Jean-Paul Sartre, philosophe et écrivain français (1905-1980) a touché moultes fois la thématique de la mort dans ses oeuvres sans consacrer un livre à ce sujet. Dans Quatre Essais sur Sartre (Traduction du catalan d'Annie Bats revue avec l'auteur, Paris, L'Harmattan, 2010), Mercé Rius situe la conception sartrienne sur la mort dans son contexte en explicitant sa pensée. Ainsi, dans son «Introduction», elle donne un aperçu de la problématique sartrienne de la mort:
«Opposé à la conception heideggerienne* de la mort comme la possibilité de l'impossibilité de l'existence, que le Dasein doit soutenir en tant que possibilité, la plus propre, sans être à l'affût de sa «réalisation» future effective, Sartre s'abstient à ce sujet de mentionner l'Impossible: " La mort est une néantisation toujours possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités" (L'Être et le Néant, Paris, Gallimard, p. 581). Chez lui, l'idée de la non-réalisation n'est pas un mépris de l'optique, puisque l'irréalisable est réel. D'où, à mon sens, qu'il préfère la dénomination d' "rréalisable" à celle, conventionnelle, d' "impossible" . [...], seul est réel ce qui peut être réalisé en étant assumé comme une possibilité propre. Et l'irréalisable est réel parce qu'il s'agit de quelque chose qu'on échoue à réaliser. Donc, sa réalisabilité n'est pas exclue, mais niée [...]
Même si la mort du pour-soi n'est évidemment pas le fruit de son imagination, le fait que sa réalité demeure en suspens provoque des effets décisifs: "Il n'y a pour moi de vérité de ma mort" ( J.-P. Sartre, Vérité et Existence, Gallimard, 1989, p. 71). Et une telle chose se donne non parce qu'il faudrait comprendre la vérité comme vérification du réel, mais parce que vérité et réalité (comme réalisation) s'impliquent mutuellement pour chaque pour-soi. Aussi, l'irréalisable de sa propre mort signifie que sa propre vérité - et du même coup sa réalité - appartient aux autres, à l'Autre pour qui elle sera dévoilement d'être. En somme, on ne peut projeter soi-même sa propre mort. On projettera son suicide, le cas échéant, mais le suicide est un acte - la mort, un événement.» (M. Rius, op. cit., p. 16-17)
«En dépit de Heidegger*, l'être n'est pas voilé. Il y a toujours quelqu'un qui le révèle, quelqu'un pour l'éclairer. Mais reste l'ignorance, dot inquiète dont part l'existant humain, condamné à être libre» (Rius, op. cit., p. 88)
Je veux bien savoir que Pierre est mort, je ne veux pas le voir mort, c'est-à-dire faire exister sa mort comme être-dévoilé par mon existence. Je veux bien recevoir une vérité toute faite et m'en servir comme moyen pour mon action mais sans l'ouvrir, sans la réaliser. Proust* et les intermittences du coeur: son savoir de la mort de sa grand-mère est une vérité fermée, une vérité pour d'autres, non compromettante. Un jour il la réalise, c'est-à-dire que l'absence définitive de sa grand-mère, son ne-plus-être au monde est absence dévoilée sur-les-choses. (Vérité et Existence, p. 105-107)
Hilda, la femme du guerrier rendu fou, s'engage à réaliser son projet d'accompagnement, jusqu'à ce que son corps n'en puisse plus, projet issu d'une émotion irréfléchie qui ne s'accorde pas avec la pensée sartrienne : «L'engagement de Hilda sera alors le dernier: une liberté* qui finit par se suicider.» (Rius, op. cit., p. 163)
Je t'ai soigné, lavé, j'ai connu l'odeur de ta fièvre. Ai-je cessé de t'aimer? Chaque jour tu ressembles un peu plus au cadavre que tu seras et je t'aime toujours. Si tu meurs, je me coucherai contre toi et je resterai jusqu'à la fin, sans manger ni boire, tu pourriras entre mes bras et je t'aimerai charogne: car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout. (J.-P. Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, 1972, p. 225).
Hilda personnifie à mon sens le désir, comme une des formes de relation avec autrui. Il y a un «monde» du désir qui déborde de «magie», «possession» et «compromis» (au sens péjoratif du terme). L'expression «contre toi» dans ce passage doit être comprise à partir de cette considération: «Il ne s'agit pas tant de prendre une partie du corps de l'autre que de porter son propre corps contre le corps de l'autre. Non pas tant de pousser ou de toucher, au sens actif, mais de poser contre. (L'Être et le Néant, p. 431)
«... le contraste entre l'indéniable présence à soi et le savoir de la mort par l'entremise d'autrui se résorbe par la sensation que je dois mourir un jour, sauf que maintenant je ne le peux pas. (Rius, op. cit., p. 168)
Je ne crois pas que, depuis que le monde est monde, un seul homme soit mort conscient. Quand Socrate*, parmi ses disciples saisit la coupe de ciguë, il devait être au moins à demi persuadé qu'il leur jouait la comédie... Certes il savait en théorie que le breuvage devait avoir un effet mortel; mais il avait sûrement le sentiment que la chose était bien différente de ce qu'imaginaient les disciples affligés et sans humour, et qu'il devait y avoir au fond de tout cela, une ruse que lui seul soupçonnait. ( J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 168)