L'Encyclopédie sur la mort


Suicide rationnel

 

Richard Brandt écrit un article retentissant sur la moralité et la rationalité du suicide dans A Handbook for the Study of Suicide (S. Perlin (dir.), New York, Oxford University Press, 1975). Il pose trois questions: Quand un suicide peut-il être moralement excusé, même si, objectivement, il est une action mauvaise? Quand un suicide est-il moralement justifié ou objectivement bon? Un suicide peut-il être rationnel comme le fruit d’une décision lucide de l’intelligence de la personne qui l’accomplit pour son bien-être et quelles sont les conditions pour qu’il en soit ainsi? La première question peut paraître peu pratique dans le concret de l’existence. Cependant, il nous arrive parfois de croire qu’une personne a peu de raisons valables de mettre fin à sa vie. Et pourtant, elle est irréprochable, parce qu’elle estime que son geste s’impose, que son esprit est perturbé ou qu’elle souffre de dépression. À la deuxième question, on peut répondre qu’il y a une obligation d’éviter des dommages à autrui et, donc, d’éviter le suicide s’il risque de nuire à autrui, mais cela ne veut pas dire qu’il existe une obligation d’éviter le suicide en toute circonstance. Mais c’est surtout la dernière question qui est d’une grande importance pratique. Peut-il être parfois «la meilleure chose à faire» pour un individu de s’enlever la vie et, pour un intervenant ou une personne proche du suicidaire, de l’aider dans sa délibération par une réflexion qui va dans ce sens?

Pour savoir si la mort volontaire est «la meilleure chose à faire», il importe d’examiner les autres possibilités qui s’offrent. Il y a d’autres manières de mener son existence et de sortir de ses idées suicidaires. L’évaluation des diverses options disponibles ne peut pas se faire uniquement par un calcul bêtement utilitariste. Dans ce domaine, on ne dispose pas d’instruments de précision capables de mesurer, avec quelque certitude, ses chances de réussite. On ne pourra pas non plus reporter indéfiniment la décision dans l’espoir que demain permettra un changement pour le mieux. Cependant, la personne suicidaire reconnaîtra que la dépression ou toute autre expérience émotive sévère, tend à réduire le processus intellectuel et à affecter son jugement ainsi que sa capacité d’estimation des probabilités. L’image négative de soi repose alors sur un ensemble de données, sélectionnées de façon fort pessimiste. Parce que l’on refuse de voir les bonnes choses du passé, on n’est pas en mesure de projeter un avenir meilleur. Aucune idée, aucune activité, aucun événement ne semble exercer sur la personne dépressive un attrait à même de la motiver. Les suicides les plus irrationnels semblent avoir pour cause un désespoir temporaire. Malgré ces précautions, Brandt est d’avis que des raisons de maladie ou de toute autre perte de prestige social, de biens matériels, de capacité sexuelle, etc., peuvent justifier rationnellement le suicide.

Il demeure pourtant que le concept de «suicide rationnel» est difficile à interpréter. Tout au plus peut-on dire que quelqu’un a sans doute de «bonnes raisons» pour justifier son acte et qu’il agit donc d’une façon raisonnable ou d’une façon raisonnée, comme le proposent certains représentants de la tradition bouddhique. Insister trop sur la rationalité du geste peut donner au suicide un sens trop technique ou trop objectif, qui ne correspond ni à la sensibilité ni à l’histoire personnelle de l’individu qui l’accomplit. Sans tomber dans une morale subjectiviste, on peut dire que la situation personnelle d’un sujet est une donnée objective qui entre en ligne de compte dans des décisions humaines. Malgré des valeurs et des règles objectives émanant de la collectivité, un sujet peut opter pour une logique de la mort volontaire qu’il estime, dans son cas, être la décision la plus raisonnable.

«L’important dans le suicide est-ce sa raison, ou plutôt sa déraison?» se demande Jean-Marie Le Sidaner (La mort, Paris, Librairie Larousse, 1978, p. 97) dans son commentaire sur l’essai de Jean Starobinski, Trois fureurs (Paris, Gallimard, «Le chemin», 1974). Dans ce livre, Starobinski estime qu’entre les deux modèles antithétiques du suicide dit rationnel de Caton* et de celui d’Ophélie*, inconsciente de sa détresse, il y a de la place pour des cas moins purs. Selon le vocabulaire contemporain, «dans l’intervalle entre la raison intacte et la psychose, s’étend la possibilité multiforme de la névrose. On voit foisonner les formes mixtes, c’est-à-dire celles où raison et déraison se mêlent et se confondent, sans qu’il soit possible de les départager.» Les gestes suicidaires sont surdéterminés: «Le présent oppressif et le passé mal oublié, les circonstances extérieures et les dispositions internes, le choix prémédité et les impulsions subites entrent si étroitement en composition qu’il est difficile, pour les survivants, de prétendre savoir pourquoi un homme s’est tué» (p. 46-47).

Il convient sans doute de retourner à la sociologie compréhensive de Max Weber, qui inspire d’ailleurs l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon, pour saisir le type de rationalité que peut revêtir le suicide. Jusqu’à preuve du contraire, il faut postuler que les comportements humains sont rationnels: «Max Weber a écrit que, lorsqu’on souhaitait expliquer un phénomène social, quel qu’il soit, il fallait tenter de le ramener aux comportements individuels qui en sont la cause, et considérer d’autre part ces comportements comme ‘‘rationnels’’. Ce n’est qu’en cas d’échec de ce type d’explication, conseillait-il, que l’on peut introduire des composantes irrationnelles dans la description des comportements des acteurs sociaux» (R. Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 11). Du point de vue scientifique, l’explication des comportements humains à partir du modèle rationnel est plus satisfaisante: «La substitution d’une explication rationnelle (c’est-à-dire reposant sur le modèle rationnel de l’homo sociologicus) à l’explication irrationnelle d’un phénomène s’accompagne généralement d’un sentiment de progrès scientifique» (R. Boudon, «Rationalité et théorie de l’action sociale», dans E. Guibert-Sledziewsky et J. L. Vieillard-Baron (dir.), Penser le sujet aujourd’hui, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 161). S’appuyant sur la thèse de Boudon, Francine Gratton applique ce modèle dans son étude du suicide: «Assurément, nous savons très bien qu’un individu peut mettre fin à ses jours en obéissant, par exemple, à des hallucinations auditives. Mais pour nous, c’est là un cas exceptionnel. […] D’ailleurs l’idée que les personnes qui se suicident sont habituellement atteintes d’une maladie mentale est tellement contestée aujourd’hui qu’elle fait partie des mythes dont il faut se défaire. Pour notre part, nous privilégions de beaucoup l’étude du suicide à partir du modèle rationnel, car nous avons la conviction profonde que l’ensemble des jeunes qui décident de s’enlever la vie ont de bonnes raisons pour le faire» (Les suicides d’être de jeunes Québécois, p. 59). Sans doute, de bonnes raisons peuvent être avancées contre l’argumentation des jeunes, mais dans une discussion ouverte, l’intervenant doit être attentif au sens que, par la mort, les jeunes veulent donner à leur vie.

 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-20