Malgré certains aspects sociaux et psychologiques, le suicide est considéré comme une mort accomplie par volonté personnelle, comme une forme d’autodétermination et d’autoexpression. Lorsque je dis: «Je meurs par moi», le «Je» désigne le sujet passif tandis que «moi» figure comme le sujet actif et «meurs» remplit la fonction de verbe et signifie l’action. Si je dis: «Je me tue librement», «Je» est le sujet actif et «me» est l’objet tandis que «tue» est l’action volontaire. Par le suicide, le sujet libre choisit sa propre mort, se transforme et devient (un) autre. Un sujet souffrant se change en un sujet ne souffrant plus. De malheureux, il devient heureux; l’inquiétude se change en paix, le tourment en repos, l’éveil en sommeil, l’impuissance en salut. «Je (sujet souffrant) dispose librement (action volontaire) de mon corps, de ma vie, de moi (objet).»
Le caractère volontaire de la mort est exprimé avec force par Salvat Etchart (1927-1985), prix Renaudot 1967 pour Le monde tel qu’il est. Il s’est tiré une balle dans le cœur en laissant sur sa table de travail un manuscrit dont voici un extrait qui révèle le ton de l’ensemble de cette longue lettre d’adieu*: «M’offrirait-on de choisir entre la vie et la mort que c’est la mort que je choisirais. Me serait-il donné de pouvoir vivre en bonne santé et heureux, ou bien de mourir, que c’est la mort que je choisirais. Tous les désirs et toutes les aspirations de ma vie me seraient-ils maintenant réalisables dans une vie pleine et heureuse, que c’est la mort que je choisirais. Le plus bel amour, les plus beaux voyages, la force et l’intelligence seraient-ils mis à ma disposition que c’est la mort que je choisirais. Je me rétracte, je renie, je renonce, je me désavoue, j’abjure tout de toute ma vie et demande la mort. Je veux que mes sens s’éteignent, que mon esprit reste inerte, que mon corps soit mis en cendres. Je voudrais que cette heure, cette pensée soit ma fin. Je veux mourir. […] À soixante ans, je veux mourir comme je le voulais à seize, et pour les mêmes raisons. Cette vie sans raison, quelle raison aurais-je dû trouver pour la vivre?…» (Le temps des autres, Paris, Presses de la renaissance, 1987, p. 219-220). Une semblable réflexion sur le suicide en tant qu’affirmation la plus achevée de la liberté, on la retrouve, avec une puissance dramatique sans égal, chez Dostoïevski, dans la bouche de Kirilov qui s’adresse à Verkhovenski. Dans l’imaginaire de l’athée, l’accès à la liberté complète ne devient possible que grâce à la mort de Dieu: «Si Dieu existe, toute la volonté est Sienne, et je ne puis sortir de Sa volonté. S’il n’existe pas, toute la volonté est mienne et j’ai le devoir d’affirmer ma propre volonté. – Votre propre volonté? Pourquoi en avez-vous le devoir? – Parce que toute la volonté est devenue mienne. Est-il possible qu’il n’y ait personne sur cette planète qui, en ayant fini avec Dieu et ayant cru à sa propre volonté, n’ose affirmer sa propre volonté sur le point le plus absolu? […] Je veux affirmer ma volonté. Dussé-je être le seul, je le ferai. – Et faites-le! – J’ai le devoir de me brûler la cervelle parce que le point le plus absolu de ma volonté est de me tuer moi-même. – Mais vous n’êtes tout de même pas le seul à vous tuer: les suicides sont nombreux. – Avec une raison. Mais sans aucune raison, au seul nom de la volonté individuelle, je suis le seul» (Les possédés, Paris, lgf, «Livre de poche», 1972, p. 628-629). L’homme a inventé Dieu afin de pouvoir vivre sans se tuer. Kirilov se considère comme le premier qui nie l’existence de Dieu. Il peut donc se tuer en toute liberté et en pure gratuité, arbitrairement.
Le but recherché est un changement pour le mieux, l’abolition d’une situation jugée intolérable du point de vue physique, moral, économique, social ou politique. Cette transformation est une forme de liberté négative au sens d’une libération ou d’une délivrance d’un mal. Le suicide est donc à la fois un acte de libération ou de salut (il me sauve du mal) et un acte de liberté (il est choisi librement). À la question: celui qui se donne la mort est-il vraiment libre?, Améry* répond par une distinction entre la liberté de faire une chose et la liberté de quelque chose. Selon lui, les deux vont de pair, car lorsque je désire être libéré du poids qui pèse sur ma poitrine, c’est afin de pouvoir respirer librement sans me sentir oppressé. Or, par la mort volontaire, je me libère d’une situation devenue insupportable, mais cette libération n’est pas le chemin de la liberté, car quand je meurs, je ne suis plus. Jean Améry évoque la phrase de Wittgenstein qu’il a mise en exergue de son livre: «Le monde de l’homme heureux est un autre que celui du malheureux. De même, dans la mort, le monde ne change pas, mais finit» (cité dans J. Améry, Porter la main sur soi, p. 116). Le monde finit pour le suicidant avec la mort et celui-ci entre dans le «non-monde de la mort». Seule la foi dans une vie posthume, écrit-il, peut donner sens à une liberté au-delà de la mort. Dans chaque mort naturelle et chaque mort volontaire, il y a une part de liberté de l’homme et une part de destin. Ainsi pense Mishima*: «Mais même le suicide, qui est apparemment la manifestation ultime du libre arbitre, laisse, dans le processus même qui rend la mort inévitable, un rôle au destin, sur lequel personne n’a de prise. Et même dans le cas d’une mort apparemment naturelle, telle qu’une mort par suite de maladie, il n’est pas rare que la genèse de cette maladie la fasse ressembler autant à une mort délibérément voulue que s’il s’agissait d’un suicide» (Le Japon moderne et l’éthique samouraï, p. 92).
C’est souvent le caractère imprévisible de la mort qui fait peur. «On a peur qu’elle nous frappe au hasard. On tente alors de la déjouer; on l’anticipe en décidant nous-même du moment de la mort» (S. Bureau, «Entretien avec Giuseppe Samonà», dans Aujourd’hui, la mort, Montréal, Fides, 1996, p. 33). En ce qui concerne le choix de l’heure précise de la mort, comme expression et preuve de la liberté du sujet qui décide, il importe de lire la lettre écrite par Jo Roman. Cette lettre a été envoyée à trois cents personnes, membres de sa famille et amis, le 10 juin 1979, le jour de sa mort (J’ai choisi l’heure de ma mort, Paris, Pygmalion, 1981, p. 13-17). On y retrouve la recherche de la «mort opportune», telle que décrite par Jacques Pohier. «Je décidai de fixer la date de mon départ et de m’y préparer. Je ferais en sorte de disparaître avant d’avoir à supporter des souffrances d’une intensité telle qu’elles empêchent de poser librement la touche finale sur la toile de ma vie. J’espérais que j’aurais si bien choisi ma date que je pourrais me sentir bien jusqu’au bout. Je voulais être en état de partager ma dernière journée avec mes proches et d’en jouir moi-même. Je voulais que mon état physique et mental ne soit la source d’aucun souci inutile pour mon entourage» (p. 15). Sur le sens de la pleine liberté dans une éthique de la mort par libre choix, du point de vue d’un théologien, on consultera D. C. Maguire, Death by Choice, New York, Doubleday, 1984.