Croissance infinie et déplacements de populations, l’aveuglement de l’Occident
La rentrée parlementaire et le remaniement ministériel au Québec auraient pu offrir l’occasion d’un examen lucide de nos choix de société. Mais, comme ailleurs en Occident, le débat public préfère tourner autour des symptômes plutôt que des causes de ce que nous voulons changer. Nous aimons accuser la mauvaise gestion de l’État ou les quotas d’immigration, la laïcité ou Donald Trump, de nous empêcher de tourner en rond — rareté des logements, pression sur les services publics, fractures identitaires, tarifs douaniers — ils sont réels et nous devons les affronter. Or, la vérité la plus dérangeante se trouve ailleurs : dans notre addiction collective à la croissance infinie.
L’Occident s’est mué en machine à désirer. Nos berceaux se vident, mais nos marchés exigent toujours plus de bras et de ventres pour alimenter le banquet consumériste. Ce n’est pas seulement par humanisme « d’inclusion », religieux ou politique, que les frontières s’ouvrent. Même à Gaza, « The Great trust » a besoin de nouveaux consommateurs, de loyers supplémentaires, de dettes à contracter, de flux à entretenir.
Nous avons troqué la communauté pour le marché, le bien-vivre pour le bien-vendre. Nous osons dénoncer les tensions de l’immigration, mais jamais l’idéologie de la croissance qui la rend nécessaire : l’étranger devient l’écran commode derrière lequel nous cachons notre propre fantasme. Ce déni, en Occident, est devenu une seconde nature.
Au Québec, le discours est bien rodé : vieillissement démographique, pénuries de main-d’œuvre, nécessité d’attirer des travailleurs étrangers. Mais ce n’est souvent qu’une paresse intellectuelle. Au lieu d’investir dans notre productivité, notre capital humain et nos entreprises locales, nous gonflons artificiellement la population. Résultat : nous croyons bâtir la prospérité, mais nous fabriquons une subordination, surtout aux investisseurs étrangers, renforcée par la péréquation fédérale et par une culture d’assistanat qui nous maintient sous perfusion.
Banquiers, industrie, marchés, patronat et chambres de commerce, tout comme les puissants syndicats, engrangent puis, à grands coups de bureaucrates et de « top guns », on nous redistribue ensuite la richesse.
Ce modèle n’est pas le fruit du hasard. Il correspond aux prescriptions des grands cabinets-conseils — McKinsey, BCG, Bain & Company — nouveaux prêtres d’un capitalisme qui rêve de courbes ascendantes et d’échelles infinies. Pour eux, l’immigration ou le déplacement de populations n’est pas un projet humain, mais une variable statistique : leur salut.
Le paradoxe est cruel. Moins de consommation signifierait moins de besoins, donc moins de main-d’œuvre importée. Mais qui ose dire à l’Occident repu qu’il doit réduire ses appétits ? Qui rappelle que le vrai progrès consiste parfois à ralentir, à alléger, à réapprendre l’art de nous suffire ? Et de ne pas souffler sur les braises de l’environnement ?
Et ce tabou a un coût moral. En attirant les forces vives des pays pauvres pour combler nos besoins égoïstes, nous contribuons à les maintenir dans leur misère. Nous privons ces sociétés de leurs jeunes, de leurs soignants, de leurs ingénieurs — puis nous envoyons une aide internationale, fût-elle sous la forme de « la nouvelle Riviera du Moyen-Orient », comme si elle compensait la spoliation. Sous couvert de grandeur d’âme et « d’équité », nous entretenons la dépendance réciproque : eux de notre argent, nous de leurs bras.
On nous répète que plus de consommateurs font baisser les prix grâce aux économies d’échelle. C’est peut-être vrai dans les équations sèches des économistes. Mais le bas prix se paie cher en perte de culture, de cohésion, de mémoire. Puis il augmente encore. Nous vivons dans des mégapoles saturées, mais vides de sens. Ce que nous gagnons en volume, nous le perdons en profondeur humaine.
Or, l’immigration n’est pas en soi à craindre, au contraire. Elle peut enrichir, innover, rajeunir des sociétés vieillissantes. Mais elle cesse d’être une promesse quand elle est réduite à une mécanique économique d’algorithmes. L’accueil demande plus : il exige une vision de la citoyenneté, de nos limites, une réciprocité véritable. Sinon le ressentiment risque de se radicaliser : c’est là une constante de l’Histoire que l’on peine aujourd’hui à enseigner « comme du monde. »
La vraie question est donc : voulons-nous rester prisonniers d’une civilisation de croissance ? Continuerons-nous à camoufler nos excès derrière l’alibi humanitaire naïf ou aurons-nous le courage d’affronter notre propre voracité ? Tant que nous refuserons de briser ce miroir, nous accuserons l’étranger d’être l’intrus. Mais l’intrus véritable, c’est notre appétit insatiable.
L’immigration massive n’est pas le problème. Elle est le symptôme. La maladie, plus intime et plus inavouable, ne serait-elle pas notre peur viscérale de la régulation disciplinée de la croissance, de la sobriété ? … au détriment même de notre autonomie.


