Croyance

«Tenir pour vrai », dit le philosophe, 1... tenir pour vrai ce qui n'est que possible ou probable et tenir ainsi dans l'existence! Nous n’avançons pas dans la vie de certitude en certitude, comme le géomètre, nous allons de croyance en croyance comme l'amoureux. Se lever est un acte de foi dans le jour qui vient, manger est un acte de foi dans les fruits de la terre ou dans l’industrie qui les prépare pour nous. Et à plus forte raison, prier, voter, partir à la guerre, éduquer, soigner. Vivre c’est croire. Bien vivre c’est bien croire.

Mais qui se soucie du bien croire? On enseigne les sciences qui permettent de bien savoir, les techniques qui permettent de bien faire, mais pour ce qui est du bien croire chacun est abandonné à lui-même. Toutes les croyances ont sombré dans un même discrédit, toutes paraissent équivalentes, même dans les arts d’où l’on a chassé l’idée de beauté. Connais et fais ce que tu dois... crois ce que tu voudras.

C'est pourquoi la culture, où domine la croyance, perd de son intérêt, entraînant l'éducation dans sa disgrâce; mais dès que l'on se soucie de nouveau du bien croire, la culture redevient enthousiasmante. Bien croire c'est danser sur une corde raide, c'est éviter d'un côté les pièges de la crédulité, de l’illusion, de l’idolâtrie, du fanatisme, du conformisme, et de l'autre ceux de la lucidité, du scepticisme, du cynisme et de l’isolement. « La lucidité est le pire des aveuglements quand on ne voit rien au-delà de ce qu'on voit », disait une jeune philosophe à propos d’une personne revenue de tout et obsédée par le désir de ne pas être dupe. Demeurer assez lucide pour échapper au fanatisme et conserver assez de ferveur pour embrasser les causes qui font les sociétés.

Pour éviter tous les pièges, il faut avoir bu aux grandes sources tout en conservant la vigilance de l’animal sauvage, toujours aux aguets même dans la contemplation. C'est peut-être le souvenir de tel personnage de Molière, Arnolphe par exemple, qui nous évitera d'échapper à la croyance en un amour réduit à la possessivité.

Bien croire c'est croire aux bonnes choses, de la bonne manière, mais cela ne suffit pas, il faut aussi y croire au bon moment. Le kairos est à la croyance ce que la lumière est à l’évidence. Croire aux bonnes choses : à la promenade en plein air qui nous régénérera, à la promesse d’un véritable ami. De la bonne manière: avec l’intensité qui convient à l’objet, sans en remettre, en réservant son enthousiasme aux choses suprêmes. Au bon moment: c’est aujourd’hui que le fruit est mûr!

N'est-ce pas aussi la sagesse que nous définissons? Croyance est un autre de ces mots qui enferment toute la philosophie. Apprendre à bien croire c'est rechercher l'opinion vraie dont parle Platon. On a besoin pour cela d'avoir accès aux grandes traditions et de prendre appui sur des institutions solides.

1- Emmanuel Kant, celui qui a le plus contribué à la réflexion sur ce sujet. Tenir pour vrai: fürwahrhalten La croyance, précisera Paul Ricoeur, désigne une « attitude mentale d’acceptation ou d’assentiment, un sentiment de persuasion, de conviction intime »(Article Croyancede l'Encyclopédie Universalis).

Essentiel

Bien croire c’est aussi la condition à remplir pour tenir en respect le barbare assoupi au fond de chacun d’entre nous, du plus savant au plus ignorant. Qui peut dire qu’il aurait résisté à la séduction d’un Hitler et à la tentation totalitaire qui s’y rattachait? Le philosophe réputé le plus grand de son temps, Martin Heidegger et un éminent psychiatre, Hans Prinzhorn n’y sont pas parvenus.

Il est aussi très difficile de résister au conformisme, à l’opinion majoritaire. Le reniement de Pierre dans l’Évangile est le comportement normal. Même quand le risque d’être rejeté par la majorité est minime et sans conséquences graves, nous taisons les opinions qui pourraient déplaire à cette foule que Platon appelait le gros animal. Chacune de ces petites lâchetés renforce le barbare en nous.

Simone Weil appelle idole les causes et les opinions auxquelles nous nous accrochons pour vivre jour après jour.

« Faute d'idoles, il faut souvent, tous les jours ou presque, peiner à vide. On ne peut le faire sans pain surnaturel. L'idolâtrie est donc une nécessité vitale dans la caverne. Même chez les meilleurs, il est inévitable qu'elle limite étroitement l'intelligence et la bonté.»1

Simone Weil se reprochait comme une faute grave, impardonnable, le pacifisme auquel elle avait adhéré par conformisme, au cours de la décennie 1930.

Nous ne pouvons pas regarder le soleil en face. Nous lui tournons le dos et nous le remplaçons par les objets que nous parvenons à distinguer dans l’ombre que nous projetons sur le réel.

Il faut rester tourné vers le soleil, en fermant les yeux lorsqu'il devient trop éblouissant. Et quand, malgré toute notre bonne volonté, nous lui tournons le dos, il nous faut chercher, par-delà l'ombre que nous projetons, la fleur ou l'oeuvre d'art que le soleil éclaire de l'intérieur.

1-Simone Weil, La pesanteur et la grâce.

Enjeux

Bien croire! La tâche paraît impossible : « La croyance se dérobe à quiconque voudrait en définir le principe fondateur et les limites. » L’auteur de cette remarque, Jean-Claude Guillebaud, a consacré un ouvrage complet, La force de conviction, à la crise de la croyance, crise provoquée par l’érosion des religions et par le progrès d’une science qui se limite de plus en plus au probable au fur et à mesure qu’il lui est possible de prendre la complexité en compte. À ceux qui voudraient s’éloigner de toute croyance, il rappelle qu’on ne vit pas sans croyance, qu’elle est un invariant anthropologique. Dans le même souffle, il dénonce les pathologies de la croyance, dont le fanatisme, et à l’instar de Chesterton qui s’en prend aux vertus chrétiennes devenues folles, il s’attaque à la croyance devenue folle, ce qui le conduit au thème classique de l’idolâtrie. Chemin faisant, après avoir évoqué, avec Marcel Gauchet, la modernité en tant que désenchantement du monde, il montre le danger que présentent ce qu’il appelle les réenchantements redoutables, « ces innombrables et puissants effets de croyances, (l’occultisme par exemple) introduits comme en contrebande dans un univers social que nous imaginons gouverné par la raison. » 1

« La croyance, conclut Jean-Claude Guillebaud, est constitutive de l'humanité de l'homme. C'est un besoin individuel, mais aussi - surtout - une affaire relationnelle. Insistons à nouveau sur ce point. On ne croit jamais seul. Le croire n'est pas solipsiste, comme le laisse imaginer le discours dominant. Croire, c'est aussi « faire confiance » et posséder un langage pour le dire. Cela implique un rapport à l'autre. La croyance appelle le lien, tout en étant produite par lui. Quoi que nous puissions prétendre, c'est aussi une démarche collective. Le verbe croire, disions-nous en reprenant Emmanuel Levinas, ne se conjugue pas au singulier. Or, si la croyance est nécessaire à tous, elle est redoutable pour chacun puisqu'elle se mue aisément en certitude figée. Dans sa dynamique propre, livrée à ses penchants, la croyance risque à tout moment de s'enivrer d'elle-même.

« Une telle ébriété la conduit à préférer, d'instinct, le dogme au cheminement, le catéchisme ânonné à la conviction réfléchie. Trop abandonnés à la dévotion, nous devenons presque immanquablement des fanatiques en puissance. Nous fermons derrière nous la porte du refuge. Pour cette raison, le croire humain, qu'il soit politique, idéologique ou religieux, exige un apprivoisement perpétuel. »2

1- Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Paris, Seuil, 2005, p.25.
2-Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Paris, Seuil, 2005, p.373.

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