La réplique ratée de 1982, ou l’incompétence démocratique du Québec
À notre époque festive, les Canadiens ne manqueront pas souligner le vingt-cinquième anni-versaire de la Charte canadienne des droits et libertés, la pièce maîtresse de la réforme consti-tutionnelle de Pierre Elliott Trudeau. Il se trouvera aussi des Québécois pour rappeler que le gouvernement Trudeau et ses troupes ont imposé sans vergogne cette réforme au Québec, à son corps défendant. Aussitôt viennent à l’esprit une sombre nuit de novembre 1981, le visage empourpré de nos élus aux abois à Québec, l’inextinguible rage de ceux qui s’estiment trahis par Trudeau qui avait solennellement contracté en 1980, devant le peuple québécois, la promesse de renouveler le fédéralisme canadien. D’autres, peut-être, en suivant les analyses de Guy Laforest, prétendront que le Québec a mal défendu son droit de veto historique devant la Cour suprême. Quoi qu’on dise de cette réforme au Québec, le propos touchera principalement la manière, répréhensible, dont elle a été faite, au mépris du consentement et de l’intégrité d’un des partenaires du Canada, voire de l’un des deux peuples fondateurs.
Pourtant, sur le contenu même de cette réforme, nos intellectuels et politiciens ont eu peu de choses à dire, si ce n’est pour déplorer, plutôt placidement, un « gouvernement des juges » dont plusieurs semblent s’accommoder fort bien. Or, beaucoup ont oublié le fait qu’en dotant le pays d’une charte des droits sanctionnée par les juges, Trudeau mettait en avant une théorie de la démocratie reposant sur trois propositions : 1- les ressorts internes de la démocratie parlementaire sont insuffisants pour protéger nos libertés; 2- cette protection passe par le contrôle judiciaire à l’américaine; 3- la charte fédérale doit devenir le fondement des libertés politiques des Canadiens. Chacune de ces propositions aurait mérité de larges débats. Pour toute réplique à la réforme de 1982, les gouvernants québécois n’ont su que se prévaloir, fort maladroitement, de la clause nonobstant pour soustraire la législation québécoise à la Charte canadienne. Pierre-Marc Johnson eut timidement l’idée de réclamer pour le Québec le droit d’affirmer la primauté de la Charte québécoise sur la Charte canadienne. Parvenus au pouvoir en 1985, les libéraux décidèrent de ne pas renouveler la loi omnibus dérogatoire. Les conditions de l’adhésion du Québec à la Loi constitutionnelle de 1982 qu’ils firent connaître en 1986 passè-rent sous silence les fondements des libertés individuelles. C’est une affaire classée, sur laquelle le gouvernement Bourassa et ses ministres avocats n’ont rien à redire. Les demandes québécoises ne concernent que sa reconnaissance comme société distincte, une meilleure garantie de certaines compétences et la récupération de son droit de veto constitutionnel; pour le reste, on ratifie gentiment la théorie trudeauiste des libertés.
Or, ce silence étonnant confirme une autre théorie chère à Trudeau : l’incompétence démocratique du Québec. Tout à la défense de sa différence collective, engoncé dans un nationalisme traditionnel, le Québec demeurait, aux yeux de Trudeau et de plusieurs de ses condisciples de Cité libre, une collectivité réfractaire aux lumières du libéralisme et minée par l’immoralisme et l’incivisme de sa classe politique. Puisqu’elle n’avait su ni développer le souci des libertés individuelles, ni montrer de génie particulier pour la démocratie parlementaire en raison de sa vieille accoutumance supposée à l’absolutisme catholique, la société canadienne-française devait être protégée contre elle-même et ramenée dans le droit chemin de la démocratie libérale. En 1958, Trudeau constatait que les Québécois se comportaient comme s’ils ne croyaient pas en la démocratie, un cadeau du ciel pour lequel ils n’avaient pas combattu. En 1982, Trudeau, homme d’action soucieux d’orthodoxie, a inscrit la confirmation de sa théorie dans la constitution.
C’est pourquoi, à mon humble avis, la réplique appropriée au « coup de force » de 1982 eût été que le Québec s’érige lui-même en garant de ses libertés, collective et individuelle. Pour toute réponse, nos dirigeants québécois n’ont offert que la jérémiade victimaire ou la supplication réparatrice à la manière de l’entente du Lac Meech. Dès 1975, le Québec avait adopté la Charte québécoise des droits et libertés de la personne que les péquistes ont soustraite, comme toutes les autres lois québécoises, à la Charte canadienne, mais sans aller plus loin. Or, le Québec aurait dû profiter de l’indignation causée par le rapatriement unilatéral de 1982 pour adopter une constitution écrite de l’État du Québec qui, reprenant les termes de la Charte québécoise et clarifiant les règles fondamentales de nos institutions politiques et administratives, aurait signifié à tous les Québécois que la garantie de leurs droits démocratiques et individuels découle de leur propre volonté collective. Au contraire de la réforme de 1982, qui n’a fait l’objet d’aucune consultation populaire, cette constitution du Québec aurait pu être élaborée par un processus constituant exemplaire, et ratifiée par référendum. Le Québec aurait pu même confier la sanction de cette constitution et de ses libertés à un tribunal spécial, créé par l’Assemblée nationale, dans la mesure où une clause dérogatoire enlève aux tribunaux supérieurs le pouvoir d’appliquer l’essentiel de la Charte canadienne au Québec. De plus, le Québec aurait pu justifier l’emploi d’une telle clause pour protéger sa propre constitution de la Charte canadienne tant et aussi longtemps que la réforme 1982 ne tiendrait pas compte de ses exigences minimales, dont sa vision des libertés. En laissant s’appliquer la Charte canadienne au Québec faute de prolonger la loi omnibus des péquistes, les libéraux de Robert Bourassa ont révélé qu’ils ne croyaient pas vraiment dans la force des libertés qu’ils avaient proclamées en 1975. La liberté démocratique est une chose trop sérieuse pour le Québec, qu’il vaut mieux laisser au grand frère fédéral, plus compétent en la matière.
En réalité, nos dirigeants politiques depuis 1982 ont décidé de tout miser sur la reconnaissance nationale, et de laisser en plan la liberté collective du Québec. Et qu’ont-ils obtenu en paiement de leurs vaillants efforts ? Une maigrelette résolution des Communes qui reconnaît les Québécois comme nation, au sein d’un « Canada uni ». Le « Canada-uni », c’est aussi le nom du régime d’union qui priva le Bas-Canada de sa liberté politique et cassa le mouvement républicain des Patriotes … Pierre Vadeboncoeur, autre plume éminente de Cité libre, avait vu juste en 1953 : « Le parti nationaliste n’est pas créateur d’institutions. Il est lui-même une institution et, comme tel, il n’est évidemment pas créateur. »