L'Encyclopédie sur la mort


Pavese Cesare

 

Le 27 août 1950, dans une chambre d’hôtel, à Turin, le célèbre poète Cesare Pavese se suicida en absorbant une vingtaine de cachets de somnifère. Afin de mieux saisir le sens de son suicide, il importe de se référer à son journal intime, découvert après sa mort et publié sous le titre Il mestiere di vivere (Le métier de vivre, 2 vol., Paris, Gallimard, «Folio», 1991). Pavese eut une vocation suicidaire, si l’on se fie à ses propres aveux: « C’est seulement ainsi que s’explique mon actuelle vie de suicidé. Et je sais que je suis pour toujours condamné à penser au suicide devant n’importe quel ennui ou douleur. C’est cela qui me terrifie: mon principe est le suicide, jamais consommé, que je ne consommerai jamais, mais qui caresse ma sensibilité » (p. 49). Cependant, il s’estime davantage sujet à l’obsession de l’autodestruction* ou de l’auto-humiliation que destiné au suicide. Il méprise la passivité et l’absence de tragique dans le suicide contemporain: «Il faut bien remarquer ceci: de nos jours, le suicide est un moyen de disparaître, il est commis timidement, silencieusement, à plat ventre. Ce n’est plus un acte agi, c’est un acte subi. Qui sait si le suicide optimiste reviendra encore en ce monde?» (p. 55). À mesure qu’on lit son journal, il paraît évident que sa déchirante difficulté de maintenir des relations durables avec les femmes et les exigences d’un amour absolu l’ont conduit à son geste fatal: «Pensée d’amour: je t’aime tant que je voudrais être né ton frère ou t’avoir mise au monde» (p. 91). Non seulement sa misogynie avouée, mais aussi son dégoût à l’égard de ses performances sexuelles et celles des autres indiquent des liens éventuels avec le suicide: « Si saints que nous soyons, savoir qu’un autre baise nous dégoûte et nous blesse » (p. 97). Sa souffrance est née de la solitude qui trouve son origine dans sa conviction que l’amour désintéressé est impossible et que tout est calcul des valeurs, comme il l’exprime dans cet axiome: «La solitude est souffrance — l’accouplement est souffrance — amasser est souffrance — la mort est la fin de tout» (p. 114). Mais avant tout, une sensibilité morale exacerbée et une capacité d’autoanalyse sans complaisance et sans concession sur le plan esthétique ont porté Pavese à son geste ultime.

Avec un sens aigu de la famille* patriarcale, Pavese décrit, blessé et non sans blesser, la réduction du pouvoir des femmes* à leur fonction reproductrice: « Et les femmes ne comptent pas dans notre famille. Je veux dire, chez nous les femmes restent à la maison et elles nous mettent au monde et ne disent rien et elles ne comptent pas et nous ne nous en souvenons pas. Chaque femme infuse dans notre sang quelque chose de nouveau, mais elles s’annulent toutes dans cette œuvre et nous, ainsi renouvelés, sommes seuls à durer. » Il a cru enfin trouver l’amour de sa vie en la personne de Constance Dowling, actrice américaine, qu’il a rencontrée à Rome en 1950. Peu après que celle-ci l’abandonne, il se suicidera non sans avoir terminé sa dernière œuvre, La mort viendra et elle aura tes yeux, recueil poétique dont le titre renvoie très explicitement à son amour déçu.

«Je suis, écrit-il, au bout du rouleau. Puis-je te dire, mon amour, que je ne me suis jamais éveillé avec une femme à mon côté, que les femmes que j'ai aimées ne m'ont jamais pris au sérieux et que j'ignore le regard de reconnaissance qu'une femme comblée adresse à un homme? Et que suis-je au monde depuis quarante-deux ans? On ne peut pas brûler la chandelle par les deux bouts - dans mon cas, je lai brûlée par un bout seulement et la cendre, ce sont les livres que j'ai écrits.»

Outre ses dessins, Frédéric Pajak trace par écrit un parallèle entre Pavese et Nietzsche* dans L’immense solitude avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin (Paris, PUF, 1999). Leur destin commun serait la présence exclusive des femmes autour d’eux: « Nietzsche n’a que cinq ans quand son père, doux pasteur luthérien, meurt à trente-six ans d’un ramollissement du cerveau. Son petit frère Joseph tombera soudainement malade et aura des convulsions dont il mourra en quelques heures. Le petit Friedrich vivra avec sa mère, une grand-mère, deux jeunes tantes et sa sœur Élisabeth. Il sera le seul être masculin dans cette petite société de femmes. »(p. 16-17) « Cesare Pavese a six ans quand son père meurt d’un cancer du cerveau à l’âge de quarante-sept ans. Il se retrouve seul avec sa mère et sa sœur aînée Maria. Jusqu’à la fin de sa vie, il habitera chez sa sœur qui lui servira le potage à heures fixes » (p. 19). Autre trait commun avec Nietzsche, la mortalité infantile: avant de mettre au monde Cesare et Maria, la mère avait eu trois enfants morts en bas âge. « C’est à Turin que Nietzsche perd la raison à l’âge de quarante-quatre ans. Son corps survivra une dizaine d’années, mais sa tête est définitivement morte dans les premiers jours du mois de janvier 1889. Et c’est à Turin, au mois d’août 1950, que Cesare Pavese se suicide à quarante-deux ans. » (p. 22-23).

Cesare Pavese a puisé sans doute dans sa propre expérience de la douleur pour décrire celle-ci « comme un jeu que la douleur joue avec elle-même »:

« La douleur est une chose bestiale et féroce, banale et gratuite, naturelle comme l'air. Elle est impalpable, se soustrait à ttoute prise et à toute lutte; vit dans le temps, est la même chose que le temps; si elle a des sursauts et des cris, c'est seulement pour laisser celui qui souffre sans défense, dans les instants qui suivront, les longs instants au cours desquels on goûte de nouveau le déchirement (strazio) passé et et l'on attend le suivant. Ces secousses ne sont pas la douleur proprement dite, ce sont les instants de vitalité inventés par les nerfs pour faire sentir la durée de la vraie douleur, la durée mortelle (tediosa, littéralement: ennuyeuse), exaspérante, infinie du temps-douleur. Celui qui souffre est toujours en état d'attente - attente de la secousse et attente de la nouvelle secousse (sussulto). Vient le moment où l'on préfère la crise du cri à sa propre attente. Vient le moment où l'on crie sans nécessité simplement pour rompre le courant du temps, simplement pour sentir que quelque chose arrive, que la durée éternelle de la douleur bestiale s'est, un instant interrompue - dut-elle encore s'intensifier.

Quelquefois apparaît le soupçon que la mort - l'enfer - consistera encore dans le flux (il fluire) d'une douleur sans sursauts, sans voix, sans instants, toute temps et toute éternité, incessante comme le flux du sang dans un corps qui ne mourra plus. » (Cesare Pavese, Il mestiere di vivere, 30 octobre 1940, Torino, Einaudi, 1952, p. 191, cité par Claude Romano, L'événement et le monde, Paris, PUF, « Épiméthée », 1998, p. 238)

Bibliographie
Jacques Beaudry, Cesare Pavese. L'Homme fatal, Nota Bene, 2002.
Résumé: Qui fut Cesare Pavese ? Le fils d'un père agonisant, le camarade d'un suicidé, l'ami de héros assassinés et un écrivain qui au moment où il atteignit la parfaite maîtrise de son art se donna la mort. Quelles rencontres fit-il ? Il rencontra des hommes, certes, mais des livres plus que des hommes et Peutêtre même, tout compte fait, lui-même plus que personne et rien d'autre. Ce sont ces rencontres qui ont inspiré cet essai où Pavese côtoie des auteurs américains et européens, des contemporains et des auteurs de l'Antiquité, des personnages littéraires, bibliques et mythologiques.Mais qui fut donc Cesare Pavese ? Quelqu'un pour qui la mort ne suffisait pas et qui le dit dans son journal, le 17 janvier de l'année de son suicide, en déclarant: « Nous sommes au monde pour transformer le destin en liberté. »

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Cesare Pavese
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12