dans une bonhomie populaire au-dessus de laquelle il n'aurait pu s'élever et qui contrastait un peu fort avec ses entreprises artistiques et avec l'attitude qu'il avait pu prendre dans l'art contemporain.
Le Douanier allait jusqu'au bout de ses tableaux, chose bien rare aujourd'hui. On n'y trouve aucun manièrisme, aucun procédé, aucun système. De là vient la variété de son oeuvre. Il ne se défiait pas plus de son imagination que de sa main. De là viennent la grâce et la richesse de des compositions décoratives.[...]
Il en est résulté que ce Breton, vieil habitant des faubourgs parisiens, est sans aucun doute le plus étrange, le plus audacieux et le plus charmant des peintres de l'exotisme. La Charmeuse de serpents le montre assez. Mais Rousseau ne fut pas seulement un décorateur, ce n'était pas non plus un imagier, c'était un peintre. Et c'est cela qui rend la compréhension de ses oeuvres si difficile à quelques personnes. Il avait de l'ordre, et cela se remarque non seulement dans ses tableaux, mais encore dans ses dessins ordonnés comme des miniatures persanes. Son art avait de la pureté, il comporte dans les figures féminines, dans la construction des arbres, dans le chant harmonieux des différents tons d'une même couleur, un style qui n'appartient qu'aux peintres français, et qui signale les tableaux français où qu'ils se trouvent. Je parle, bien entendu, des tableaux de maîtres.»
GUILLAUME APOLLINAIRE, Les soirées de Paris, 15 janvier 1914