L'Encyclopédie sur la mort


Montaigne et la mort d'Étienne de La Boétie

 

 

Lettre de Montaigne à son père au sujet de la mort de son ami Étienne de la Boétie


La Boétie est décédé le 18 août 1563. Au lendemain de sa mort, Michel de Montaigne*rédige une lettre à l’intention de son père où il fait le récit de la fin de son ami. Il ne publiera cette lettre qu’en 1571 à Paris. France Quéré présente ainsi ce texte sublime (1):

«Le récit commence avec bonhommie, dans le va-et-vient ordinaire de l’amitié, puis les traces s’emmêlent, les pas se dispersent, les mains ne se retrouvent plus. Les derniers mots échangés accusent l’irrémédiable malentendu. La Boétie, malgré la présence aimante de Montaigne, mourra seul. Le charme insolite de cet écrit tient à l’échec des intentions proclamées, à l’humiliation de trop puissantes certitudes. Les événements échappent au narrateur; ils lui arrachent la maîtrise de ce qu’il observe et ressent; son désarroi emboutit les règles qu’il s’était fixées, perturbe le cérémonial de la ‘bonne mort’, offerte en exemple. Il en résulte un chef-d’œuvre, tout ruisselant de vérité.» (p. 15)

Extrait d’une lettre
que Monsieur le Conseiller de Montaigne
écrit à Monseigneur de Montaigne son père.
concernant quelques particularités
qu’il remarqua en la maladie et la mort
de feu Monsieur de la Boétie.


De ce récit, voici une page qui relate le moment crucial d’un cœur à coeur entre deux amis :

«Mon frère, me dit-il, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît. Et puis, […] il prit une voix plus éclatante et plus forte, et donnait des tours dans son lit avec tout plein de violence […] Lors entre autres choses, il se prit à me prier et reprier avec une extrême affection, de lui donner une place: de sorte que j’eus peur que son jugement fut ébranlé. Même que lui ayant bien doucement remontré, qu’il se laissait emporter au mal, et que ces mots n’étaient pas d’homme bien rassis, il ne se rendit point au premier coup, et redoubla encore plus fort: Mon frère, mon frère, me refusez-vous donc une place? Jusques à qu’il me contraignît de le convaincre par raison, et de lui dire, que puisqu’il respirait et parlait, et qu’il avait corps, il avait par conséquent son lieu – Voire, voire, me répondit-il lors, j’en ai, mais ce n’est pas celui qu’il me faut; et puis, quand tout est dit, je n’ai plus d’être. Dieu vous en donnera un meilleur bientôt, lui fis-je. Y fusse-je déjà, mon frère, me répondit-il, il y a trois jours que j’ahanne pour partir. » (p. 62-64)

France Quéré commente cet épisode. Ce n’est pas tant «la gloire posthume que réclame le jeune écrivain frustré d’avenir» qu’une place auprès de son ami. «Donnez-moi une place» veut dire: «Que mort, je subsiste à vos côtés, dans la chaleur secrète d’une amitié sur laquelle la séparation charnelle n’aura pas de prise. Que nos esprits continuent à s’entrelacer, moi en toi, toi en moi. Que la mort elle-même perpétue ce que la vie a à peine commencé et qu’une éternité n’eût jamais lassé. Ami, aime-moi, il n’y eut, sous le ciel, âmes mieux accordées. » (p. 25)

Montaigne et Boétie


Si Montaigne n’a pas capté immédiatement le sens précis de la prière de son ami, plus tard il s’acquittera de son devoir de lui accorder une place dans sa vie. Preuve en est l’inscription latine de sa bibliothèque : «Privé de l’ami le plus doux, le plus cher, et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur; de plus docte, de plus agréable et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de sa reconnaissance, et ne pouvant le faire de manière qui l’exprimât mieux, a voué à cette mémoire ce studieux appareil dont il fait ses délices.» (p. 24)

Notes

(1) Montaigne, Sur la mort d’un ami, Texte présenté par France Quéré, Paris, Desclée De Brouwer, «Les Carnets DDB», 1995.

Au sujet de cette amitié de Montaigne et de La Boétie restée célèbre, chantée par Brassens dans Les copains d'abord, on s'est interrogé beaucoup. Lui-même s'est posé la question et a essayé d'y répondre:

Dans la première édition des Essais, il écrit : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer. » Dans l’édition posthume dite « de Bordeaux », on lit en marge d’abord « parce que c’était lui », puis « parce que c’était moi ». Puis plus loin encore: « Il n’est action ou pensée où il ne me manque [...] J’étais déjà si formé et habitué à être deuxième partout qu’il me semble n’exister plus qu’à demi ».

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-11