Morale et politique des épicuriens

Paul Janet
L'épicurisme a contribué, comme le cynisme, et aussi d'une manière négative, à préparer une morale plus large et plus humaine que la morale antique, en combattant le patriotisme étroit et l'esprit de cité qui étaient la base de la société. Leur politique était tout égoïste, et consistait à se désintéresser des choses publiques: «Ne nous occupons pas, disait Métrodore, de sauver la Grèce ni de mériter des couronnes civiques. La seule couronne désirable est celle de la sagesse.» Ils raillaient les systèmes de philosophie politique: «Certains sages, disaient-ils, se sont avisés de vouloir faire les Lycurgue et les Solon, prétendant régenter les États selon les lois de la raison et de la vertu.» Ce désintéressement abstrait à l'égard de la patrie et des autres institutions antiques avait au moins un avantage: c'était d'affaiblir les préjugés liés à ces institutions; par exemple, le préjugé contre les étrangers et contre les esclaves. Selon Épicure, l'homme politique doit mêler à la nation le plus d'étrangers possible. Pour les autres, il ne doit les traiter ni en ennemis ni en étrangers. Épicure recommandait au sage également la douceur envers les esclaves. Il les instruira, et philosophera avec eux. C'est un ami d'une condition plus humble; c'est par une bienveillance réciproque, suivant Métrodore, que l'esclave cessera d'être une possession incommode 1.

Malgré l'éloignement des épicuriens pour la science politique, c'est cependant à cette école qu'est due la première idée d'une conception qui a joué un grand rôle dans l'histoire de la science politique, la doctrine du Contrat 2: «Le droit, disait Epicure, n'est autre chose qu'un pacte d'utilité, dont l'objet est que nous ne nous lésions point réciproquement et que nous ne soyons pas lésés.»

Il affirmait encore que la «justice n'existe pas en soi. Elle n'existe que dans les contrats mutuels, et s'établit partout où il y a engagement réciproque de ne point léser et de ne point être lésé.» Point de société, point de droit: «À l'égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats, il n'y a rien de juste ni d'injuste. De même pour les peuples qui n'ont pas pu ou n'ont pas voulu faire de contrats.» Il disait encore que «s'il pouvait y avoir des contrats entre nous et les animaux, il serait beau que la justice s'étendît jusque-là». La justice est donc fondée par la convention et la convention a pour objet l'utilité réciproque. Nous retrouverons plus tard ces principes dans l'histoire de la politique moderne. Hobbes en construira le système de la manière la plus savante et la plus conséquente.

À défaut d'un système de politique, nous trouvons dans Lucrèce une histoire de la société, analogue à celle qu'imaginait Calliclès dans le Gorgias de Platon. Le poète nous expose, en termes magnifiques, la fondation des villes, l'institution des royautés, .la division des propriétés particulières. D'abord le courage et la beauté du corps furent les principales distinctions qui assurèrent la prééminence; mais bientôt la richesse ôta l'empire à la force et à la beauté. L'amour. de la richesse et de la domination donna naissance à la tyrannie, et la tyrannie provoqua la révolte: «Bientôt les rois furent mis à mort, et, l'antique majesté des trônes et les sceptres superbes tombèrent renversés; la couronne ensanglantée pleurait, sous les pieds des peuples,. sa splendeur passée: car on outrage avec plus de fureur, ce qu'on a craint trop longtemps. Comme chacun aspirait en même temps à la domination, on institua des magistrats, et l'on fixa des droits pour qu'ils fussent obligés d'obéir aux lois; sans: cela, le genre humain fatigué eût péri par la discorde; chacun cherchait la vengeance; la violence répondait à la violence; l'injure retombait sur celui qui l'avait faite. Aussi les hommes fatigués se précipitèrent d'eux-mêmes sous le joug des lois.» Voilà l'histoire de la société politique. La force créa les royautés, la force les renversa, et une crainte réciproque donna naissance aux magistratures. Tel est le tableau de Lucrèce: Dans le vague de ce récit poétique, il ne faut pas chercher de système rigoureux: on y entrevoit cependant les premiers linéaments du système politique de Hobbes. Le plus clair, c'est que le principe péripatéticien de la sociabilité naturelle des hommes est tout à fait oublié dans cette histoire et devait l'être, car il n'a point sa raison dans la philosophie d'Épicure.


Notes
1. Pour ces différents textes, voir Denis, Histoire des doctrines morales dans l'antiquité, t. I, p. 299 et suiv.
2. Voir Guyau, la Morale d'Épicure, p. 117, et Denis, p. 417



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