«Que les hommes écoutent et comprennent, car du choix qu'ils feront entre la lumière et les ténèbres dépend leur sort. Celui que Dieu préfère, c'est le bon laboureur de la terre des hommes .. Je marche vers la lumière de toute la force de mon désir ... Donne-nous la force, qui est la tienne, celle de créer la joie future des hommes ... Je veux créer des œuvres qui travaillent dès l'aube à l'accroissement du jour, des œuvres qui réjouissent le regard d'un dieu à la lumière du soleil.» (Zarathoustra, les Gâthâs, 7e siècle avant notre ère)
«Parle avec la langue, comme tu penses avec ta pensée et agis de tes mains selon la perfection de la pensée.»(Dênkart, 7" siècle de notre ère)
Le philosophe allemand Karl Jaspers prétend qu'une étape décisive se serait accomplie dans l'histoire de l'humanité à peu près cinq cents ans avant notre ère. Une libération intellectuelle et morale aurait eu lieu, par laquelle les humains auraient commencé à prendre conscience de leur être et de ses limites. De grands sages et de grands prophètes sont plus ou moins contemporains: Confucius et Lao-Tseu en Chine, Héraclite et Homère en Grèce, Isaïe et Jérémie en Israël, le Bouddha en Inde et Zarathoustra en Perse.
Nietzsche* a su estimer avec justesse l'ampleur du renversement moral effectué par Zarathoustra, lorsqu'il écrit: «J'ai dû rendre hommage à Zarathoustra ... Zarathoustra, je suis comme toi cet homme prédestiné qui détermine les valeurs pour des millénaires.» (1) Pour Garaudy, Zarathoustra est le premier des grands prophètes qui apporte aux hommes le vaste thème vital de la présence agissante d'un Dieu unique. Ce Dieu est bon et donne à l'homme la liberté de choisir le bien ou le mal. Les prophètes d'Israël ainsi que le Christ et Mahomet passeront par la brèche ouverte par Zarathoustra. (2)
Chantre, laboureur et prophète
Zarathoustra est le troisième fils d'une riche famille d'éleveurs de chevaux, les Spitama.(3) Il serait né en Iran oriental, non loin de la frontière d'Afghanistan, au septième siècle avant notre ère. Son prénom Zarathoustra signifierait «meneur de chameaux» ou «propriétaire de chameaux dorés». Les Parsis, ses fidèles, traduisent Zarathoustra par «à la lumière brillante». Par pure euphonie, les grecs transforment le prénom Zarathoustra en Zoroastre qui veut dire: «astre d'or». Selon la légende, Zarathoustra vint au monde en riant et riait à chacun de ses anniversaires. Dès l'âge de quinze ans, il condamna le sacrifice des bœufs. Il s'isola souvent dans la montagne pour y vivre de fruits et de fromage. Il s'abstint de nourriture animale et passe pour le promoteur du végétarisme. Vers l'âge de trente ans, Zarathoustra quitta son pays et sa famille. Il se réfugia sur une montagne proche où il séjourna dix ans avec son cousin Maidyômâha qui deviendra son premier disciple. Durant cette longue retraite, il eut sept entretiens mystiques avec le dieu Ahura Mazdâ. Il s'engagea, par la suite, dans une vie sédentaire et dans la formation d'une société basée sur l'agriculture. Il lutta contre les forces destructrices des Karapans qui furent une constante menace pour la survie des paysans et de leurs troupeaux. Il reçut la protection du roi Vishtâspa et de son épouse Hutaosa. Il fonda dans les plaines fertiles de l'Oxus une communauté de «pauvres», vouée à l'élevage des bœufs, à la prédication et à la prière. Alors qu'il était en prière, Zarathoustra aurait été poignardé par des touraniens, nomades irréductibles et farouches opposants à l'agriculture. Son corps aurait été mis en pièces par des loups-garous touraniens.
Grâce à la protection du roi, Vishtâspa, le Zoroastrisme s'étendit jusqu'en Iran occidental et exerça désormais son influence sur tout l'Occident. C'est également par Vishtâspa que s'inaugura la longue entente entre royauté et religion dans l'histoire pré-islamique de l'Iran. Avec la conquête des Arabes et l'avènement de l'Islam au septième siècle de notre ère, le Zoroastrisme perdit son statut de religion de l'Etat et devint le Dênkart, une sorte de théologie systématique du Zoroastrisme et de critique vigoureuse de l'Islam*. Vers le dixième siècle de notre ère, les adeptes du Zoroastrisme, les Parsis, pour échapper à l'oppression musulmane, émigrèrent de Perse au Nord-Ouest de l'Inde. Là, ils forment encore aujourd'hui une communauté fervente, fidèle à la pensée de Zarathoustra et aux rites de leur religion. Aux yeux de la Grèce antique, les mages de l'Orient furent les dépositaires de la sagesse de Zarathoustra. En réalité, la caste politico-religieuse des mages de l'empire mède fusionna ses croyances astrologiques avec la religion du Zoroastrisme. La doctrine de Zarathoustra, connue par Platon*, aurait eu une influence sur la théorie des Idées. On a prétendu que Platon était une réincarnation de Zarathoustra.
Zarathoustra composa dix-sept chants, appelés Gâthâs. Ce sont des hymnes de poésie sacrée faisant partie de l'Avesta, recueil de livres sacrés de la religion mazdéenne. Ils célèbrent Ahura Mazdâ, le Dieu unique. Héraclite et Homère en Grèce, Isaïe et Jérémie en Israël, le Bouddha en Inde et Zarathoustra en Perse.
La morale de Zarathoustra: la lutte entre le bien et le mal
La source de la morale de Zarathoustra se trouve dans la religion. Le prophète s'est institué le réformateur du mazdéisme qu'il fait passer du polythéisme au monothéisme. Ahura Mazdâ, Seigneur Sagesse ou Sage Seigneur est le seul Dieu, créateur souverain de l'ordre cosmique. Cet ordre cosmique est d'une haute teneur morale, car Ahura Mazdâ est un Dieu moralement bon. Les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions sont sa nourriture. Zarathoustra dématérialise la religion mazdéenne en s'opposant avec vigueur aux sacrifices sanglants et en prêchant une résurrection finale d'ordre spirituel. Il moralise la religion mazdéenne en y introduisant la croyance en un Dieu bon qui transcende l'univers créé. Le caractère éthique de cette réforme religieuse se dégage particulièrement par l'appel aux oeuvres bonnes. L'hypocrite qui professe sa religion sans poser des actes, ne reçoit rien de Mazdâ, même s'il est bien versé dans la loi. La connaissance et l'intention ne suffisent pas. Il faut traduire sa disposition d'âme en gestes humanitaires et créateurs.
Zarathoustra voit l'univers comme une création partagée et déchirée entre le bien et le mal. Deux esprits, frères jumeaux, y livrent une lutte sans merci. Ce sont le bon esprit, appelé Spenta Mainyu, et le mauvais esprit, appelé Ahra Mainyu, mieux connu sous le nom d'Ahriman. La sagesse de Zarathoustra advient dans la période critique où la Perse passe du nomadisme à l'agriculture. La vie sédentaire des anciens pasteurs a pour résultat que l'Iranien n'est plus aveuglément soumis aux forces de la nature. Désormais aménagée par les agriculteurs, la nature perd une bonne part de son hostilité à l'égard des humains. Ceux-ci deviennent ainsi responsables de la création. C'est à eux qu'incombe la mission de poursuivre l'œuvre de la création et de faire l'histoire. C'est dans le coeur des humains que l'on peut maintenant localiser la lutte du bien et du mal.
Cette lutte entre le bien et le mal se concrétise dans le combat du paysan contre les tribus nomades qui rôdent autour des champs et se livrent à la violence sur les animaux. Les «bons» sont les agriculteurs qui, tout en semant le blé, sèment le bien. Ahura Mazdâ manifeste sa préférence pour le bon laboureur. Son regard se réjouit à la vue des œuvres qui travaillent «à l'accroissement du jour» et préparent «la joie future des hommes». Les «mauvais» sont les karapans nomades qui jettent «un regard destructeur sur le boeuf». Ils désolent la campagne et insultent le juste. Ils «abusent de la force et ont soif de pouvoir et d'argent. La morale de Zarathoustra cherche à construire un avenir meilleur par le respect de la nature et de la vie. Elle stimule chez les humains leurs forces créatrices et s'oppose à toutes les puissances destructrices. Les hommes ont à choisir entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort.
L'image de l'homme qui se dégage de la morale de Zarathoustra est celle d'un être libre, apte à faire un choix entre le bien et le mal. Le sage est celui qui fait du bien au pauvre et au travailleur, qui respecte la vie animale et humaine, qui traduit la pureté de ses pensées par des actes purs. Il se demande chaque matin: «Et moi, que vais-je faire de ce jour pour que le monde devienne plus juste et plus beau?» Il traduit les intentions de son cœur en des choix sociopolitiques correspondant aux symptômes de crise perçus dans le présent. Libéré de la crainte des puissances cosmiques, il cherche à établir de bonnes relations avec son environnement. L'écologisme du sage de Zarathoustra garde toute sa pertinence aujourd'hui. L'écrivain allemand, Goethe* (1749-1832) fut impressionné par la volonté des anciens Perses «de ne pas souiller l'eau, l'air et la terre. Ce respect de toutes les choses naturelles, qui sont l'environnement de l'homme mène à toutes les vertus civiques ... Tous les travaux auxquels souriait le soleil étaient pratiqués avec la plus haute diligence.», (4)
La morale de Zarathoustra est au fond du cœur de l'homme. Elle est intérieure. L'unique culte agréable à Mazdâ est spirituel et consiste « à sacrifier nos mauvaises pensées, paroles et actions sur l'autel de la conscience ... », La relation que l'homme entretient avec sa conscience est judicieusement exprimée par le concept de daêna. La daêna est le miroir de Mazdâ gui réfléchit la qualité des actes et la sincérité du cœur des êtres humains. En elle, le défunt reconnaîtra sa véritable physionomie spirituelle. C'est elle aussi qui, à l'aube de la troisième nuit du décès, l'attend au Pont Chinvat, le «pont du trieur», Ce pont est large pour le juste et étroit pour les méchants.
La morale de Zarathoustra est dynamique, menée sous le signe de la lutte entre le bien et le mal. Cette lutte se livre, d'une part, dans un combat historique et créateur en vue d'aménager harmonieusement la nature et de protéger la vie humaine et animale contre la violence et la destruction, d'autre part, dans le combat intérieur d'une conscience qui choisit librement de traduire ses bonnes pensées par l'oeuvre de ses mains. Ses œuvres sont créatrices et historiques. Ainsi, la morale de Zarathoustra semble parfaitement intégrée. La morale du coeur et l'éthique de l'action historique forment une unité dynamique, orientée vers l'avenir de l'individu et de l'humanité. Fondée sur la religion du Ahura Mazdâ, cette morale trouve sa source dans la volonté du développement de l'agriculture. Ses normes de justice et de non-violence sont étroitement liées à la protection et à la stabilisation de la vie rurale.
Dans les chants du prophète Zarathoustra, on entend résonner les thèmes préférés d'une version nouvelle de l'ordre du monde. Au coeur de cet ordre nouveau, se trouve l'espace occupé par les agriculteurs* et leurs troupeaux. La vie des hommes et des bêtes est sacrée: il faut la respecter. La perception de l'espace est moniste, parce que celui-ci est organisé exclusivement en fonction des agriculteurs. Ceux-ci sont les seuls êtres bons. Ils travaillent dans la clarté et la lumière du jour. Ce sont des purs. Les nomades, par contre, sont des impurs et des méchants. Selon l'ordre zoroastrien du monde, il n'y a pas d'espace disponible pour les nomades. Ce sont des hors-la-loi et des bannis qui menacent l'ordre du monde. La nuit, hors du camp est leur demeure. Porteurs de désordre, ils sèment la mort.
Réponse adéquate à la crise qui fait passer l'Iranien d'une vie nomade à la vie rurale, le discours zoroastrien peut subir toutes sortes de simplifications. On campe les bons d'un côté et les méchants de l'autre. Les caractéristiques du groupe dominant ou du groupe menacé ~ selon les cas ~ sont érigées en qualités et en vertus, tandis que les caractéristiques du groupe ennemi sont considérées comme des défauts et des vices. La cause que nous défendons est juste, tandis que celle de nos opposants est injuste. Impurs sont ceux qui ne partagent pas nos visions du monde et nos valeurs, nos convictions et nos traditions, notre langue et notre culture. Les sociétés closes sont celles où une majorité nationale ou religieuse, parfois les deux à la fois, n'accorde pas ou peu de droits ou d'espace aux minorités. Celles-ci sont marginalisées et contraintes à vivre en ghetto, si elles veulent survivre et conserver leurs acquis culturels. Elles peuvent alors se refermer sur elles-mêmes et devenir hermétiques.
Par ailleurs, «clore un espace, c'est ouvrir le temps». On peut difficilement maintenir ou développer une «culture» sans «clôture»: «Anima tolère le terrain vague, pas amimus. Il faut à l'intelligence un mur, une palissade, une frontière symbolique ou matérielle pour créer ... Seul un enclos permet d'emmagasiner: bétail, outils, céréales, archives, femmes, braises. La magie se suffit de feux follets, mais un «foyer de culture» commence par un feu et le feu veut un lieu, par nécessité ... (6)
Toutefois dans une société pluraliste, les clôtures ne peuvent pas être infranchissables. Elles doivent permettre des échanges entre divers groupes culturels. Il ne faudrait pas qu'un groupe essaie d'étendre sa domination sur l'autre et d'assimiler celui-ci. La communication deviendrait alors unilatérale et contreviendrait au principe de la diversité culturelle. Une porte ne signifie pas nécessairement la fermeture. Elle peut s'ouvrir sur le respect des droits et des valeurs d'autres groupes occupant le même espace géographique ou social. Les voies de la négociation exigent qu'on renonce à l'absolutisme de ses idées ou de ses valeurs et qu'on soit réceptif à l'expression des opinions ou convictions divergeant des nôtres.
La perception du temps qui se dégage de la vision morale de Zarathoustra est linéaire. Le temps prend la figure d'une flèche dirigée vers l'avenir. Le présent de la créativité humaine est conçu en fonction de l'accomplissement futur de l'humanité. La morale de Zarathoustra est eschatologique. L'acte qu'elle préconise est celui qui préfigure et rend déjà présent, par anticipation, la société de demain. Cette perception historique de la condition humaine a influencé l'Occident jusqu'à nos jours, elle est à la base de la notion de progrès. L'acte créateur des humains dans un espace donné est le processus même par lequel l'humanité de demain se construit. L'écueil à éviter, c'est celui de radicaliser l'avenir ou d'idéaliser le progrès et de lui sacrifier le présent. La fuite «en avant» dans un avenir encore en suspens ou la fuite «en arrière» dans un passé déjà révolu sont toutes deux des attitudes suicidaires. Nous devons demeurer critiques à l'égard du présent à cause des promesses d'avenir dont le passé nous aide à nous souvenir. Par ailleurs, c'est dans le présent que nous vivons tout en sachant que nous ne faisons que passer et que notre existence est éphémère.
Références
1. NIETZSCHE, correspondance 1882.
2, R. GARAUDY, Appel aux. vivants Paris, Seuil, 1979, p. 85.
3. Nous empruntons les données biographiques à P. DU BREUIL, Zarathoustra, Payot, 1978 et Le Zoroastrisme (Que sais-je?), Paris, P.U.F., 1982,
4, Cité par R. GARAUDY, op. cit., p. 83.
5. P. DU BREUIL, Le Zoroastrisme, p. 38 et Zarathoustra, p, 11 et p. 138-139.
6. R. DEBRAY, Le scribe. Genèse du politique. Paris, Grasset, 1980, p. 18.
Liens
Jean Kellens, Professeur au Collège de France, « L'Avesta, Zoroastre et les sources des religions indo-iraniennes »
http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/lavesta_zoroastre_
et_les_sources_des_religions_indo-iraniennes.asp
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