L'Encyclopédie sur la mort


Qu'est-ce que le progrès? La réponse de Maître Chaplin

Toute époque donne à ceux qui la traversent des raisons de la détester. La croisée des XXè et XXIè siècles ne déroge pas à la règle. Force est néanmoins de constater que cette page de l’Histoire s’est écrite avec une encre à la noirceur peu commune. Au mépris de la mémoire et de la sagesse élémentaire, ses auteurs ont ainsi pris la lourde responsabilité de rejeter, à la marge, une valeur sans laquelle les tares d’une société sont intolérables : le Progrès. Ce concept était pourtant l’un des piliers des grandes Nations démocratiques. Non content d’enflammer les imaginaires et d’alimenter les controverses philosophiques, il déterminait les clivages politiques en séparant, d’une barrière infranchissable, les partisans de l’ordre et les promoteurs du mouvement. Mais en l’espace de quelques décennies, la glorieuse idée a dû battre en retraite et déserter le débat public, sous les assauts conjugués de la mondialisation, du libre-échange, de la division internationale du travail ou encore, du déclin général des idéologies. Cette longue débâcle a plongé l’Homme post-moderne dans l’indigence morale et intellectuelle. Demandez-lui ce qu’est le Progrès et il vous répondra au mieux, une avancée technologique, au pire, une réforme économique – réforme qui, dans son acception première, s’identifie à la stricte observance d’une règle primitive, c’est-à-dire, à un retour en arrière (1) .

Qu’est-ce donc que le Progrès ? Pour le savoir, il n’est nullement nécessaire de se perdre dans les dédales d’une bibliothèque. Il suffit de s’enfermer dans une salle obscure et de s’immerger dans l’univers d’un cinéaste à la carrière étincelante : Charles Spencer Chaplin. S’en remettre à un comique pour éclairer les ténèbres de l’amnésie commune peut sembler incongru. Toutefois, céder aux préjugés méprisants de prétendus intellectuels le serait plus encore (2). L’immortel créateur de Charlot fut en effet bien plus qu’un vagabond désopilant ou un simple amuseur de foules. Il fut aussi un fin connaisseur de l’âme humaine et le témoin privilégié d’une période où l’essor de la Science accompagna d’importantes mutations politiques, économiques, sociales et culturelles. Avec l’âge, l’expérience et la réflexion, le clown tantôt gai, tantôt triste (3), devint même un véritable théoricien du progrès. Les chefs d’œuvre qu’il écrivit, réalisa et interpréta des années 1930 aux années 1950 en sont les preuves éclatantes.

Il existe au moins deux façons de définir un mot, une action, une chose ou une pensée. L’une est positive tandis que l’autre est négative. En bon humoriste, c’est-à-dire, en observateur attentif des défauts humains, Chaplin donne priorité à la seconde option. Avant de nous dire ce qu’est le Progrès, il nous montre ce qu’il n’est pas. Pour ce faire, il nous fait voyager dans des mondes en régression. Le plus marquant de ces périples dignes de Gulliver nous amène à découvrir le hideux visage de la décadence politique. Qui est ainsi le héros du Dictateur (The Great Dictator), fable tragiquement lucide dont la sortie, sur les écrans, fut programmée deux ans avant le début de la Solution finale ? Un ancien combattant de la première guerre mondiale, qu’une grave blessure à la tête a privé de mémoire pendant vingt ans (4). Qu’arrive-t-il à ce barbier Juif, lorsqu’il retrouve sa maison et son commerce ? Il constate que sa patrie, la Tomainia (5), est gouvernée par un nabot mégalomane qui a fait de la haine un art et de l’antisémitisme, une religion d’Etat. Le choc est si violent et la situation, à ce point absurde, que le brave artisan ne peut croire ce qu’il voit. Pourtant, il doit rapidement se résoudre à admettre que les ghettos et les exactions de la Police Aryenne ne sont pas des chimères mais de tristes réalités. Par la magie de l’empathie cinématographique, le Spectateur est amené à suivre le même cheminement et à prendre conscience, au-delà des refoulements que génèrent les grands déshonneurs, d’une vérité particulièrement dérangeante : loin d’avoir progressé, l’Humanité du XXè siècle, celle des génocides et des conflagrations planétaires, s’est enfoncée dans la déliquescence.

Un processus analogue est à l’œuvre tout au long des Temps modernes (Modern Times), à la différence près que dans ce film éminemment lucide et visionnaire, Chaplin ambitionne de nous montrer non plus notre avilissement politique, mais notre misère économique et sociale. Est-ce ainsi que les petites gens vivent ? semble-t-il nous demander en faisant subir à Charlot, son personnage fétiche, la sinistre condition de l’ouvrier Tayloriste. Le destin de l’homme ordinaire consiste-t-il à devenir une machine, à s’aliéner par le travail et, comble de l’ignoble, à préférer le confort de la prison à la précarité de la liberté*(6) ?

L’Ethique nous obligerait à refuser pareil abaissement si cette pierre angulaire du sens commun ne s’était, elle aussi, gravement fissurée. Monsieur Verdoux est le symbole de cette ruine. En effet, le vieil assassin n’est pas l’une de ces créatures de foire, dont on se plait à exhiber la monstrueuse singularité. C’est un banquier licencié au bout de trente ans de bons et loyaux services qui décide, par mimétisme autant que par vengeance, d’appliquer à ses concitoyens une version radicale du traitement inhumain qu’on lui a fait subir. En d’autres termes, c’est un individu à l’image de l’immoralité d’une époque qui a fait de l’intelligence non pas un moyen de progresser, mais un objet de jouissance personnelle et d’oppression collective. Le ténébreux Verdoux le laisse clairement entendre, au cours du procès qui doit le mener à la mort : n’en déplaise aux bien-pensants qui se piquent de le juger, il n’est que le fils maudit d’une Société qui, à force de légitimer un capitalisme prédateur, s’en est retournée aux âges les plus sombres de la barbarie (7).

Pour Chaplin, cette longue et désastreuse odyssée en terre d’affliction s’est soldée par ce qu’Alain Finkielkraut a nommé, plus tard, la « défaite de la Pensée ». Un roi à New York (A King in New York) est la parfaite illustration de cette déroute historique. Ce portrait disgracieux du monde moderne relate les tribulations de Shahdov (8) , souverain d’une contrée imaginaire qu’une révolution oblige à se réfugier aux États-Unis. Le monarque, candide et débonnaire, croit trouver dans la nation de la seconde chance un eldorado, capable de lui faire oublier les douleurs de l’exil. Mais pour tout réconfort, il ne voit que des motifs de consternation. Ainsi, l’Amérique n’a rien d’autre à lui offrir que le spectacle navrant d’une Société matérialiste, où la bêtise a envahi la télévision, le cinéma, l’école et toutes les composantes de la vie quotidienne. L’emprise de la stupidité est telle que le bon roi, suspecté par les « brillants » séides de Joseph McCarthy d’être un militant communiste, en vient à quitter sa patrie d’adoption. « Ce pays est trop fou ! » s’exclame-t-il en s’envolant, soulagé, vers des cieux plus cléments (9).

« Le monde est sinistre, je n’ai plus envie de faire le clown ! » lui répond Calvero, le héros des Feux de la rampe (Limelights). Contrairement à l’infortuné Shahdov, le vieux saltimbanque ne se plaint pas du reflux de l’intelligence. Il se lamente à l’idée que le cerveau a envahi le royaume du cœur. La complainte a des sonorités paradoxales mais en dépit des apparences, elle prolonge harmonieusement l’inquiétant et magnifique chant du cygne que Chaplin a composé à notre intention. Ce que le Maestro (10) nous murmure, en effet, c’est que l’intrusion des vestiges du sens dans le domaine de la sensibilité est une régression et non, un progrès. L’Art est la première victime de cette immixtion et Calvero, l’homme le mieux placé pour le savoir. Ainsi, l’ancienne vedette du cirque n’est pas devenue un alcoolique et un marginal parce que la source de son talent s’est tarie. S’il en est réduit à vivre d’expédients, dans la solitude et l’oubli, c’est pour la seule et unique raison qu’aux yeux de ses contemporains figés dans les glaces de l’âge technologique, les puces savantes, la Poésie et l’Imagination sont synonymes de naïveté, de désuétude et de pusillanimité (11).

Ce vaste tableau, qui décrit méthodiquement la décadence politique, économique, sociale, morale et artistique de l’Humanité pourrait être sombre et pesant. En définitive, il n’est que lumière et légèreté, car Chaplin a eu le génie de mettre toute la palette du Rire au service de son œuvre. La première touche humoristique qu’il utilise pour peindre les reculs successifs de ses congénères est, fort logiquement, le comique de régression. Le procédé est notamment visible dans Le Dictateur, où Chaplin souligne les aberrations du nazisme en assimilant Hitler à un Charlot haineux et Mussolini à un clown sinistre, toujours prêt à envoyer une tarte à la crème au visage de ses dangereux rivaux. Dans cet univers où fiction et réalité confluent vers le délire, même le progrès technique est un sujet de dérision. En témoignent les commentaires enjoués que fait Herring (Billy Gilbert), Ministre Tomainien de la Guerre, au moment où des scientifiques lui annoncent qu’ils viennent de mettre au point un nouveau gaz de combat : « Enfin, on va pouvoir tuer tout le monde ! » (12)

Le deuxième levier que Chaplin actionne pour mettre en relief le déclin de l’Humanité n’est guère éloigné du précédent, puisqu’il s’agit de l’absurde. Le cinéaste a maintes fois fait appel à cette technique au cours de sa longue carrière, mais c’est assurément dans les Temps modernes qu’il en fait l’usage le plus instructif. Ainsi, qu’en venons-nous à penser quand nous voyons Charlot se faire emprisonner, au seul motif qu’il a ramassé un drapeau rouge dans la rue ? Que veut-on nous signifier lorsqu’on nous montre un ouvrier sans histoires qui devient fou, à force de serrer des boulons comme une machine ? Que le monde marche, au pas cadencé, vers sa propre aliénation.

Le constat peut faire pleurer mais Chaplin a décidé d’en rire. D’en rire ou plus précisément, d’en rire avec nous, car ce parti pris n’est pas tant motivé par l’aigreur et la misanthropie que par une volonté, fondamentalement empathique, de nous mettre en garde sur les périls qui nous guettent. C’est ainsi qu’il convient d’interpréter l’humour noir qui ponctue les terribles aventures de Monsieur Verdoux (13). Trop impoli pour être malhonnête, il ne vise manifestement pas à nous blesser, à nous humilier, à nous condamner. En vérité, les piques que lance le réalisateur sont semblables à celles d’un père, exaspéré de voir que sa progéniture grandit mal. Elles ont pour vocation de nous montrer, par-delà les murs de notre orgueil d’humains « modernes », que des siècles d’évolution ont été impuissants à tuer nos instincts de mort.

Cette dernière assertion revêt une importance capitale. Elle suggère en effet que l’Homme ne s’est pas foncièrement amélioré, en dépit de l’augmentation constante de ses connaissances et de son niveau de vie. Cette contradiction est perceptible dans tous les longs-métrages de Chaplin, mais c’est dans Le Dictateur qu’elle est la plus marquante. La Tomainia, sœur jumelle de l’Allemagne nazie, se trouve ainsi au sommet de la Science et de la puissance économique. Pourtant, son peuple et ses dirigeants sont en pleine dégénérescence. Si son authenticité n’avait été douloureusement certifiée par les tragédies de l’Histoire, ce décalage paraîtrait fantaisiste. Comment un esprit cartésien peut-il admettre qu’il n’existe aucun lien de nécessité entre progrès intellectuel et technique d’une part et progrès moral et politique d’autre part ? Comment peut-on expliquer qu’un individu ou une communauté soit capable d’avancer tout en reculant (14) ? Chaplin a l’immense mérite d’apporter des réponses à la fois simples et convaincantes à ces questions épineuses, qui ont désespéré des générations de scientistes. Qu’ont en commun les Sociétés dans lesquelles se débattent ses malheureux héros ? Elles obéissent aveuglément à deux impératifs : la raison et la quantité. Le pouvoir et l’argent appuyés sur le bras des mathématiques, c’est par dévotion à ces idoles païennes que les usines infernales des Temps modernes, lieux de perdition à mi-chemin du Métropolis de Fritz Lang et du Brazil de Terry Gilliam (15), exploitent les travailleurs et font d’eux les rouages dérisoires de mécaniques inhumaines (16) . C’est au nom de ces mêmes Veaux d’or que le diabolique Monsieur Verdoux assassine ses compagnes fortunées. La pensée au service de l’accaparement, c’est encore cette morale sans Ethique qui justifie la politique expansionniste de Hynkle (17) et qui inspire au barbier Juif, improbable successeur du dictateur sanguinaire, une réflexion d’une affligeante clairvoyance : « L’envie a empoisonné l’âme humaine, a dressé des barrières de haine, nous a fait sombrer dans la souffrance. La vitesse nous a enfermés en nous-mêmes. L’abondance nous a laissés insatisfaits. »

Ces mots font mouche et pourtant, ils ne résolvent pas totalement l’ « énigme de l’Homme qui avance à reculons ». En vertu de quelle loi le fait de mobiliser les ressources de son esprit pour obtenir davantage serait-il antithétique de toute forme d’élévation ? Pourquoi le culte de la raison et de la quantité serait-il responsable de la lente régression de la « société du progrès » ? Parce que notre monde, nous soufflent Charlot, Shahdov et leurs nombreux compères, a oublié un être sans lequel il est vain de penser et de posséder : l’Homme. Ce grand absent, Chaplin voit en lui non pas un moyen mais une fin en soi, un horizon indépassable, un absolu. A partir de cet acteur principal, indûment négligé par les metteurs en scène de la Modernité, le cinéaste Américain dévoile le versant positif de son ambitieuse définition : le Progrès, concept aussi primordial que galvaudé, n’est pas fondé sur la raison mais sur les sentiments. L’idée se manifeste brillamment dans Les feux de la rampe. En faisant l’analyse des troubles mentaux dont souffre Thereza (Claire Bloom), sa jeune protégée, le clown Calvero revêt ainsi l’auguste costume d’un Sigmund Freud*, désireux de faire émerger une vérité que nos névroses de créatures intelligentes nous amènent constamment à refouler : « La Vie n’est pas affaire de signification mais de désir. Elle n’est que courage et imagination ». Par ces mots, qui établissent la supériorité intrinsèque de la sensibilité sur le sens, Chaplin nous dit qu’il n’existe aucun avenir dans la poursuite effrénée de la Raison pure. Avec la sagesse d’un nouvel Ecclésiaste, il nous enseigne que progresser, c’est avant tout cultiver les sentiments.

Cette théorie qui lie le salut de l’Homme au cœur et non, à l’esprit, est explicitement mise en pratique dans Monsieur Verdoux. Le tueur sans scrupules ne retrouve en effet les chemins de la dignité qu’à partir du moment où, touché par une compassion qui lui était étrangère, il épargne la vie d’une jeune fille innocente (Marilyn Nash) sur laquelle il projetait de tester un nouveau poison (18). De même, le boucher répugnant devient enfin respectable quand, par honte de ses méfaits et par amour de son prochain, il accepte l’augure de monter sur l’échafaud et de sacrifier sa tête, siège hautement symbolique de cette Raison froide et calculatrice qui l’avait poussé dans les abîmes de la criminalité.

Mais s’il est un passage dans lequel le propos de Chaplin prend toute son envergure, c’est indubitablement la tirade finale du Dictateur. Cette conclusion est si poignante qu’elle se passe de tout commentaire : « La science nous a rendus cyniques et inhumains. Nous pensons trop et nous ressentons trop peu. Plus que de machines, nous manquons d’humanité. Plus que d’intelligence, nous manquons de tendresse. Sans ces qualités, tout est perdu. L’avion et la radio nous ont rapprochés, mais ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté, la fraternité et l’unité de tous les hommes ».

Qui sait entendre percevra, entre les lignes de cette partition magistrale, la suite de la symphonie fantastique que Chaplin a patiemment composée : le progrès véritable est motivé par la recherche de la qualité et non, de la quantité. En d’autres termes, le progrès ne mérite son nom que dans la mesure où il a pour objectif d’améliorer la Vie, au-delà des mirages prosaïques et réducteurs de la possession matérielle. L’idée selon laquelle la joie, la liberté, la quiétude et tout ce qui contribue à l’élévation de l’âme se situent moins dans l’opulence que dans la frugalité est une constante, dans l’œuvre du Maître. Déjà présente dans bon nombre de ses courts-métrages, elle se retrouve dans L’opinion publique (A Woman of Paris), drame qui relate les malheurs d’une ingénue confrontée à la perversité, à l’arrogance et au cynisme d’un riche désoeuvré (19). Son parfum spartiate est également perceptible dans Les lumières de la ville (City Lights), comédie à la fois solaire et ténébreuse qui met en scène un déshérité sur la voie du bonheur et un millionnaire sur la pente du suicide (20). Cependant, c’est dans Un roi à New York que la pensée de Chaplin se manifeste avec le plus d’acuité. Ce savoureux télescopage entre le raffinement aristocratique et la vulgarité consumériste narre en effet le marasme, aussi caustique que pathétique, d’une civilisation qui s’enfonce dans la barbarie à mesure qu’elle succombe à la soif de l’or (21). Ce système régressif, sur lequel veillent jalousement les sentinelles autoritaires de l’ultralibéralisme (22), Chaplin le pulvérise au propre comme au figuré. En nous montrant ses magistrats se faire arroser par la lance à incendie du sémillant Shahdov, le réalisateur nous hurle ainsi que tout ordre fondé sur la recherche exclusive du profit a le chaos pour destinée (23). Le progrès, poursuit-il en renouant avec sa poésie coutumière, est tout entier dans la décision finale que prennent Charlot et « la Gamine » (Paulette Goddard), les héros des Temps modernes : faire fi de l’argent et partir, plein d’amour et d’espérance, à la découverte d’un monde où être mieux serait plus important qu’avoir davantage.

L’optimisme qui imprègne ce dénouement pourrait fort bien passer pour une preuve de mièvrerie. S’en tenir à un tel jugement serait néanmoins une grave erreur, dans la mesure où toute philosophie du Progrès est fondée, par essence, sur la foi en l’avenir. Chaplin est donc en parfaite cohérence avec ses idéaux lorsqu’il nous montre l’émouvant passage de témoin entre le vieux Calvero et la jeune Thereza ou encore, quand il fait dire à Shahdov, souverain déchu en partance pour un nouvel exil : « Tout finira par s’arranger. Il n’y a aucune inquiétude à avoir ». Ce que nous dit le cinéaste, en fin théoricien qu’il est, c’est que le vrai Progrès nous offre le luxe d’une vision linéaire de l’Histoire. Dans cette perspective, il n’est aucune place pour les cycles infernaux de l’éternel retour (24). L’homme est le seul maître de son destin. Rien ne l’oblige à reculer sous les coups de boutoir du rationalisme, du productivisme, de l’égoïsme et de l’utilitarisme. S’il le souhaite ardemment, son itinéraire peut être une ligne, droite et radieuse, entre sa misère présente et sa bonne fortune à venir. Sa vie peut être à l’image de celle que mènent les héros du cofondateur de la prestigieuse United Artists : une histoire sans fin déterminée, qui s’ouvre comme un livre en perpétuelle écriture.

Ainsi, le progressisme de Chaplin s’analyse comme un pur volontarisme. Il récuse, par définition, ces prétendues fatalités que sont les lois du marché, l’emprise de la technologie et la dissolution du Pouvoir dans le grand bain de la mondialisation. Ses principes sont portés, haut et fort, par l’époustouflant appel à l’action que lance le barbier Juif, à la fin du Dictateur : « Vous, le Peuple, qui avez le pouvoir de créer les machines, […] vous avez le pouvoir de rendre la Vie belle et libre et d’en faire une merveilleuse aventure ! Alors, utilisons ce pouvoir ! […] Battons-nous pour en finir avec la convoitise et la haine ! […] Battons-nous pour construire un monde de Raison, où la Science et le Progrès nous mèneront tous au Bonheur (25) ! »

La leçon ne saurait être plus claire et pénétrante. Le Progrès, nous susurre Chaplin par la voix de ses personnages indémodables, ne se réduit pas à de simples avancées techniques. Il est beaucoup plus vaste que la notion de développement. C’est avant tout une valeur, qui rend l’Homme plus humain en l’invitant à se mettre au service de l’Homme. En un mot comme en cent, c’est un humanisme en mouvement. C’est une philosophie qui rend la Vie supportable, au-delà de ses vices, parce qu’elle contient la promesse de lendemains meilleurs. C’est un remède universel et intemporel contre le désespoir, le conservatisme et les faux prophètes d’une Modernité qui voudrait se concevoir au mépris des intérêts supérieurs de l’Humanité.

Notes
1. Cette définition prend sa source dans l’Europe d’Ancien Régime.
2. « La gravité est le bouclier des sots », disait opportunément Montesquieu.
3. Des films comme The Kid, La ruée vers l’or (The Gold Rush) ou Les lumières de la ville (City Lights) mêlent comédie et tragédie. L’opinion publique (A Woman of Paris) est, pour sa part, un drame sentimental…
4. On notera, au passage, l’excellence de ce procédé scénaristique grâce auquel Chaplin fait ressortir le contraste entre les époques.
5. Nom de substitution de l’Allemagne.
6. Tel est le cas de Charlot, qui fait l’impossible pour être arrêté afin d’échapper à sa terrible pauvreté.
7. Barbarie qui atteint son paroxysme dans la guerre. Claude Chabrol a repris ce point de vue dans le film qu’il a consacré à Landru, frère spirituel de Verdoux. Ce long-métrage à la noirceur saisissante présente ainsi le tueur à la cuisinière comme un pur produit des dérives morales de la Société et du grand cataclysme de 1914-1918.
8. Alias Charlie Chaplin qui, comme toujours ou presque, tient le premier rôle du film.
9. Cette trajectoire est identique à celle de Chaplin. Ecoeuré par une Amérique qui l’avait livré sans vergogne aux chasseurs de sorcières et à la presse à scandale, le cinéaste choisit en effet de regagner son Europe natale dans les années 1950.
10. Le titre n’est pas usurpé, dans la mesure où Chaplin composait lui-même la musique de ses films.
11. La scène durant laquelle le malheureux Calvero fait son numéro devant une salle vide est, à cet égard, particulièrement saisissante.
12. Le jumeau porcin de Hermann Goering avait, il est vrai, toutes les raisons de se réjouir : avant cette « merveilleuse nouvelle », il avait fait chou blanc en essayant de mettre au point un uniforme pare-balles et un parachute crânien…
13. On se souviendra notamment de la partie de pêche à la fois macabre et hilarante durant laquelle Verdoux, polygame distingué, essaie vainement de supprimer l’une de ses épouses. On gardera également en mémoire cette scène de vaudeville horrifique au cours de laquelle la domestique de l’assassin perd tous ses cheveux après avoir confondu sa teinture capillaire avec l’arsenic de son sulfureux employeur. Rappelons malgré tout que cet humour corrosif a d’abord déconcerté le Public, puisque avant d’être unanimement reconnu comme l’un des ,chefs d’œuvre de Chaplin, le film a connu un cuisant échec commercial à sa sortie, en 1947.
14. La proposition semble d’autant moins logique que le mot « progrès » vient du Latin « progressus », qui signifie précisément « avancer ».
15. En tant que pourfendeur des temps post-modernes, Terry Gilliam peut d’ailleurs être considéré comme le fils spirituel de Charlie Chaplin.
16. La scène d’anthologie dans la quelle Charlot est happé par d’énormes engrenages est la puissante illustration de cette idée.
17. Politique consubstantielle à la théorie autarcique de l’ « espace vital ».
18. Jeune fille qui, plus tard, lui dit ces mots édifiants pour le consoler de sa ruine et de sa solitude : « La Vie est plus grande que la Raison ».
19. Les rôles de la pauvre Marie Saint Clair et du misérable Pierre Revel sont respectivement interprétés par Edna Purviance et Adolphe Menjou.
20. Le pittoresque Harry Myers et Charlie Chaplin, paré de son immortel costume de Charlot, jouent ces deux personnages antagonistes.
21. Cette maladie infantile du Progrès se traduit, dans le film, par l’intrusion des medias dans tous les recoins de la vie quotidienne. Pareille invasion aurait été outrancière si elle ne s’était révélée prophétique. Qu’est en effet la séquence durant laquelle le roi Shahdov joue involontairement dans un spot publicitaire sinon une préfiguration de la « télé-réalité », symbole consternant du mercantilisme frénétique des années 2000 ?
22. Sentinelles qui étaient alors incarnées par les zélateurs du Maccarthysme.
23. Ce cri du coeur a pris, avec le désastre financier de 2008-2009, une résonance toute particulière…
24. Cycles qui supposent une régression préalable.
25. Raison, Science et Progrès ici considérés comme des serviteurs de l’Humanité, indépendamment des races, des religions et des classes sociales.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10

Notes

Avec l'autorisation de Jean-Philippe Costes, docteur en Sciences politiques, écrivain et auteur de cet article.