Jacques Prévert (1900-1977), poète français non-conformiste, n'appartient à aucune école littéraire. Il s'inspire de la réalité quotidienne pour manifester, dans une poésie pleine d'ironie et de violence, sa révolte contre toute oppression sociale, la guerre et la torture, la douleur et la mort elles-mêmes. Dans le poème ci-dessous, le sang omniprésent sur la terre est intimement lié à la vie et à la mort des hommes, à la naissance et à l'amour, au maintien de la vie et à l'alimentation, à la vitalité d'un peuple et à ses actes meurtriers. La vie ne va pas sans la mort. «Où s'en va-t-il tout ce sang répandu?», se demande le poète. Le sang et son éternel retour, comme la terre qui tourne avec ses saisons qui viennent et reviennent, avec ses peines et ses joies, ses fêtes de réjouissance et ses deuils.
Chanson dans le sang
Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
où s'en va-t-il tout ce sang répandu
est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
[...]
Non la terre ne se saoule pas
la terre ne tourne pas de travers
elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
la pluie... la neige...
la grêle... le beau temps...
jamais elle n'est ivre
c'est à peine si elle permet de temps en temps
un malheureux petit volcan
elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...
[...]
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
la sang des meurtres... le sang des guerres...
le sang de la misère...
et le sang des hommes torturés dans les prisons...
le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...
et le sang des hommes qui saignent de la tête
dans les cabanons...
et le sang du couvreur
quand le couvreur glisse et tombe du toit
Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...
la mère qui crie...l'enfant pleure...
[...]
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des matraqués... des humiliés...
des suicidés... des fusillés... des condamnés...
et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident
[...]
la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses maisons...
ta terre qui tourne avec les mariages...
les enterrements...
les coquillages...
les régiments...
la tête qui tourne et qui tourne
avec les grands ruisseaux de sang.
Paroles, Paris, Gallimard, «Le Livre de poche», 1949, p. 98-100.
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