Le mythe de ]ean Pic de la Mirandole

Louis Valcke

Malgré une renommée tôt acquise, Jean Pic de la Mirandole n’eut, tout compte fait, qu'une influence mineure sur ses contemporains et successeurs immédiats, et le souvenir qu’il laissa auprès des générations suivantes allait graduellement s’estomper. Bientôt, il ne serait plus guère qu’un nom que les brocards de Rabelais, le dédain pascalien et l’ironie de Voltaire allèrent un instant tirer de l’obscurité.

Jacob Burckhardt, cependant, créa la Renaissance, et Pic, que ses contemporains avaient prophétiquement appelé « la fenice degli ingegni » allait lui aussi renaître. Mais sous condition. Sous condition qu’il se conformât à ce que Burckhardt attendait de lui.

C’est en effet sur des bases neuves que le célèbre historien suisse avait restauré l’intérêt pour les études de la Renaissance, et c’est à partir de cette nouvelle vision qu’il se crut autorisé à donner de cette période une image qui, peu à peu et iusqu’à nos jours, allait s’imposer aux meilleurs esprits.

Dans sa Civilisation de la Renaissance en Italie, ouvrage qui date de 1860 et qui, bientôt devenu classique, deviendra un point de référence obligé pour toute étude de la Renaissance, Burckhardt défend une double thèse. D'abord, que la Renaissance serait un phénomène culturel né des conditions particulières qui prévalaient en Italie aux XIVe et XVe siècles, ensuite et surtout, que le mouvement humaniste qui accompagnait l’essor de la Renaissance, aurait contenu in nucleo les grandes articulations de ce que seront les temps modernes : la cassure d’avec le Moyen Âge, l’affirmation et l’exaltation de la pleine liberté de l'homme, qui, rejetant toute sujétion à quelque ordre ontologique que ce soit, se proclame seul maître de sa destinée. Cette conception, qu’on a dite prométhéenne ou faustienne, s’applique sans doute, au moins dans ses éléments essentiels, à la modernité, plus particulièrement au Siècle des Lumières, mais Burckhardt en décèle les prodromes dès le Quattrocento.

C’est à Jean Pic que Burckhardt fera appel pour symboliser la spécificité et la riche diversité de ce courant humaniste, mais méconnaissant l’ensemble de son oeuvre, c'est au seul Discours de la dignité de l’homme qu’il se réfère. De ce discours aux multiples facettes, authentique chef-d’oeuvre de la littérature néo-latine, Burckhardt ne retiendra que les quelques paroles par lesquelles le Créateur, s’adressant à Adam, confère à l’homme le privilège unique de la liberté :

Je t’ai placé au milieu du monde afin que tu puisses plus facilement promener tes regards autour de toi et mieux voir ce qu’il renferme. En faisant de toi un être qui n’est ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, j’ai voulu te donner le pouvoir de te former et de te vaincre toi-même; tu peux descendre jusqu’au niveau de la bête et tu peux t’élever jusqu’à devenir un être divin. En venant au monde, les animaux ont reçu tout ce qu’il leur faut, et les esprits d’un ordre supérieur sont dès le principe, ou du moins bientôt après leur formation, ce qu’ils doivent être et rester dans l’éternité. Toi seul tu peux grandir et te développer comme tu le veux, tu as en toi les germes de la vie sous toutes les formes (1).

En ce bref passage, souvent cité en exergue, tronqué et détaché de tout contexte, on crut découvrir la quintessence de la pensée de Pic, la proclamation de sa doctrine, sinon même le symbole et le manifeste de l’humanisme rinascimental tout entier : vision prométhéenne de l’homme libre, maître de son destin. Dès lors, Jean Pic devint l’idéal exemplaire, le prototype de l’humaniste du Quattrocento, et cette fonction paradigmatique fera désormais partie de son mythe...

C'est ainsi qu’Eugenio Garin, le maître incontesté des études rinascimentales en Italie, n’avait pas hésité à voir dans l’Oratio « l’évangile de la liberté radicale de l’homme » (2) et à en faire « le manifeste de la Renaissance » (3), car Pic y aurait élevé « l’humanisme philologique et rhétorique au niveau d’une métaphysique de l’homme créateur » (4).

La même idée se retrouve chez Ernst Cassirer. Paraphrasant Burckhardt et l’explicitant, il n’hésite pas à affirmer que le discours de Pic exprime la quintessence de l’idéal de la Renaissance : « n’y trouve-t-on pas, demande-t-il, effectivement condensé (sic), dans une simplicité, dans une concision grandiose, la totalité de son vouloir et de son savoir? » (5)

Plus récemment, un éminent seiziémiste affirmait encore : « on peut considérer le célèbre discours de Pic de la Mirandole [...] comme la proclamation urbi et orbi de l’avènement d’un monde nouveau où l’homme prend conscience de son éminente fonction » 6.

C’est ainsi qu’à partir de ces quelques paragraphes de l’Oratio s’est peu à peu constituée l’image mythique d’un Pic de la Mirandole prométhéen, symbole d’une époque de mutation, enfin tournée vers un avenir à construire, où l’homme et la nature se verraient pleinement réconciliés et réhabilités.


Par le relief qu’il acquiert dans l’oeuvre de Burckhardt, par la signification qu’il y revêt et surtout par l’influence qu’il exerce encore aujourd'hui sur les études de la Renaissance, ce bref paragraphe mérite plus ample considération. Or, il faut bien constater que, extraite de l’Oratio de hominis dignitate, la citation telle que donnée par Burckhardt apparaît détachée de tout contexte. Jamais, en effet, n’est-il fait état de quelque autre écrit de Jean Pic : le Commento, l’Heptaplus, les Conclusiones, le De ente et uno, les autres œuvres du Mirandolien, comme l°ensemble de sa vaste correspondance, furent toujours laissées pour compte. De plus, le titre si exaltant du Discours – titre qui n’est d'ailleurs pas de Pic lui-même – ne s’applique avec précision qu’aux trois premiers folíos d’un texte qui, dans les Opera omnia, en comprend dix-huit. Encore faut-il préciser qu’en ce préambule de trois pages, les paroles que le Créateur adresse à Adam ne couvrent que dix lignes !

Dix lignes sur l’ensemble de l’Oratio, dix lignes sur l’ensemble de l’oeuvre de Pic, voilà qui est bien peu de chose.

Pour brève qu’elle ait été, la carrière de Pic fut pourtant bien remplie, ses écrits furent nombreux, certains volumineux, et, dans leur variété, ils couvrent, ou au moins abordent à peu près tous les champs du savoir. De plus, à qui prend soin de les lire dans leur intégralité, ils permettent de suivre l’étonnante évolution de sa pensée. Or, par le choix de sa citation, comme par le sens qu’il lui donne, Burckhardt avait fixé cette pensée étonnamment fluide et protéiforme en un instantané qui devrait résumer toute la philosophie de Pic. C’était faire de Jean Pic de la Mirandole l’homme d’une fonction et d’une pensée uniques...


Plus que tout autre, cependant, Burckhardt aura eu le mérite de relancer l’étude historique de la Renaissance, et une lecture plus attentive de son oeuvre conduira à une reprise critique des thèses qu’il y propose.

En particulier, ayant attiré l’attention sur Jean Pic en en faisant le personnage emblématique qu’on sa vu, Burckhardt conduira nombre d’érudits à faire de l’oeuvre du Mirandolien l’objet de nouvelles études. De nouveaux horizons, de nouvelles perspectives n’allaient pas tarder à s’ouvrir : l’oeuvre de Pic, en effet, est très variée, non seulement par les problématiques qui y sont abordées, mais aussi par la diversité des points de vue que Pic y adopte. Dès lors, cette oeuvre, tel un Rorschach philosophique, pourra servir de support où chacun, moyennant une lecture correctement orientée, pourra retrouver les éléments qu’il désire y découvrir. Mais il importe de souligner que, malgré leur diversité, malgré même ce qui les oppose l’une à l’autre, ces nouvelles interprétations, pour la plupart, ne remettront jamais en cause la thèse essentielle de Burckhardt selon laquelle Pic aurait été prophète de modernité.

On n’aura pas ici à faire le relevé détaillé ni la critique des nombreuses facettes dont l’accrétion a peu à peu constitué cette figure mythique de ]ean Pic : ce relevé et cette critique ont déjà été effectués, avec toute la rigueur désirable, entre autres par Giovanni Di Napoli et par le P. de Lubac (7). Signalons également l’ouvrage de William G. Craven. En son temps, cet ouvrage, quelque peu iconoclaste, fit scandale, surtout en Italie (8), mais il faudra néanmoins en tenir compte.

Craven englobe en sa critique tous ceux qui, dans la mouvance de Burckhardt, se seront construit une conception de l’oeuvre mirandolienne à partir de tel ou tel des traits qu’ils y auront lus, et à partir desquels va peu à peu se constituer l’image mythique de ]ean Pic : libération de l’homme pour Cassirer, orgueil prométhéen du mage pour D.-P. Walker et Frances Yates, rationalisme religieux et déisme selon Saitta et Pusino, préréformisme pour Kieszkowski, pélagianisme pour Herschel Baker et Enno Van Gelder. Tout cela se produira sous l’influence, prédominante sinon exclusive, du néo-platonisme selon Anagnine, de l’hermétisme selon Yates, de Nicolas de Cuse, selon Cassirer ou de l’averroïsme selon Bruno Nardi (9).

Poursuivant l’impulsion donnée par William Craven, Giuseppe Tognon écrivait plus récemment :

Aux légendes ironiques ou ésotériques d’un temps, les auteurs des études plus récentes finissent par substituer, sous l’influence de leur propre philosophie, de savantes légendes dont l’arbitraire n’est pas moindre. D’un Pic néo-platonicien, scolastique, averroïste, syncrétiste, mage, monstre de mémoire, révolté, l’on est passé au Pic païen, ou chrétien malgré lui, héros de la rupture avec le Moyen Age, moderniste, initiateur de la libre pensée, symboliste, existentialiste, ou au Pic théologien, fidèle à l’orthodoxie, « figure la plus pure de l’humanisme chrétien » (10).


Notons, cependant, que la plupart des interprétations ainsi relevées reposent, non sur le pur imaginaire des interprètes, mais sur des bases textuelles précises et pertinentes, tant est riche et variée l’oeuvre de ]ean Pic. En effet, il n’est pas exagéré de dire que cette oeuvre se situe au point de convergence de tous les courants philosophiques et théologiques qui agitaient l’époque où elle fut écrite et qu’elle en porte les traces.

En d’autres mots, chacun de ces interprètes a réussi à dégager, à partir des textes de Pic, un aspect réel, une facette authentique de son oeuvre ou de sa vie, mais les aspects ainsi dégagés et isolés ont souvent été absolutisés, et présentés tour à tour comme s’ils exprimaient l’intuition fondamentale de Pic, comme s’ils recelaient la clé unique permettant, à elle seule, de dévoiler la « vérité » de toute l’oeuvre, et ces interprétations tendent dès lors à présenter de la pensée de Jean Pic une vision monolithique, statique et fixiste, comme si cette pensée n’avait jamais connu d’évolution, ne s’était jamais remise en cause. 

C’est ici que le bât blesse. Tout lecteur de Pic lui reconnaîtra une extraordinaire curiosité intellectuelle, une soif inextinguible de savoir qui, mises au service d’une intelligence et d’une mémoire exceptionnelles, l’ont poussé à explorer toutes les voies de recherche qui s’ouvraient à lui. Or, Pic est mort alors qu’il n’avait que 31 ans. Sans être aussi exigeant que Platon, qui plaçait la barre de la maturité philosophique à 55 ans, comment croire que, malgré son très réel génie, cet homme encore si jeune ait pu concevoir une authentique synthèse philosophique, ou, au moins, en posséder le germe essentiel ? Et ce, d’autant plus que Pic, l’esprit toujours en éveil, ne se satisfaisait jamais des idées reçues; que, s’il voulait aborder toutes les écoles de pensée, se mettant pour cela à la lecture ou à l’écoute des maîtres les plus prestigieux, il refusa toujours de jurer allégeance à aucune d’elles, ou de se reconnaître comme disciple d’aucun d'eux, à la grande déception tant de Ficin que d’Elia Del Medigo ou de Savonarole. Comme Pic le proclame dès son Discours de la dignité de l’homme, « je me suis donné pour méthode de ne jurer par personne, mais de fréquenter tous les maîtres de la philosophie, d’en scruter toutes les pages, de connaître toutes les familles » (11). Cette disponibilité, cette souplesse et l’inquiétude de son esprit rendent a priori improbable que ce jeune homme, en pleine période de formation intellectuelle ,n’ait jamais connu le doute, ne se soit jamais remis en question et, pourquoi pas ? n’ait jamais rejeté ou renié, au moins en partie, ses conceptions antérieures.

Si Jean Pic avait eu le temps de laisser éclore sa pensée et de la voir mûrir en lui, les écrits qu’il nous a laissés seraient certainement rangés aujourd’hui parmi ses « écrits de jeunesse », avec toute l’attente, mais aussi toute la condescendance que cette appellation coutumière implique. Comme le faisait remarquer Paul O. Kristeller, tous les écrits de Pic datent de cette période de la vie où, l’esprit étant encore malléable, il est normal que les conceptions, non encore cristallisées, se modifient plus fréquemment et plus rapidement que lors des années de plus grande maturité (12). Rappelons également le jugement que Campanella avait porté sur Jean Pic : « Je l’estime grand, disait-il, plus pour ce qu’il aurait bientôt fait, que pour ce qu’il fit » (13).

En effet, chercheur intègre, infatigable, inquiet, difficilement satisfait, Pic est mort trop jeune pour que les lignes directrices ou la simple ébauche d’une conception systématique aient pu se fixer en son esprit, comme le notait encore Paul O. Kristeller.

Non pas que la démarche de Jean Pic ait été superficielle, ou qu’elle ait manqué de cohérence. Seulement, c’est la cohérence d’une recherche, tendue vers une vérité à découvrir; qu’elle a cru découvrir sous différentes formes ou en différentes écoles : questionnements, orientations, tentatives, parfois poussés très loin, parfois abandonnés rapidement, bien plutôt qu’aboutissement, achèvement ou repos de l’esprit. Mais cette recherche est sous-tendue – c’est là sa cohérence et le principe de son unité – par un souci constant. Chez Jean Pic, et tout à l’opposé du discours faustien qu’on a voulu lui faire tenir, ce souci est, avant tout, un souci religieux, un souci chrétien.Toutes les disparités, les réorientations que l’on peut noter dans son oeuvre comme dans sa vie s’effacent ou, mieux, se justifient logiquement à partir de ce souci unique qu’est pour Pic, la quête du salut telle que proposée par la doctrine chrétienne dans l’unité qui était sienne avant la Réforme. C’est d’ailleurs ce qu’aujourd’hui la plupart des interprètes de sa pensée s’accordent à reconnaître (14).

C’est, en fait, ce souci religieux qui sera à la base de sa démarche intellectuelle, qui donnera leur vrai sens à ses recherches et à ses explorations sans trêve et qui permet de comprendre l’enthousiasme avec lequel il accueillera toute philosophie, tout mythe, toute tradition, bref tout témoignage, quelle qu’en soit la provenance ou l’origine, à condition de pouvoir y lire une confirmation des dogmes chrétiens comme doctrine de salut. Et cette condition marque aussi avec précision les limites de l’intérêt que Pic prendra à ces témoignages, comme de la confiance, toujours conditionnelle, qu’il leur accordera. C°est pourquoi, il n’est pas exagéré de dire avec Fernand Roulier que « la pensée de Jean Pic se résume bel et bien dans cette affirmation : la valeur d’une doctrine autre que le christianisme s’apprécie à sa conformité à la vérité catholique » (15).

En d’autres mots, pour Pic, fidèle en cela à la scolastique, la philosophie est bien l’ancilla theologiae de la tradition et c’est pourquoi, en contrepartie, pour ainsi dire, le Mirandolien se sentira toujours fort libre à l'égard des différentes écoles ou orientations philosophiques que sa quête incessante lui aura permis de rencontrer.

C’est donc en sa foi religieuse que, d’une façon sans doute paradoxale, Jean Pic trouvera la meilleure caution et la meilleure justification de l’autonomie et de la liberté de sa pensée, précisément parce que la vérité qu’il recherche est, d’abord et essentiellement, vérité religieuse, et seulement de façon secondaire, vérité philosophique. C’est cette hiérarchie que Pic exprime dans une lettre à Alde Manuce, écrite en 1490 :

Quant à toi, dispose-toi à la philosophie [...] de façon à te rappeler qu’il n’y a pas de philosophie qui nous détourne de la vérité des mystères : la philosophie cherche la vérité, la théologie la trouve, la religion la possède (16).



C’est, pensons-nous, en cela que réside l’intérêt tout particulier de l’oeuvre de Jean Pic. Il resta, sinon toujours en fait, du moins en intention, fidèle à ce cadre général (17). Il s’y est peut-être senti à l’étroit ; jamais il n’a tenté, ni d’en sortir, ni de le briser. Il n’est aucunement « révolutionnaire », en aucun des sens que ce mot peut avoir aujourd”hui; il n’est même aucunement réformateur, et il serait vain de chercher en ses écrits quelque prodrome de la Réforme (18), sauf, peut-être, à travers l’influence que la spiritualité de Jérôme Benivieni a pu exercer sur lui.

L’intérêt de l’oeuvre et de l’évolution intellectuelle de Pic ne réside donc pas dans quelque non-conformisme qui l’aurait conduit à ébaucher ou à anticiper, même inconsciemment, certains traits de la modernité. Sa pensée et sa réflexion se meuvent tout entières à l’intérieur du cadre philosophique et théologique qu’il avait reçu en héritage. Mais, comme ce fut le cas de tant de scolastiques, d'Abélard à Ockham et Scot, mais aussi d’Albert et de Thomas, les exigences théologiques incitèrent Pic à une analyse approfondie et critique des concepts fondamentaux véhiculés par les diverses traditions philosophiques qu’il a pu connaître. Or, en cela, son choix était particulièrement vaste : Platon ou Aristote, mais aussi le néo-platonisme de Plotin ou de Denys, les stoïcismes, Thomas ou Augustin, le panorama scolastique, des Arabes aux « terministes » parisiens, sans oublier les germes présocratiques, les diverses traditions orphiques, la Cabale des « sages hébreux »... Pic étudiera toutes ces orientations, toutes ces voies d’approche, toutes ces conceptualisations, pour elles-mêmes, pour leur valeur de vérité propre, mais aussi pour tenter de découvrir parmi elles, celles dont le langage sera le plus apte à exprimer les vérités de la théologie.

 Somme toute, et d’une certaine manière, à être trop rigoureusement, l’une, maîtresse, l’autre, servante, philosophie et théologie vont, chez Pic, tendre à inverser leur rôle : le respect des contraintes théologiques, en effet, le conduira à une analyse de plus en plus rigoureuse des concepts philosophiques et cette analyse lui permettra de mieux saisir la portée véritable de chacun d’eux, avec leurs significations précises, leurs exigences, et leurs implications nécessaires (19).

C’est ainsi qu’en un temps très court – les dix ou douze années que durera sa « carrière » philosophique – Jean Pic ne cessera d’approfondir sa pensée et de mûrir ses conceptions. 

En un premier temps, en effet, Pic se fera le porte-parole éloquent de la scolastique, dont il défendra la méthode et l’exigence de rigueur démonstrative qui la caractérise, contre les facilités de l’éloquence humaniste : ce sera le De genere dicendi philosophorum. Par la suite cependant, et principalement sous l’influence du néo-platonisme, son discours, en apparence au moins, changera du tout au tout : c'est précisément de cette période que date le célèbre Discours de la dignité de l’homme.

Or, le néo-platonisme tend à oblitérer les distinctions entre les différents plans de la réalité. Pic alors, et sous cette influence néo-platonicienne, fera sienne cette représentation « orphique » de la Nature, si caractéristique de l’humanisme italien du Quattrocento qui, pendant un temps, marqua les forces vives de la pensée occidentale. Par rapport à la scolastique, cette attitude, essentiellement animiste et vitaliste, apparaît souvent comme une régression en ce qui concerne la conception que l’homme se fait de sa relation au monde et de la cosmologie qu’elle suppose (20).

Pic cependant, pour des considérations tant d’ordre philosophique que théologique, s’estimera tenu de faire la critique du néo-platonisme et de ses implications cosmologiques. Ce sera le De ente et uno, qui date de 1491. Dans sa brièveté, cet opuscule marque un tournant décisif dans la démarche de Jean Pic qui en revient alors à un discours beaucoup plus sobre et mesuré où il réaffirme, avec un souci de rigueur renouvelé, la nécessité d’établir des démarcations claires entre les différents ordres de la réalité, comme, par exemple, et précisément, entre l’ordre du profane et l’ordre du sacré, entre le symbole et son objet, entre l’ordre du discours et l’ordre du réel. Cette distinction sera chez Pic d’autant plus marquée qu’elle transparaît jusque dans la disposition même de ses dernières œuvres. Durant sa période « orphique », en effet, l’inspiration mystique et l’inspiration « scientifique » se côtoient dans les mêmes ouvrages au point d’y être inextricablement mêlées; mais il en va tout autrement vers la fin de sa vie. C’est alors en effet que Pic rédige sa vigoureuse réfutation de l’astrologie, les Disputationes adversus astrologiam divinatricem, ouvrage empreint de l’esprit critique le plus exigeant, mais c’est aussi en cette même période que Pic écrira ses oeuvres les plus proprement et exclusivement religieuses : façon, sans doute, de donner libre cours à cette tendance mystique qui fut toujours une composante essentielle de son être, tout en la dissociant de son œuvre proprement philosophique.

Il va de soi cependant que, même en cette dernière période, rien, chez Pic, ne laisse présager la révolution copernicienne. S’il critique et rejette la cosmologie du néo-platonisme, ce sera pour en revenir à celle d’Aristote, et ce serait se méprendre gravement que de le dépeindre sous les traits d’un précurseur de Galilée. Mais dans le contexte de l’époque, le retour à Aristote, à son sens critique et à sa sobriété, était sans doute la condition nécessaire pour que la pensée occidentale puisse se libérer de la fascination qu’exerçait sur elle la résurgence néo-platonicienne…

L’évolution de la conception cosmologique de ]ean Pic de la Mirandole ne représente sans doute qu’un seul des nombreux fils qui tissent la trame de ses œuvres. Il apparaît cependant, fût-ce rétrospectivement, que c’est par cette évolution, à l’époque et dans les milieux où elle se produisit, que Pic a laissé sa marque la plus profonde et qu’il s’insère, dans l’histoire de la pensée occidentale, comme moment sans doute nécessaire, à travers lequel se dégage une première et vague ébauche de l’esprit cartésien (21). C'est cet itinéraire et cette évolution que, de reprises critiques en reprises critiques, nous nous proposons de retracer ici.

Notes
1. Burckhardt, tome 2, pp. 286-287. Notons que ce passage n’est pas, contrairement à ce que sa présentation laisse croire, une citation exacte, transcrite fidèlement, mais plutôt un amalgame des paroles que Pic attribue au Créateur, et du commentaire que Pic lui-même donne à ces paroles.
2. Garin (1963), p. 55.
3. Introduzione, Garin (1942), p. 23. L’expression sera reprise par Sam Dresden, que cite Chr. Heesakkers, p. 126.
4. Garin (1980), p. 88.
5. Cassirer, p. 113.
6. Margolin, p. 13.
7. Cf. Bibliographie : Napoli, Lubac.
Avant eux déjà Rocco Montano avait signalé que : « les énormités proférées par les historiens [à propos du génie prométhéen, novateur et prophétique de Jean Pic] ont été, d’une manière générale, tellement grossières que si on voulait les corriger, on courrait le risque de faire appel à un vocabulaire peu recommandable » (Montano, vol. I, p. 27).
8. Craven; quoique très unilatérale, cette critique doit être prise en considération; cf. cependant la sévère critique de cet ouvrage par Garin (1985), pp. 343-352.
9. Nardi, Mistica, pp. 55-74.
10. Boulnois-Tognon, p. XIII.
11. « At ego ita me institui, ut in nullíus verba iuratus, me per omnes philosophiae magistros funderem, omnes schedas excuterem, omnes familias agnoscerem » (Oratío, p. 140).
12. Kristeller (1965), p. 38.
13. Cité par Napoli, p. 494.
14. P.-O. Kristeller remarquait que « Pico seems to regard religion as the fulfilment of philosophy », Idem (1967) – Voir également dans la bibliographie les ouvrages de Avery Dulles, Eugenio Anagnine, Pierre-Marie Cordier, Giovanni Di Napoli, Henri de Lubac, William G. Craven, Jacques Quéron, Fernand Roulier, Heinrich Reinhardt, Olivier Boulnois-Giuseppe Tognon, August Buck.
15. Roulier, p. 124.
16. « Tu, quod scribis facturum, accinge ad philosophiam, sed hac lege ut memineris nullam esse philosophiam, quae a mysteriorum ueritate nos auocet; philosophia ueritatem quaerit, Theologia inuenit, religio possidet » (O. O., fol. 359).
17. Comme, parmi tant d’autres, mais de façon brève et percutante, le dit Charles Trinkaus : « Of Pico’s orthodoxy there could have been doubts, but of his Christianity, none » (Trinkaus (1970), vol. II, p. 524).
18. On peut même avancer que, sur le plan de la doctrine théologique ou de sa formulation, il fut, par rapport à la pensée théologique de son temps, de tendance nettement conservatrice. Fidèle au « ratiocentrisme » de la haute scolastique, il se montra toujours très critique à l’égard de cette via moderna, à laquelle, d'ailleurs, appartenaient la plupart des théologiens qui eurent à juger de ses Conclusiones en 1487. Ceux-ci, et non Pic, appartenaient à l’aile « progressiste » de leur époque.
19. Insistons-y cependant : souligner la genèse essentiellement théologique de la réflexion mirandolienne n’implique, pour autant, nulle intention de placer l’histoire de la pensée dans une perspective religieuse, ni, encore moins, de mettre la philosophie en une relation de dépendance par rapport à la théologie. Nous prétendons seulement rétablir la réflexion de Pic dans une plus juste perspective historique et montrer comment, née de cette préoccupation de foi, sa pensée s’est répercutée en dehors du domaine proprement religieux et ce, à travers les analyses conceptuelles auxquelles la réflexion théologique l’a conduite, comme on le verra ci-après.

Il s’agit là d’une métamorphose courante : il suffit d’évoquer, par exemple, les développements « laïcisants » implicitement contenus dès l°origine dans la pensée d’Ockham ou de Kant. Dans le même ordre d’idée, on peut rappeler, avec Alistair C. Crombie, que les premières tentatives de mathématisation de la physique se trouvaient déjà, en germe, dans les réflexions proprement théologiques concernant l’« intensité » de la présence des vertus théologales dans l’âme du baptisé, à laquelle Pierre Lombard avait fait allusion dans telles de ses Sentences; cf. Crombie (1979), vol. II, p. 97 et passim.
20. Lenoble (1969), p. 304. C’est ainsi aussi que peut sans doute se justifier le sens de « manifeste de la pensée moderne » que Dorez et Thuasne donnèrent au De genere dicendí philosophorum, cette lettre célèbre que Pic adressa à Ermolao Barbaro; voir ci-après : p. 119, n. 57.
21. Le jeune Descartes aussi, peut-on rappeler, acceptait comme allant de soi le jeu des « sympathies » et des « antipathies » qui régiraient l’univers; cf. son Traité de la Musique. 

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