L'Encyclopédie sur la mort


Les ruses des humains pour déjouer la mort



Le temps est un enfant qui joue, qui pousse des pions: royauté d'un enfant (Héraclite, Fragment DK 52). Selon l'avis de Nietzsche*, le Fragment 52 de Héraclite est l'un «des aphorismes les plus obscurs qui nous soient parvenus»(14.) De multiples interprétations de cette sentence ont jalonné l'histoire, les unes plus plausibles que les autres: «Un texte fragmentaire est orphelin, peut être cité et sollicité en tout sens, inséré dans de tout autres contextes, greffé sur des textes réappropriateurs [...] S'il y a de multiples lectures, si aucune n'est plus vraie que l'autre, toutes ne s'équivalent pas: certaines valent mieux que d'autres»(15). Le philosophe allemand imagine volontiers le maître grec, observant les jeux bruyants des enfants, porter sa pensée vers le jeu éternel de Zeus qui, semblable à un enfant au bord de la mer, construit des maisons dans le sable et les détruit arbitrairement. Ce jeu innocent et capricieux, accompli sans fins précises, Nietzsche ne le prend pas au tragique et ne veut pas le juger selon des critères éthiques, car l'enfant joue en pleine liberté de façon souveraine. Cependant, «dès qu'il bâtit, il relie et assemble, il modèle des formes selon une loi et une stricte ordonnance intérieure.»(16). Tout en jouant, l'enfant se laisse prendre au jeu et se fait façonner par lui.

Ce monde-ci n'est peut-être pas le meilleur des mondes. En effet, des civilisations naissent et disparaissent sans raison apparente ni dessein préétabli. Un regard trop moralisateur pourrait condamner ce devenir comme «changeant, sauvage, féroce, mensonger». Cependant, un regard plus esthétique permet «de saisir la vie comme un jeu de forces où constructions et déconstructions alternent en toute innocence.» (17) Il rend capable de consentir à ce jeu avec la reconnaissance de celui qui embrasse son destin avec tout son amour de vivre (amor fati), En ce sens, le terme {(illusion)) (in-ludus) revêt une signification originale, car il désigne l'opération par laquelle on décide effectivement d'entrer de plain pied dans le jeu de l'existence en assumant la loi interne de la finitude de la vie.

Heidegger nous livre une réflexion sur le fragment 52 qui semble inspirée par celle de Nietzsche. Claudio Magris (18) le dépeint contemplant, de sa cabane dans la Forêt-Noire, une trouée lumineuse au milieu du bois. De ce lieu privilégié, le fils du sacristain de Messkirch est à l'écoute de l'être et se rappelle la sentence de Héraclite: «Risquer, c'est mettre en jeu. Héraclite pense l'être comme temps du monde (Weltzeit) et ce temps, il le pense comme jeu de l'enfant»(19). Ainsi, il pense la technique sans proscrire, en termes éthiques, son avènement ni applaudir, en termes rationnels, à son triomphe. Cependant il en rend compte comme d'un séjour à l'intérieur duquel les humains peuvent aménager leur liberté. Exposé à la pluie et au vent, cet abri ne leur offre guère de protection. Mais il est un lieu ouvert qui invite à l'aventure et peut permettre à la lumière d'entrer. La technique est une tranche de la vie et du monde, une facette de ce jeu changeant et féroce du devenir. Le dépaysement qu'elle crée offre des chances aux humains de se sauver en allant jusqu'aux profondeurs de la connaissance de leur être ou dans des pièges pour se perdre en aliénant leur être.

En bon paysan qu'il est toujours demeuré, Heidegger observe le jeu de la balance qui oscille d'un côté et de l'autre. On peut éviter ce mouvement alternatif en pesant de tout son poids sur la balance pour la faire pencher dans un sens précis. L'image de la balançoire est sans doute plus ludique et nous aidera à mieux comprendre la pensée de Heidegger. En effet, la balançoire entraîne l'enfant au gré de ses mouvements et le lance dans un espace sans fond et sans fin, au-dessus de l'abîme. Mais, en même temps, l'enfant est porté par la balançoire et gardé à l'intérieur des limites de celle-ci. S'il observe les règles du jeu, c'est-à-dire s'il laisse la balançoire être balançoire, s'il accorde son corps à la trajectoire de la balançoire, il sera, à l'intérieur du péril, en sécurité. Et mieux encore, par l'élan qu'il donne à son corps, il pourra donner une direction à la balançoire, choisir la hauteur et la durée de son envol. Ainsi, lâchés dans le péril, les humains peuvent être ballottés et secoués en tous sens. Ils ne sont pas pour autant abandonnés, car, portés par le risque, le risque étant le fond de leur être et leur force de gravité, ils peuvent se frayer un chemin et se mettre en route dans une direction choisie en toute liberté.

En référence au jeu historial de l'être, le philosophe de Freiburg émet sur la mort une sentence remarquable de simplicité et de profondeur: «La mort est la mesure encore impensée de l'incommensurable, c'est-à-dire du jeu suprême dans lequel l'homme est introduit en venant au monde et auquel il demeure fixé.» (20) Les humains sont introduits dans ce jeu dès leur naissance et y demeurent tout au long de leur vie. Ils ont le statut de mortels parce qu'ils sont capables «de la mort en tant que la mort». ( 21) En d'autres mots, ils sont en mesure d'envisager la mort comme limite et finitude de leur être. Les autres vivants périssent, tandis que les humains meurent. Ils meurent à chaque instant de leur séjour terrestre, car habiter la terre veut dire conduire son être vers la mort (22). Les humains sont des vivants mortels et passent leur temps à construire des ponts pour aller sur d'autres rives, «toujours en route déjà vers le dernier pont» (23).

C'est ce jeu mortel, inscrit dans le fond de leur être, les accompagnant au repos comme au travail, que les humains ont tenté de déjouer de tous les temps. Les anthropologues et les historiens de la mort ont développé une nomenclature pour désigner les attitudes des humains devant la mort: «mort apprivoisée» et «mort interdite», «mort fantasmée» et «mort intelligée», «mort récupérée» et «mort féconde», «mort refusée» et «mort ignorée», «mort escamotée» et «mort exhibée». Cette liste est loin d'être exhaustive. Que le lecteur ne s'étonne pas que nous empruntions librement ce vocabulaire de la mort pour nommer les diverses ruses jouées par les humains avec la mort.

Éric Berne décrit cent vingt des rites secrets que les humains jouent dans leur vie quotidienne pour décharger leurs tensions et obtenir des satisfactions, la plupart du temps aux dépens d'autrui. (24) Le psychiatre américain aurait pu ajouter à son long répertoire la ruse des humains avec la mort, ruse qui n'apportera jamais les résultats escomptés, car, malgré de possibles trêves, le succès n'est qu'éphémère. À ce jeu, on finit un jour par être perdant.

Notes
(14) F. Nietzsche, La naissance de la philosophie â l'époque di' la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, p. 67·75.
(15) Sarah Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, Paris, Éditions Galilée, 1986, p. 25·28.
(16) F. Nietzsche, op.cit., p. 67.
(17) F. Nietzsche, op.cit., p. 104-105.
(18) C. Magris, Danube, 1988, p. 55-59.
(19) M. Heidegger, «Pourquoi les poètes?», Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 330-337.
(20) Nous traduisons nous-même de Der Satz von Grund, Pfullingen, 1958, p. 186.
(21) M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1988, p.177.
(22) op.cit., p. 178.
(23) op. cil., p. 181.
(24) E. Berne, Games People Play: The Psychology of Human Relationships, New York, Grove Press, 1967.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-13

Notes

Source: Éric Volant, Jeux mortels et enjeux éthiques, Chicoutimi, Éditions Sapientia, «Éthique actuelle» sous la direction d'Alejandro Rada-Donath,1992.
Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.

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