L'Encyclopédie sur la mort


Suicide, échec à la vie ou réussite de la mort?



Le mot échec renvoie au verbe échouer. Il évoque l’image d’un navire échoué sur la plage. Dans le langage courant, échouer signifie ne pas réussir, rater ou louper : échouer à un examen, louper le train ou rater un rendez-vous, manquer un virage. Le mot échec suggère donc une carence, une lacune, un défaut ou un déficit, tous à combler. Il désigne une probable absence, une grave insuffisance d’une chose indispensable. Il engendre, chez le sujet ainsi privé, un degré élevé d’insatisfaction faite de honte personnelle et de désapprobation sociale. Si l’on se meut sur le champ ludique, l’échec signifie la défaite. Ayant joué, nous sommes déjoués, la jouissance de la victoire revient à l’adversaire. Il nous arrive souvent dans la vie de mordre la poussière, le destin nous étant défavorable, le génie ou l’endurance d’autrui se révélant plus forts que le nôtre. Nos espérances trompées font monter un goût amer à la bouche ou un sentiment de déception envahit notre esprit et traverse notre corps. Expérience très troublante surtout si une banqueroute morale ou financière nous jette à terre et dévalise notre être, notre avoir et notre savoir. Certaines personnes semblent s’en sortir indemnes sinon fortifiées, mais d’autres, au contraire, sont anéanties ou fragilisées.

Par son suicide, une personne peut vouloir confirmer une mort annoncée ou sanctionner sa vie comme un échec. Il en est souvent ainsi, mais pas toujours, car certains perçoivent leur propre geste comme un accomplissement final ou le couronnement de leur existence. Cependant, leur entourage immédiat ou la société interprètent spontanément le suicide d’autrui comme l’aveu d’un échec de l’individu en question mais aussi de leurs attentes sur lui. Or, les rapports entre suicide et échec sont pourtant beaucoup plus complexes. En effet, le suicidant peut estimer que sa mort est la seule voie qui reste pour réussir sa vie. Ainsi, se condamnant lui-même comme coupable du « gâchis » de sa vie, il peut vouloir s’infliger lui-même le châtiment de la mort et échapper ainsi à la colère ou à la vengeance d’autrui. Mais il peut aussi avoir honte de sa mauvaise réputation et juger que la mort est le seul choix disponible pour couvrir son visage meurtri et fuir le regard d’autrui. La honte est dévalorisation de soi ou brisure du miroir reflétant un ego détruit ou les attentes d’autrui déçues. Elle est une blessure narcissique : « Plus le décalage entre le moi et l’idéal du moi s’accentue, plus est grande la probabilité de l’échec, c’est-à-dire d’un jugement négatif du moi sur lui-même » (Jean Baechler, Les suicides, Calmann-Lévy, 1975, p. 168), ou des autres sur nous.

Puisant aux fondements de l’éthique de Platon et d’Aristote, la philosophe Anne Merker considère la vie comme « marquée par la mort ». Elle appelle ce phénomène mortalité et décrit l’être mortel comme celui à qui sans cesse fait défaut quelque chose pour rester en vie et ne pas mourir. L’être humain est donc « celui qui doit répondre sans cesse à l’exigence de ses besoins pour se maintenir dans son être et parvenir à être ce qu’il est (Une morale pour les mortels, Les Belles Lettres, 2011) ». Ainsi la mort et la mortalité sont des marques de la déficience existentielle qui associe l’échec au suicide.

Vivre, c’est remédier sans cesse au manque, c’est survivre à toutes les modalités sous lesquelles le défaut existentiel se présente, c’est parfaire ce qui est imparfait ou achever ce qui est inachevé. Là où il a défaut (mortalité), il faut (moralité). Sans la mortalité, il n’y aurait pas de désir; sans le désir, il n’y aurait pas d’action et sans l’action, il n’y aurait pas de morale ou d’éthique. Effectivement selon Merker, la vie est une faculté ou une potentialité, qu’il faut constamment actualiser pour être et devenir. Le spectre de notre mort est un appel puissant au dépassement de notre condition inachevée et des limites de notre finitude. La seule pensée d’être mortels nous fouette afin de tendre vers le bien (être bien), vers la vie bonne (bonheur) ou vers l’action juste (ajustée à notre être en puissance).

Nous sommes tous des vivants dont « la vie laisse à désirer ». Il nous faut donc des stimulants pour remonter la pente douloureuse comme Sisyphe avec sa gigantesque pierre. Or, tout sujet peut éprouver à un moment la sensation pénible que sa vie laisse à désirer et qu’il lui faut combler ce défaut d’être. La personne suicidaire estime qu’il ne le faut plus. Son devenir est clos. En ce sens, il est tout simplement un mortel, un peu plus meurtri et un peu plus fragilisé que d’autres. Incapable de désir, ni physiquement, ni mentalement, ni moralement de monter la côte, il scelle son refus et s’écrie : à défaut de vie, il faut que je meure. Ne supportant plus le regard d’autrui peser sur lui, il s’efface de honte. Ou bien : « à défaut de mieux, il faut que je me tue » se dit-il, car je suis inutile à la communauté. Il accomplit la mort déjà à l’œuvre en lui. Ou, par contre, se sachant coupable envers la société, il veut être le bourreau de lui-même en se tuant et en s’infligeant ainsi un châtiment mortel.

Ces scénarios fictifs déploient la diversité des modalités d’une tension décisive et forte vers la mort volontaire. Sa vie, autosanctionnée comme un échec, laisse à désirer et ne veut plus être désirée, Dès lors, le suicidaire est devenu celui à qui il ne faut plus rien, non parce qu’il est comblé, mais parce qu’il désire n’être plus, ne plus se nourrir, ne plus se restaurer, ne plus sentir la faim et ne plus avoir d’envie ou d’être en vie. Exceptionnellement, la mort volontaire s’exhibe comme une stratégie extrême de réussite. Alors, le sujet suicidaire est celui à qui il faut encore beaucoup, au-delà de la vie présente, dans la mémoire d’autrui et dont le déficit ne sera comblé que dans une éternité heureuse.

Éric Volant

Date de création:2012-03-20 | Date de modification:2012-04-11