Terrorisme et tuerie motorisée

Daniel Cérézuelle

Comment on devient tueur expert après avoir vu mille fois l'effondrement des tours de Manhattan.

 
Au mort inconnu de la seconde tuerie motorisée
Bernard Charbonneau L’Hommauto, 1967


Les réflexions que voici m’ont été inspirées, il y a quelques mois, par le film de Clint Eastwood « American sniper ».

Quoi de plus révoltant que l’interruption prématurée de vies humaines innocentes ? C’est une telle révolte qui, au lendemain de la destruction des tours du World Trade Center, conduit le héros ambigu du film à s’engager dans la guerre en Irak contre les combattants islamistes où il deviendra un tireur d’élite virtuose, revendiquant un tableau de chasse de 255 personnes.

Le réalisateur insiste sur le rôle décisif des média dans la transformation d’un brave type ordinaire en machine à tuer. En effet une des scènes du début du film nous montre le jeune homme dans sa maison du Texas qui assiste comme fasciné à la diffusion en boucle sur les chaînes de télévision des images de l’effondrement des tours de Manhattan en septembre 2001. Ce n’est pas une expérience personnelle, c’est au contraire la répétition du spectacle télévisuel d’une violence dont il n’est pas le témoin direct qui semble être à l’origine de son engagement dans la lutte militaire contre le terrorisme islamiste. Cette répétition d’images dramatisées d’un évènement lointain engendre une saturation psychique, une hypersensibilité, dont il ne peut se libérer qu’en se présentant au bureau de recrutement.

Or ce qui en 2001 menaçait le plus d’interrompre violemment des vies américaines innocentes, ce n’était pas le terrorisme mais une série d’évènements ordinaires dont personne ne s’indignait. Certes les terroristes d’Al Kaïda ont causé à Manhattan la mort de 2 750 personnes, mais, si l’on en croit les statistiques, la même année il y eut aux Etats-Unis 15 980 victimes de meurtres (dont 8124 par armes à feu), 42 196 victimes d’accidents de la route et 200 000 morts 1 imputables à des erreurs médicales et hospitalières . Si on pouvait donner un conseil aux ennemis des Etats-Unis ce serait celui-ci : « ne vous fatiguez pas à monter des attentats compliqués pour détruire des vies américaines, les Américains s’en chargent eux même et vous ne ferez jamais aussi bien qu’eux ». Et si on pouvait donner un conseil aux Américains ce serait plutôt : « si vous voulez vraiment protéger des vies innocentes, ne vous trompez pas de priorité, c’est d’abord chez vous qu’il faut agir ».

De fait, jusqu’à présent les Américains ont toujours été leurs pires ennemis. Même lorsqu’ils font la guerre, celles qu’ils ont menées à l’étranger n’ont jamais été aussi mortelles que celle qu’ils se sont faite entre eux.

Conflit armé Morts américains % population

Première guerre mondiale                           116 000  0,110 %
Deuxième guerre mondiale                          405 000 0,307 %
Vietnam                                                      58 000 0,030 %
Irak                                                               4 501 0,002 %

Total                                                          583 501

 

Guerre civile « sécession » 1861-1865          750 000 2,3%


Aux Etats–Unis comme chez nous, si on refuse la violence faite aux gens ordinaires, c’est à la tuerie motorisée et aux dysfonctions médicales et hospitalières qu’il faut s’attaquer en premier lieu. Mais comme le dit Pascal « la raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses » et nos esprits gavés par les média d’images et d’informations décontextualisées perdent aisément le sens de la mesure et des priorités.

Source

Notes

1-Ceci n’est pas spécifiquement américain : en 2013, un rapport sur la iatrogénie (conséquences néfastes liées aux soins), rédigé par le pharmacologue Bernard Bégaud et par l’épidémiologiste Dominique Costagliola, relevait que « des études de pharmacovigilance permettant d’avancer la fourchette de 10 000 à 30 000 décès attribuables chaque année en France à un accident médicamenteux ». Sans compter ceux dus à d’autres causes médicales ou chirurgicales. (Le Monde 04/05/2016).

 

 



http://culturevisuelle.org/dejavu/1653

À lire également du même auteur

Technique et désincarnation: approches de l’esprit du technicisme
Quand, pour retenir notre attention sur sollicitée, on auréole une chanson, un poème ou un tableau d’un spectacle multimédia éblouissant, sert-on la cause de l’art ou celle de la technique ?

Le plus dur des devoirs : La liberté chez Bernard Charbonneau et Jacques Ellul
Une opinion libre sur la liberté, chose rare. Dès que cesse la libération, on s’installe dans la liberté, ce qui est la façon la plus insidieuse d’y renoncer. Déboulonner les statues déjà par terre, c’est avouer son conformisme. La libe

Une lecture de John Muir
C'est à John Muir que les Américains doivent leurs parcs nationaux, mais c'est pour une autre raison que tant d'êtres humains se reconnaissent en ce marcheur solitaire: il a posé en termes clairs la question du sens de la vie dans la nouvelle soc

Une approche existentielle du progrès social
C'est l'expérience de la dépersonnalisation de l'existence qui a mis en mouvement la pensée de Charbonneau.

Vers la totalisation sociale
Charbonneau a grandi à l'ombre de la première grande guerre industrialisée de 1914-1918. Très tôt il acquiert la conviction que cette guerre ouvre le règne de la soumission complète de toute réalité à la logique technicienne et industrielle

La dialectique du système et du chaos
En assimilant le progrès à celui de la technique et de l’économie, la société du développement se délivre, certes, de la fatalité naturelle, mais elle crée en même temps une sur-nature sociale qui n’est souvent qu’une nouvelle fatalit

Le demi-tour devant la liberté
C'est la méditation sur la dérobade de ses contemporains devant les contradictions de leur époque qui a conduit Charbonneau à penser qu'un des principaux obstacles à la maîtrise collective du changement technoscientifique, c'est le lien intime




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?