Fondements religieux, anthropologiques et politiques de la sépulture des princes dans la tombe des pères
Du pont de vue religieux, Murielle Gaude-Ferragu réfère d'abord au traité de Saint-Augustin* «sur les devoirs à rendre aux morts» (De cura pro mortis gerenda) qui, sans rompre avec la tradition du monde romain d'inhumer les morts dans le sepulcrum patrium, estime que la sépulture des corps n'est pas nécessaire au salut des âmes. Dès 816 cependant, le pape Léon III établit la règle selon laquelle les défunts, qui n'avaient pas manifesté d'autre choix, devraient être ensevelis dans le tombeau de leurs ancêtres, comme le demandèrent les patriarches Abraham, Isaac, Jacob et Joseph.
Du point de anthropologique, on relève «l'importance accordée au retour à la terre-mère et à l'inhumation auprès des ancêtres comme s'il importait que l'après-mort prolonge la vie vécue dans un monde connu. On souhaite retrouver ses proches dans la tombe, comme si leur présence apportait un sentiment de sécurité et de réconfort. [...] Des moralistes évoquent des résurrections temporaires, des écrits de médecins signalent que certains corps continuent à bouger sur la table d'embaumement et, dans la tombe, des cadavres saignent en présence de leur meurtrier. Le corps mort garde donc une valeur symbolique puissante et il apparaît indispensable de le ramener, même de loin, pour l'inhumer près de ses proches.»
(p. 76)
Cette importance de rendre à sa terre et à sa famille le corps d'un défunt se révèle dans le cas de la sépulture du corps de Charles le Téméraire. Inhumé en 1477 dans la nécropole des ducs de Lorraine, à la collégiale Saint-Georges de Nancy, il repose en territoire de l'ennemi vaincu. Il a fallu attendre jusqu'en 1550 l'accord de Christine de Danemark, régente de la Lorraine, à la demande de Charles Quint, de transférer le cadavre du duc à Bruges et de l'ensevelir dans l'église Notre-Dame, dans le tombeau familial auprès de sa fille unique Marie de Bourgogne (1457-1482).
Au plan politique, en constituant des nécropoles, les princes adoptent le modèle royal, ils créent leur propre «Saint-Denis» non seulement pour honorer leur mémoire, mais aussi afin d'assurer la continuité de leur dynastie et d'asseoir leur pouvoir sur le prestige de leur sang. Les lieux de leur sépulture sont situés souvent au coeur de leurs principautés dans leurs capitales, soit dans la cathédrale, dans une église collégiale ou abbatiale, dans une Sainte Chapelle ou dans des monastères d'ordres dits aristocratiques comme les Célestins ou les Chartreux, rarement dans les églises des ordres mendiants où repose les membres de la moyenne et petite noblesse, les marchands et les artisans.
L'idéal de la bonne mort chrétienne
La mort, désordre par excellence du point de vue physique (intégrité et pureté du corps exposé à la corruption) et du point de vue social (continuité du pouvoir et patrimoine menacés), doit être contrôlée. Or, en dépit des guerres, la majorité des princes meurent dans leur lit. Ils doivent se soumettre aux étapes de la bonne mort prescrites par l'Église: l'endurance de leurs souffrances avec patience, la rédaction de leur testament et la réception des derniers sacrements. Après la mort suivent l'annonce du décès, la toilette funèbre et l'exposition publique. « Le corps est l'objet de tous les égards. Il est tout d'abord exposé publiquement, le visage à découvert: chacun peut constater la réalité de la mort, authentifier le défunt et lui rendre un dernier hommage. Il est ensuite éviscéré, salé et parfumé avant d'être exposé dans un cercueil de plomb. On tente ainsi de retarder la putréfaction du cadavre, de le conserver , certes de manière éphémère, dans son intégrité. Il faut surtout éviter toute odeur désagréable, signe de la corruption des âmes. Puis, pendant plusieurs jours se déroule la veillée funèbre, souvent dans une église ou une chapelle castrale, parfois dans une salle de deuil. Les clercs prient continuellement pour le salut du défunt alors que les visiteurs viennent se recueillir devant sa dépouille. Le poêle et le luminaire soulignent déjà le statut du prince. Sa dernière entrée le manifeste avec davantage d'ostentation.» (p. 132-133)
Double évolution des funérailles princières
«On assiste au XV° siècle à une double évolution des funérailles princières. D'une part, elles intègrent à la fin de la cérémonie un rituel qui, par des gestes ou (et) paroles rend public le transfert du pouvoir et la continuité dynastique. D'autre part, elles introduisent des insignes qui manifestent, pour la dernière apparition du défunt, son pouvoir politique. En définitive, le cérémonial développé par chacun fait apparaître deux types de principauté. Les ducs qui revendiquent une certaine souveraineté face au royaume développent un rituel particulier qui leur permet d'affirmer leur puissance et leur pouvoir. Les funérailles de Philippe le Bon sont à ce titre exemplaires, avec l'utilisation du dais, de l'épée ducale et du chapeau couronné. [,,,] D'autres principautés vivent au contraire dans l'orbite de la royauté. Les funérailles de leurs ducs n'exposent aucun insigne de pouvoir, comme dans le convoi de Jean de Berry ou de Charles d'Orléans.» Alors que dans la seconde moitié du XVI° siècle les funérailles font l'objet d'une âpre concurrence entre les maisons de Lorraine et de Clèves, d'une part, et de la royauté, d'autre part, d'autres princes optent pour «une cérémonie simple, plus conforme à l'idéal chrétien des funérailles.» (p. 267-268)