Les sondages délibérants

Andrée Mathieu
Les sondages, tels que nous les connaissons, cachent une forme de mépris pour les personnes interrogées. Leur publication cache une autre forme de mépris pour la population, car elle suppose que les électeurs seront influencés par l'opinion de la majorité: "Tout le monde le fait, fais-le donc"... Aussi, toute tentative visant à faire des sondages de meilleurs serviteurs de la démocratie ne peut qu'être applaudie. Le "sondage délibérant" permet un plus grand respect du citoyen interrogé, mais gare aux effets pervers!
Aux dernières élections fédérales, tout le monde aura remarqué l'importance accrue des sondages dans les médias. Est-ce parce que les électeurs expriment un profond mépris pour la scène et les acteurs politiques qu'on sollicite davantage leur participation? Mais de quelle participation parle-t-on?
    Le sondage est un instrument d'observation mis au point à partir de deux techniques qui existaient auparavant: l'échantillonage, qui appartient au domaine des statistiques, et la technique du questionnaire, utilisée pour la recherche en sciences sociales. Le traitement statistique des réponses à un sondage exige qu'on puisse répondre aux questions par "oui" ou "non", ou "je ne sais pas". Il ne permet pas à la personne interrogée de nuancer sa réponse. Comment ne pas y voir une forme de mépris pour l'électeur? Par ailleurs, le sondage téléphonique interrompt les activités d'une personne et lui demande de répondre à une série de questions sans lui laisser le temps de réfléchir. Une opinion, par rapport à un préjugé, est une idée qui a été travaillée par la réflexion et la discussion. À cet égard, le sondage d'opinion n'est qu'un prélèvement superficiel de préjugés ou d'idées toutes faites. Comment ne pas y voir une autre forme de mépris? Quant à la perspective d'être réduit à un numéro dans un groupe de "sondés", elle n'est pas de nature à flatter l'ego de l'électeur qui accepte de répondre au sondage... Ne serait-il pas plus respectueux pour l'individu interrogé de lui laisser le temps de réfléchir et de lui permettre de préciser sa pensée? Sans doute! Toutefois, il ne s'agirait plus d'un sondage d'opinion, mais d'une forme de consultation populaire dont le caractère scientifique du sondage ne saurait s'accommoder.
    Quand on oublie la rigueur des techniques d'échantillonnage et de formulation des questions, il est facile de confondre le sondage d'opinion avec toute autre forme de consultation populaire. Par exemple, dans Le Devoir du 9 novembre dernier, Pierre Bour- gault accusait Jean Allaire d'avoir "les fesses à l'air dans la contradiction". Monsieur Allaire avait reproché aux libéraux de ne gouverner que par sondages et monsieur Bourgault le soupçonnait de vouloir faire la même chose, en allant "écumer la province pour sonder les désirs de la population". Or, dans les rencontres organisées par le Groupe Action-Québec, les gens auront l'occasion de lire le rapport préparé par le groupe de réflexion, qui a précédé ces consultations, et d'en discuter entre eux. La différence fondamentale entre les sondages que l'on connaît et ce que se propose de faire le groupe de monsieur Allaire réside donc dans cette possibilité de réfléchir et de confronter son opinion avec celle des autres participants.
    Se pourrait-il qu'en assimilant l'opération du Groupe Action-Québec à un sondage d'opinion, monsieur Bourgault ait pressenti la réalisation prochaine du premier "sondage délibérant"? En effet, à Londres, au début de 1994, on réunira un échantillon aléatoire de quelques centaines de sujets britanniques dans un même studio pour une fin de semaine. Ces gens devront assimiler des articles sur un sujet d'intérêt public, consulter des experts, interroger des dirigeants politiques et discuter entre eux. Ensuite, on les interrogera sur leurs opinions et leurs options politiques.
    Ce nouveau type de sondage est l'initiative de James Fishkin, professeur de sciences politiques à l'Université du Texas. Selon monsieur Fishkin, les participants au "sondage délibérant" n'ont plus rien de commun avec ceux qu'on interroge dans les sondages ordinaires: "Ils deviennent représentatifs de ce que penserait l'opinion publique si elle était plus souvent amenée à réfléchir sur tel ou tel sujet, et de ce que serait une société hypothétiquement plus ouverte au dialogue."(1) Le professeur Fishkin voit son instrument comme une tentative novatrice de mettre les sondages au service de la démocratie. "Les hommes politiques ont été déconsidérés ces derniers temps. S'ils prennent sérieusement l'initiative, cela leur offrira peut-être de nouvelles formes de communication avec les électeurs." Bien que très intéressant du point de vue du respect des électeurs, le "sondage délibérant" pose toutefois de sérieuses questions sur le plan de l'objectivité de l'instrument. En effet, qui choisira les experts qui s'adresseront aux participants? Les commanditaires d'un "sondage délibérant" ne risquent-ils pas d'influencer la sélection de ces experts? Les résultats seraient alors biaisés dès le départ. Pour contrer ce problème, il faudrait donc s'assurer que toutes les tendances soient représentées au sein du groupe d'experts. Par ailleurs, puisque les participants auront été bien informés et qu'ils auront pu échanger leurs opinions, l'échantillon sera-t-il représentatif de la population en général? Sinon, quel usage pourra-t-on faire des résultats du sondage?
    D'une certaine façon, les sondages, tels que nous les connaissons, cachent une forme de mépris pour les personnes interrogées. Leur publication cache une autre forme de mépris pour la population, car elle suppose que les électeurs seront influencés par l'opinion de la majorité: "Tout le monde le fait, fais-le donc"... Aussi, toute tentative visant à faire des sondages de meilleurs serviteurs de la démocratie ne peut qu'être applaudie. Le "sondage délibérant" permet un plus grand respect du citoyen interrogé, mais gare aux effets pervers!

    (1). "Intelligences" dans Courrier international, no 157, nov. 1993

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