Faux (peinture)
D'abord paru en 1992, dans LE BULLETIN DES LETTRES, l'article non signé que nous reproduisons ici conservera toujours sa pertinence.
REMBRANDT N'EST PAS REMBRANDT
«Dans Mythologies, Roland Barthes dénonce le raisonnement tautologique comme le signe d'un esprit qui s'enfonce dans la sécurité admirable du néant tout en se donnant la bonne conscience de damer le pion à ceux qui prennent le risque d'avancer un jugement critique : Racine, c'est Racine. «Le goût, c'est le goût». (Bouvard et Pécuchet). Faut-il voir dans le raisonnement inverse le signe des esprits iconoclastes q u i , battant en brèche les traditions les mieux établ ies, au nom de leurs recherches hypercritiques, en arrivent à nier l'identité même du génie ? Rembrandt, ce n'est pas Rembrandt. Il y a quelques années le Sunday Times de Londres annonçait dans un titre à sensation : «Les tableaux [de Rembrandt] de la Reine sont des faux». Selon la détestable loi médiatique, le journal donnait un écho fracassant et stupide aux très savantes recherches depuis longtemps entreprises sur l'authenticité des oeuvres de Rembrandt. Il s'agit là de ce qu'on appelle la critique d'attribution. Elle n'est pas inconnue en littérature. On se souvient avec quelle perspicacité et quel brio Frédéric Deloffre, il y a quelques années, a inscrit un nouvel écrivain, et de classe, dans notre littérature en restituant à Guilleragues ces fameuses Lettres portugaises qu'à la suite d'une supercherie trop réussie on mettait jusqu'alors sous la plume d'une religieuse dont on avait même retrouvé l'existence au couvent de Beja et le nom : Mariana Alcoforado... Bel exploit. Plus souvent, ce département de la critique n'est que prétexte à élucubrations : n'est-ce pas ce dernier été q u 'a resurgi un énorme serpent de mer ? Molière, ce n'est pas Molière, c'est Corneille. C'est Corneille qui a écrit secrètement toutes les comédies qu'on joue sous le nom de Molière ...
En peinture, il en va autrement. Entre les tableaux autographes, les tableaux supposés vrais mais non autographes, les copies, les oeuvres d'élèves, les faux, la tradition fournit pour un même peintre un champ aux limites imprécises où peuvent coexister tous les degrés de ce qu'on appelle l'authenticité. Jusque-là, ce champ ne relevait guère que de l'érudition des historiens de l'art et de la sagacité des experts; aujourd'hui, il est exposé à l'inquisition du laboratoire. Dans un beau livre, Les secrets des chefs-d'oeuvre, Madeleine Hours a présenté les procédés de l'analyse scientifique et donné quelques exemples de ses surprenants résultats. Il est évident que la critique d'attribution trouve là, pour
ses investigations, des moyens sinon irrécusables, du moins d'une rigueur inconnue jusqu'alors. Et c'est un vaste chantier qu'elle voit s'ouvrir devant elle avec l'oeuvre peint ou gravé des grands artistes des siècles passés, surtout quand leur atelier a fonctionné comme une manufacture, ce qui est notamment le cas pour Rubens et pour Rembrandt. Or il est bien vrai que pour ce dernier le nombre des oeuvres authentiques - entendons de la main de Rembrandt, signées ou non - fait la peau de chagrin. Estimé à un millier au début de ce siècle, il est passé par épurations successives à 700, puis à 630. Il est aujourd'hui à 420, et il n'est pas douteux que ce chiffre sera encore réduit par les travaux actuellement conduits à Amsterdam par le Projet de recherches sur Rembrandt. Et il ne faudrait pas croire que ces désattributions n'atteignent que des oeuvres de moindre importance dans le vaste corpus du maître. Il arrive au contraire Qu'elles frappent certaines des toiles les plus célèbres, les plus admirées-il suffit e citer Le cavalier polonais et le David et Saul du Mauritshuis, et plus encore l'Homme au casque d'or de Berlin-et même, cruel le ironie, cellesqui passaient pour porter la marque la plus irréductible du génie : tels o u tels des autoportraits (dont celui du musée Cranet à Aix-en-Provence) !
Je tiens ces renseignements d'un récent essai traduit de l'anglais, L'atelier de Rembrandt, de Svetlana Alpers. Si j'en prends prétexte pour développer quelque peu mon propos, c'est que plusieurs lectures récentes sont venues m'inciter à réfléchir sur le sujet. Par exemple ce premier roman estimable, mais si mal fini, dont j'ai parlé en janvier et dont l'intrigue repose sur l'authenticité suspecte d'une oeuvre pourtant signée (ou plutôt, ce qui est plus subtil, parce que signée). Puis quelques articles du Dictionnaire des grands peintres, que je signale en quelques lignes dans ce numéro. Et encore la découverte émerveillée, l'an dernier, de l'Introduction à la peinture hollandaise de Claudel. Loin de moi la prétention d'entrer dans le débat technique o u d'émettre la moindre opi nion sur ces querel les d'experts. Mes réflexions s'en tiennent à respectueuse distance et ne sauraient porter que sur quelques implications d'ordre esthétique que comporte nécessairement l'aboutissement de telles recherches.
Car on ne saurait éluder le fait que dénier la paternité des chefs-d'oeuvre au génie q u i , croyait-on, les avait produits ne va pas sans poser un certain nombre de questions dont l'ensemble constitue ce qu'il faut bien appeler une problématique. Prenons le cas de l'Homme au casque d'or, un des plus parfaits exemples de l'art avec lequel Rembrandt fond la réalité dans la vision. Voici que la méthode nouvelle de l'autoradiographie (activation des couches sousjacentes de peinture par un faisceau de neutrons afin d'éclairer l'infrastructure du tableau) vient de révéler qu'il s'agit en fait de l'oeuvre d'un élève, d'un assistant ou d'un épigone de Rembrandt dont l'identité demeure inconnue. Mais alors, premier souci du collectionneur o u du conservateur, que devient la valeur marchande d'une oeuvre rembranesque mais anonyme ? La réaction du musée de Berlin est intéressante : il s'est empressé d'assurer à la presse qu'il ne s'agissait ni d'une copie ni d ' un faux, «mais d'une oeuvre originale et indépendante à part entière dotée d'une valeur propre». O n ne saurait être plus objectif. Mais cette «valeur propre» est-elle la même avant et après la désattribution ? Et la valeur esthétique ? Ce tableau est-il plus ou moins beau depuis qu'il n'est plus de Rembrandt ? Question naïve, ou brutale, mais elle se pose. Quand on pense - et j'y pense souvent depuis qu'à vingt ans j'ai vu ce tableau, de mes yeux vu à Berlin - à ce qu'il porte avec lui, sur lui, à la place qu'il tient dans le mariage mystique entre la peinture et la littérature - que l'on songe à toute la critique de création sur Rembrandt, de Baudelaire à Claudel, ou à ce personnage de Kazantzaki qui dit, dans Alexis Zorba, à propos du fameux guerrier implacable et désespéré : «Si jamais j'accomplis dans ma vie une action digne d'un homme, c'est à lui que je le devrai» - tout cela s'effondre-t-il ou se met-il soudain à sonner faux ? C'est le sentiment, ou peu s'en faut, du grand critique Otto Friedrich. «L'Homme au casque d'or est une oeuvre toujours aussi grande; ce n'est en rien un faux. Mais le fait d'être décrit à l'avenir comme une oeuvre anonyme ou attribuée peut-être à l'Ecole de Rembrandt la modifie à jamais. Et cette transformation diminue quelque peu le tableau et nous diminue nous-mêmes par voie de conséquence. Cette quête perpétuelle de la vérité peut se révéler être un processus douloureux et mortifiant. Il semble parfois que l'éducation ne consiste qu'à apprendre certaines choses pourdécouvrir ensuite qu'elles sont fausses.»
Il est difficile de ne pas épouser ce désenchantement. Et pourtant, ne posons-nous pas mal la question, victimes d'une conception moderne, héritée du romantisme, de la création artistique, conçue comme l'expression irrépressible d'un génie solitaire et incompris de son temps ? «Que des questions d'authenticité se posent à propos du peintre dont l'art semble avoir été consacré à faire de l'authenticité même une vertu cardinale» nous invite peut-être à faire preuve d'admiration historique, comme le voulait Renan, et à reposer la question en tenant compte des conditions propres à l'époque et particulières au peintre. En d'autres termes, la question rembranesque n'est-elle pas une autre forme de la question homérique ? Homère, ce n'est pas Homère, mais un certain nombre d'aèdes de génie qui ont brodé sur le canevas de la Guerre de Troie et du Retour. Rembrandt, ce n'est pas seulement un peintre génial, mais un maître d'oeuvre qui par son autorité, son style a développé une école où l'on faisait du Rembrandt et (mais c'est là ce qui fait problème pour nous) des Rembrandt. Autrement dit encore, si son génie n'est pasd'avoir peint l'Homme au casque d'or, il est que l'Homme au casque d'or est inconcevable sans l u i . Ou, plus largement, que c'est à lui que la peinture hollandaise du XVII' siècle doit d'être ce qu'elle est.
Admettons-le. Mais que de problèmes soudain dressés autour des notions d'identité, d'authenticité, d'unicité ! Pour élargir ou assouplir les critères modernes, à l'évidence inadaptés, il faudrait poser que la question de l'attribution diffère de celle de l'originalité et de l'invention, et oser prétendre, à l'encontre des puristes, qu'un Rembrandt authentique, c'est un tableau sorti de l'atelier du maître qui, signé ou non, présente toutes les caractéristiques (thème, facture, style) qui confèrent la spécificité rembranienne. Si cela ne vaut pas pour le marché de l'art, peu importe, cela vaut pour ce qui est infiniment plus important : la beauté, et l'admiration qu'on peut lui porter. Ainsi pourrait-on continuer à aimer, sans arrière-pensée, l'Homme au casque d'or, ou David et Saûl, ou tel autoportrait. La sagesse est ici dans un juste milieu, fait d'approximation et de probabilité, qui a l'avantage de préserver l'équilibre de l'immense édifice esthétique et spirituel fondé sur le nom même de Rembrandt.
Mais ce n'est là qu'une partie du problème. Car aussi complexe que l'identification de l'auteur, apparaît souvent l'identification du sujet de l'oeuvre. Cette autre difficulté, trop occultée jusque-là, revient en force comme élément déterminant, puisque c'est en lui que réside la relation de Rembrandt avec le réel ou , plus techniquement, avec la nature, plus sociologiquement, avec les commanditaires. La plupart des titres actuels ne répondent guère qu'à une tentative d'évocation reposant sur la description du tableau. Le meilleur exemple est celui de la toile dite de la Fiancée juive, signée et datée (mais les deux derniers chiffres sont illisibles), qui se trouve au Rijksmuseum. Ce titre n'est que l'une des interprétations du XIX' siècle. U n couple, de face, richement vêtu. L'homme, qui pourrait être le père de la jeune femme, l'entoure de son bras gauche,la main droite posée sur son sein. De quoi s'agit-il ? Double portrait ? Mari et femme ? Père et fille ? Scène biblique ? allégorique ? L'amour conjugal ? O u , combinaison de deux hypothèses, portrait d'un couple illustrant un thème ou représentant une scène ? L'énigme demeure. Où s'achève la réal ité d'époque, où commence la fiction intemporelle ? Où l'anecdote, où la figure ? Certes, pour nombre de tableaux, la Bible fournit une réponse plausible à de tellesénigmes. Claudel,qui a vu Rembrandt comme un contemporain d'Abraham et de Laban, a dit de façon inoubliable «la séduction que la race juive, tout entière engloutie dans l'immémorial et dans le fouissement infatigable de la lettre et de la fripe, a exercée sur lui : il hume de toutes parts autour de lui cette bonne odeur, ce foetor judaicus qui faisait hennir les chevaux de Pharaon». Reste que même ces scènes-là, dont beaucoup n'avaient jamais ou rarement été représentées, le sont de manière assez indistincte pour favoriser l'hésitation lorsqu'il s'agit de déterminer l'épisode précis.Pourquoi ? Quel est le sens profond de cette impénétrabilité, de cette atmosphère spécifique qui est celle du songe, «quelque chose d'assoupi, de confiné et de taciturne, une espèce de corruption de la nuit, une espèce d'acidité mentale aux prises avec les ténèbres et qui sous nos yeux continue indéfiniment sa rongeante activité» (Claudel) ? La problématique a tôt fait de prendre sa véritable dimension, qui est celle du mystère.
L'ouvrage de Svetlana Alpers se place résolument et raisonnablement sur le seul plan de la problématique. Peut-on lui faire confiance pour en débattre avec pertinence ? O u i , sans aucun doute, mais avec de graves réserves, que je voudrais faire sans être désobligeant. Il faut savoir qu'il s'agit d'un livre savant, comme on leditd'une thèse, et américain: S. Alpers est professeur à l'université de Berkeley en Californie. Donc savant à la manière américaine, c'est-à-dire très déconcertante pour nous : confondante par l'ampleur de l'érudition, désarmante par l'usage qui en est fait. Est-ce le fait de n'avoir pas hérité de Descartes cette exigence de rigueur dans la conduite de la pensée ? Mais la manière de mener une étude confine à l'épreuve pour le lecteur français. Ce n'est pas que le fil du raisonnement soit jamais rompu, mais, comment dire, il n'est pas tendu :il boucle, festonne, vrille, ou pire encore, il s'effiloche, lance ses brins en touffes et en efflorescences. Avec beaucoup de patience et d'attention on s'y retrouve toujours, mais c'est après de tels détours que le propos en sort très affaibli. Car l'intuition la plus fine est comme bue par les lourdes démonstrations qu'elle met en branle, les hypothèses les plus judicieuses sont émoussées par les justifications laborieuses qu'elles appellent. A tout propos l'on s'égare en digressions de pure érudition, en exposes comparatifs plus ou moins convaincants et, il faut le dire, trop souvent, en lourdes et naïves évidences. C e jugement d'humeur est injuste pour cet essai, mais j'ai encore sur l'esprit le poids d'un essai de style et de sujet comparables {La place du spectateur, de Michael Fried) ou de telle thèse littéraire sur un poète contemporain, monument de conscience et de science inséparables de sottise doctorale, avec un investissement, un envahissement personnel accablant.
On en est loin ici. M a i s il faut savoir que Svetlana Alpers, qui connaît tout sur Rembrandt, ignore superbement tout ce qui peut être français. Or je maintiens qu'elle eût gagné à lire les pages d'Eugène Fromentin dans les Maîtres d'autrefois, l'introduction à la peinture hollandaise de Claudel, les ouvrages actuels de Paul Baudiquey, notamment Rembrandt et la Bible. Il faut savoir aussi que son livre est très directement tributaire de conférences données en Amérique en 1985. C'est dire qu'il est constitué d'études qui se suffisent à soi : la première porte sur la touche de Rembrandt, sa manière de traiter la matière picturale, à quoi s'ajoutent, comme pour compléter un sujet un peu étroit, des observations, très heureuses, sur la place et la fonction q u ' i l accorde aux mains dans nombre de toiles; la seconde sur le caractère théâtral que Rembrandt donne à toute réalité humaine quand il la transpose dans son art; la troisième sur l'atelier du peintre, la conception qu'il en a, le comportement qu'il y observe. Le quatrième chapitre est nouveau. S. Alpers s'est efforcée de nouer les trois études précédentes selon un lien de nécessité : elle la trouve dans la relation de Rembrandt à l'économie de marché. Pour s'affranchir du mécénat et gagner sa liberté, Rembrandt a tout fait, jusqu'à s'y ruiner, pour donner au produit artistique une valeur en soi, une valeur déterminée par la foi de l'offre et de la demande, et non plus par la commande du mécène. S. Alpers souscrit ainsi au mot de Descamp (XVIII* s.) : «Il n'aimait que sa liberté, la Peinture, et l'argent». Il faudrait résumer l'apport principal de chaque chapitre, qui remue beaucoup d'idées autour de beaucoup de connaissances. Ce serait trop long. S. Alpers n'aborde pas le problème de la désattribution, et c'est sage, mais son étude des aspects très novateurs de l'acte de création chez Rembrandt constitue une approche beaucoup plus ouverte et féconde de la notion d'authenticité.
Ainsi le mérite d'un tel ouvrage n'est pas de résoudre des questions. Il serait plutôt d'en poser. O u mieux encore de lancer la réflexion. J'avoue que cet aspect-là de la peinture me paraît comme une des plus fascinantes, j'écrirais pour un peu une des dernières aventures possibles de l'esprit. Partir d'un fragment de tableau d'un Primitif retrouvé par hasard chez un brocanteur ou dans une institution religieuse, le rapprocher par intuition, par souvenir ou par bonheur d'un autre fragment entrevu dans une pinacothèque d'Arezzo ou de Pistoia, postuler alors l'existence d'une oeuvre importante mystérieusement démembrée, traquer ce puzzle à travers le monde, retrouver un panneau de la prédelle au Metropolitan Muséum, un autre à Saint-Pétersbourg, un volet au Dahlem, un autre sur le point d'être vendu à Drouot, et le pinacle dans les greniers du musée des Beaux-Arts de Saint-Etienne (dans la Loire : quand on rêve, pourquoi lésiner ? d'ailleurs du moment que ce musée conserve une prédelle de Louis Bréa, tout est permis), et présenter au monde ébloui un polyptyque inconnu de Sassetta... Quoi encore ? A force de patience, de minutie, percer l'identité du Maître de Moulins o u , plus modestement, établir la filiation du retable d'Ambierle... O u i , je rêve tout haut, et bien naïvement. Il y a beau temps que le profane est exclu de ces hautes aventures, réservées à un petit nombre de grands savants, vertigineusement érudits et pourvus de moyens qui laissent de moins en moins de place à la divine surprise - et le tout sous le contrôle sévère des énormes enjeux financiers... Le profane, lui, a même toutes les peines du monde à suivre ces péripéties, et de loin : qui a le loisir de fréquenter les grandes expositions à travers le monde, qui a les moyens de se procurer leurs luxueux catalogues, de suivre les publications disséminées dans les revues savantes ? Il faudrait que les privilégiés qui approchent ces merveilleux secrets aient la charité de nous en faire part. Mais les livres de ce genre sont rares, très rares. Les vrais spécialistes sont trop savants et ne peuvent plus concevoir la vulgarisation, et ils ont autre chose à faire.
Cela reste un rêve, nourri de quelques miettes, un rêve, comme de s'aventurer dans les lointains bleutés de Patinir. C e l a suffit à l'imagination. Et l'on y gagne au moins d'être sûr que Rembrandt est toujours Rembrandt.»
Source: LE BULLETIN DES LETTRES, numéro 513, 15 février 1992, p.41