L'Encyclopédie sur la mort


Les aléas d’éros et d’agapè au sein du christianisme



© Éric Volant

La première encyclique de Benoît XVI 1, Deus caritas est (Dieu est amour) est inspiré par la première épître de Jean: « Dieu est agapè : celui qui demeure dans l’agapè demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jean 4, 16). À l’instar de Dieu, les chrétiens sont, à leur tour, appelés à pratiquer l’amour : « aimez votre prochain comme Dieu vous aime ». L’amour occupe une place centrale dans la théologie et l’éthique du christianisme, alors que le choix et le sens des mots diffèrent selon les époques ou les cultures. Dans la littérature chrétienne, on rencontre agapè 2 seul ou accompagnée d’éros et leurs rapports sont houleux, tendus ou harmonieux selon les tendances et les préférences des auteurs ou des communautés qu’ils représentent.

Dans Éros et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations (1930-1936), Anders Nygren (1890-1978), évêque de l’église luthérienne de Lund en Suède, s’est payé un long voyage dans le passé à la recherche de la notion originelle de l’amour à la naissance des premières communautés chrétiennes 3. Or, il est venu à la conclusion que Paul, à l’heure où il développait sa pensée sur l’agapè, « ignorait autant éros que Platon ignorait agapè ». Éros et agapè se développèrent « comme des lignes parallèles, sans jamais se rejoindre ». Chacun d’eux « cherche à marquer de son empreinte » la vie chrétienne dans son ensemble 4.

Ce serait donc un malentendu de concevoir l’agapè comme une forme supérieure d’éros, car entre éros et agapè il n’y a pas une différence de degré d’élévation hiérarchique, mais une différence de nature structurelle 5. Nygren admet pourtant que, dès son apparition, l’agapè néo-testamentaire entre « dans un monde qui a reçu déjà l’empreinte d’éros » de sorte qu’il devient inévitable que « les deux courants mêlent leurs eaux ». Toutefois, cette alliance se révèle, « extrêmement néfaste pour l’agapè qui risque de s’assimiler à éros 6. Mais Nygren se réconforte à l’idée qu’il subsistera toujours « un reste irréductible » qui obligera l’agapè de s’affirmer continuellement pour ne pas être totalement absorbée par éros » 7.

L’agapè chez Paul et Jean

Paul de Tarse (v. 8-v. 67) est le premier qui a introduit dans la littérature chrétienne le terme agapè « o Theos tès agapès, Le Dieu de l’amour » (2 Cor. 13, 11) en l’associant à la théologie de la croix : « mais la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Rom. 5, 8-10). L’agapè est donc une prérogative de Dieu qui aime l’homme non pas parce qu’il est d’emblée aimable ou désirable, mais spontanément et sans condition. La grâce de Dieu descend vers les humains qui, en retour, sont en mesure d’aimer Dieu et leurs semblables.

Autour des années 100 de notre ère, un certain Jean, appelé « l’ancien » s’adresse à sa communauté, ébranlée par diverses crises, pour leur rappeler les conditions de la koinônia (la communion dans la foi et le partage). Dans sa lettre, il conjugue la mystique la plus élevée : « Dieu est amour et celui que l’amour habite, habite Dieu et Dieu en lui » ( 1 Jean 4, 16) avec l’éthique la plus incarnée : « Nous nous aimons parce qu’il nous a aimés le premier. Celui qui dit ‘J’aime Dieu’ et déteste son frère, est un menteur. S’il n’aime pas son frère qu’il voit, il ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas, et le commandement que nous avons reçu dit bien : celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère » (1 Jean, 4, 19-20). En partageant notre humanité l’intouchable Dieu s’est approché de nous en nos frères que nous pouvons toucher de nos mains et partager notre vie.

Paul et Jean insistent tous deux sur la voie descendante de l’agapè de Dieu qui, en atteignant l’homme et en y établissant sa demeure, rend celui-ci capable d’aimer, à son tour, Dieu et autrui. Or, aux yeux de Paul, ce jeu divin de l’amour, libre et spontané, s’accomplit à l’ombre de la croix. Ce jeu est associé au dur labeur du sacrifice, tandis que Jean conçoit le jeu divin davantage sous la forme du partage et de la communication. La notion de l’agapè spirituelle ( de l’intouchable Esprit) se concrétise dans l’éthique de l’amour du prochain (une chair qu’on peut toucher, palper, caresser, blesser, affecter, éprouver, soigner). La théologie de la croix chez Paul donne à l’amour humain une empreinte de douloureuse austérité, tandis que chez Jean la grâce de ieu se déploie dans la proximité fraternelle des Agapes : une table dressée pour tous, lieu de communion et de partage.

Jean ne nous laisse pas de prescriptions pratiques sur les comportements sexuels des chrétiens. Paul, par contre, nous donne une liste de péchés (1 Cor 6, 9-10 et 1 Tim 1, 9-10), qui révèle « une conception du mal » où se rejoignent « le judaïsme et l’hellénisme de son temps » et « où apparaissent les grandes tendances de ce qui deviendra la morale chrétienne, mais qui était déjà une morale païenne en formation », à savoir le stoïcisme . Le groupe des « pécheurs contre la chair » est divisé en quatre sous-groupes : les prostitués, les adultères, les molles (malakoï)ar ce terme, on entend ceux qui retardent le coït […] dans le but de jouir mieux et plus longtemps quatrième groupe dénonce l’homosexualité masculine considérée comme acceptable dans le monde hellénistique.

On aurait pu s’attendre à ce que Paul trace un lien entre l’amour du prochain et le partage amoureux dans le mariage. Mais persuadé de la proximité de la fin des temps, Paul ne se préoccupe pas beaucoup de la procréation. Pour lui, le mariage est « un moyen légitime de satisfaire une concupiscence que l’on ne parvient pas à maîtriser : mieux vaut se marier que brûler ». Mais il préfère qu’on s’en passe si l’on n’en sent pas le besoin. Il est bon à l’homme de ne pas toucher la femme; la concupiscence devient suspecte et soigneusement contrôlée. Un idéal nouveau voit jour, «opposé à l’usage légitime de la sexualité dans le mariage, c’est « celui de la virginité masculine aussi bien que féminine » 9.

L’École d’Alexandrie

Au III ° siècle, à Alexandrie, Plotin (205 -270), philosophe païen, éros est une force ascendante grâce à laquelle l’être humain « s’élève de la beauté sensible du monde à l’idée de la beauté en soi » 10. Il s’inspire de son maître Platon, qui, par la bouche de Pausanias dans le Banquet du Phèdre, fait la promotion de l'amour des âmes ou l'amour pur. Contraire à l’amour vulgaire des corps, l’« éros céleste » est un amour ascendant qui va à la conquête du plus élevé. « L’Un divin est digne d’être aimé (érasmion). Il est amour (éros), et amour de soi (éros autou) » 11. Or, le Dieu agapè de Clément (150-220) et d’Origène (185 -253), tous deux théologiens néoplatoniciens, prend les traits d’éros.

Clément, par exemple, même s’il utilise le terme d’agapè, veut désigner « l’éros céleste » de Platon 12. Dieu amour (agapè ou éros) est directement lié à l’œuvre de la procréation. La communion amoureuse du premier couple Adam et Ève annonce déjà le mariage comme une institution divine, c’est-à-dire comme un signe visible et effectif de l’amour de Dieu. Le mariage chrétien restaure l’innocence de l’état conjugal avant la chute. « Dieu a créé l’homme : homme et femme l’homme signifie le Christ, la femme signifie l’Église »; « Ne savez-vous pas vos corps sont les membres de Jésus Christ »; « Ne savez-vous que votre corps est le temple du Saint-Esprit? » ; « Ne vous laissez donc pas vaincre par ces plaisirs impurs, […], ne cédez point à des appétits brutaux et ennemis de la raison, ne désirez point vous-même votre souillure et votre honte ». La grâce paradisiaque du mariage nous rend libres dans la mesure où nous abandonnons les comportements vulgaires et honteux. Dieu trouve sa jouissance auprès des humains purs. Au fond de son être, l’homme possède un charme, une grâce capable de séduire Dieu, qui l’élève vers lui (Le Divin Maître ou Le Pédagogue, I, chap. III, 7, 3).

C’est dans sous l’emprise d’éros céleste que, dans le Livre II, chapitre X du Pédagogue, Clément donne ses recommandations sur vie conjugale : celui, qui « ne souille pas la femme de son prochain » et « ne s'approche pas de sa femme au jour de sa souffrance » est juste, et vivra de la vie, dit le Seigneur Dieu ». Les diverses parties du corps humain, qui servent à l'acte du mariage ou à la génération, exigent de la pudeur et du respect, mais il n'y a point de honte ni à les nommer, ni à s'en servir. Clément appelle « discours honteux » celui qu'on se plaît à tenir sur des actions vicieuses, comme l'adultère, l'amour des garçons ou sur tout autre sujet de même nature. Dieu a dit « multipliez vous, soyez féconds », mais il n'a point dit : « soyez voluptueux ». Il n’a pas voulu non plus que l'homme s'abandonne tout entier à ce plaisir comme s'il n'était né que pour lui. L’amour pur est celui des âmes sous l’empire de l’éros céleste caché sous le terme d’agapè.

Origène, disciple de Clément, associe l’union naturelle du premier couple humain à la solidarité organique pour la survie de l’espèce. Soucieux d’avoir une progéniture, l’homme se lance dans une « fiévreuse fécondité ». Connaissant par cœur le Cantique des cantiques, Origène présente celui-ci, dans son Commentaire ou Homélies, comme une tragédie grecque où figurent l’époux (le Christ) et l’épouse (l’Église) accompagnés chacun d’un chœur, le chœur des jeunes hommes et celui des jeunes filles. C’est en termes d’éros qu’il décrit la fusion entre le Christ et la communauté chrétienne ainsi que celle de l'âme humaine avec le Verbe envoyé par le Père.

Tombée amoureuse de la splendeur de Dieu dès qu’elle l’aperçoit, l’âme humaine sent la flèche divine lui infliger une blessure qui la fait brûler du feu de son amour. Origène se détache de l’amour charnel pour exalter l’amour comme une étreinte spirituelle. La noire Éthiopienne monte de blancheur vêtue et repose son beau visage transformé sur la poitrine du bien-aimé où résident les trésors de science et de sagesse. Cette désincarnation de l’éros mène à une dépréciation du corps à cause du péché originel. Le salut équivaut à un retour à la perfection originelle. Origène prône la connaissance de soi et pratiqua un ascétisme rigoureux qui l’aurait mené à l’autocastration. Sa doctrine a eu ses contestataires avant et après sa mort. Elle aurait été condamnée au deuxième concile de Constantinople en 553.

Augustin

Chez Augustin (354-430), la rencontre d’éros et d’agapè donne lieu à une unité nouvelle, la caritas (charité). Celle-ci trouve sa source dans l’amitié, vertu chère à Augustin et fort à l honneur dans l’Antiquité chez Platon, Sénèque, Aristote et Cicéron (amicitia ex amore). Il l’a héritée aussi de son environnement africain où le bien vivre ensemble fut la marque distinctive de la vie communautaire. Il la doit enfin à sa propre expérience, car selon ses propres aveux, il lui était impossible d’être heureux sans être entouré d’amis.

Dans ses Confessions, Augustin nous laisse des pages superbes sur « le charme de l’amitié » dont il a pu jouir dès sa tendre enfance. « [Sa] plus vive jouissance ne fut-elle pas d’aimer et d’être aimé ? », même s’il ne se tenait pas toujours « sur la chaste lisière de l’amitié spirituelle ». Lors du décès d’un de ses amis, il s’écrie : « la douleur de sa perte, voilà mon cœur de ténèbres. […] J’étais devenu un problème pour moi-même et j’interrogeais mon âme pourquoi elle était si triste ». La seule consolation durant ses heures de deuil lui parvint de son âme, capable d’ imaginer la survivance de son ami : « Le seul pleurer m’était doux » (livre 4, 7).

De l’amour, il paraît retenir presque exclusivement la dimension spirituelle ou la rencontre de deux âmes. Il ne réussit pas à apprécier à sa juste valeur la relation sexuelle. Bien au contraire, elle lui inspira du dégoût. L’époux ne doit pas aimer sa femme comme partenaire du jeu libidinal, mais comme femme. Son image négative de la femme est demeurée trop accrochée à l’imaginaire de sa propre vie de débauche. Augustin considère les caresses féminines comme un empêchement à la liberté de l’homme. C’est à cause de la femme que le péché est entré dans le monde. Augustin n’a jamais réussi à intégrer la libido ou la jouissance physique dans sa théologie du mariage. Au contraire, la passion sexuelle exerce une domination telle qu’elle fait abdiquer la raison. Même lorsqu’il exalte la beauté corporelle, associée à l’amour dans l’acte de la procréation, il regrette que celui-ci s’accompagne de « voluptés grossières » (De la vraie religion, 40, 74). Il ignore formellement la nature spécifique de la libido qui répond à des critères autres que ceux de la rationalité intellectuelle... 13.

Par ailleurs, Augustin a su apprécier la valeur du corps humain, non seulement celui de l’homme, car il a su reconnaître aussi la beauté attractive du corps féminin. La beauté physique fut très élevée dans l’échelle des valeurs de son héritage africain. Dans un de ses sermons, il s’érige contre le omne corpus fugiendum (tout corps doit être fui) de Porphyrios qui prétendait que Plotin aurait eu honte de séjourner dans son corps. Il se prononce en faveur de l’immortalité du corps : si l’on pouvait « enlever à l’homme la mort, le dernier ennemi et pour l’éternité », sa propre chair deviendrait « son amie la plus chère (Sermones, 155, 14, 15).

Toute l’époque médiévale baignera dans la mystique de la caritas augustinienne, synthèse d’éros et d’agapè, sans adopter pour autant l’aversion augustinienne pour la libido. Cette spiritualité a été transmise à la scolastique et aux mystiques du Moyen-Âge. Martin Luther tente de restaurer « la pure agapè », mais éros ressuscitera à la Renaissance 14. Cependant, les raisonnements des théologiens ont peu inquiété les mœurs du peuple qui semble avoir vécu jusqu’au XVe siècle d’une manière joyeuse et « pro-sexuelle » 15. Fort heureusement, il en a été ainsi dans toutes les époques de l’histoire, malgré des prédicateurs qui eux-mêmes n’étaient pas à l’abri des « péchés de la chair » tant décriés dans leurs les sermons tonitruants.

Thomas d’Aquin

« L’éros étant la tendance vers ce qui est supérieur, il est facile, pour décrire ce mobile, d’user de l’image symbolique de l’échelle » 16. L’échelle apparaît chez Aristote comme structure hiérarchique réelle des choses. L’univers entier, de sphère en sphère, est aspiré par un mouvement vers le haut. Les étoiles manifestent le désir de ressembler à Dieu; le soleil aux étoiles; la nature, au soleil et ainsi de suite. Aristote a laissé des pages sublimes sur l’amitié qui, définie par lui comme la recherche du bien d’autrui, s’oppose à la concupiscence. L’amitié occupe le degré suprême sur l’échelle de l’amour.

Utilisant cette même voie ascendante, Thomas d’Aquin (1224-1274) poursuit la réflexion de son Maître en déclarant qu’ « entre l’homme et son épouse, existe la plus grande plus forme de l’amour, celle de l’amitié ». Pour Thomas, le mariage est de l’ordre de la nature et conforme à la raison 17. la fin des inclinations naturelles ni l’usage de certains membres du corps destinés à engendrer et à élever des enfants ne peuvent être mauvaises en soi,,,. Ainsi, l’union charnelle en fonction de la perpétuation de l’espèce, n’est pas un péché, mais elle est bonne en soi.

D’une part, Thomas admet que la libido est indispensable à la vie amoureuse. Mais, d’autre part, il observe qu’elle peut être si forte qu’elle affecte la maîtrise des sens chez les époux. Thomas concède volontiers que cet appétit immodéré peut diminuer la gravité du péché. L’acte sexuel est quasiment un péché nécessaire, plus ou moins grave selon le degré de non-conformité à la raison. En bon moine, Thomas estime que la luxure et la volupté « amollissent » ou « féminisent » le cœur de l’homme. Le modèle anthropologique auquel il se réfère dans son argumentation est celui de l’homme qui, fort de nature, cède son pouvoir à la force séductrice de la femme. En dépit de la valeur qu’il accorde au mariage, Thomas juge que, dans l’ordre de la chasteté à pratiquer par tous, la virginité est la plus belle des vertus, car elle nous libère de nos distractions et nous concentre davantage à l’essentiel, « aux choses divines ».

La mystique médiévale

Dans un monde où la rudesse des mœurs se reflétait dans les rapports de Dieu avec les humains, la spiritualité des béguines, centrée sur l’humanité de Dieu incarnée en Jésus, a su donner aux échanges spirituels l’empreinte d’éros. Selon Jacques Le Goff, le rôle des femmes dans le mouvement des béguines est le signe de leur insatisfaction de la place qui leur est faite dans la société 18. Ce féminisme médiéval se révélait particulièrement dans l’autorité morale et spirituelle qu’il exerçait sur des théologiens, évêques ou abbés. Ces femmes laïques empruntent leur langage et leur imaginaire autant à la mystique nuptiale du Cantique des cantiques dont Bernard de Clairvaux fut un si ardent commentateur, qu’au courant de la poésie lyrique de l’amour courtois des ménestrels.

Die Minne es al (L’Amour est tout), chante Hadewijch 19, la béguine d’Anvers (1200-1260), à la manière des troubadours qui idéalise la femme aimée, personnification du raffinement des mœurs, jusqu’à la rendre inaccessible. Les oeuvres de Hadewijch sont la sublimation de l’amour du chevalier pour sa Dame en célébrant la beauté de Dieu, le Bien-aimé vers qui l’âme tend de toutes ses fibres sans ne pouvoir jamais l’atteindre. Ses poèmes et ses sermons dévoilent une expérience érotique qui oscille entre joie et douleur, attente et déception, proximité et exil, communion et abandon. Cet amour va jusqu’à la fusion avec Dieu ou l’anéantissement en Dieu :

« Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien [...], l’âme devient avec Lui totalement cela même qu’Il est (Lettres spirituelles, XIX) » 20

Ce désir de fusion avec Dieu englobe tout l’être de la femme, corps, cœur et âme. Hadewijch l’espère non seulement pour elle, mais aussi pour toutes ses soeurs auxquelles elle prodigue ses conseils : « Qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse […] C’est une commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme une même suave Essence divine les traverse, les inonde 
tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence - le demeurent à jamais. (Lettre IX) ». Cependant, la « fruitio Dei » (jouissance de Dieu), expression empruntée à saint Augustin, s’accompagne de souffrance, propre à tout éros authentique :

« Je dirai de moi que je suis celle

Qui inlassablement gémit et accuse l’Amour
Ô Amour, si tu me prives,

Je te préviens, de toi je me détournerai
Sur toi seul pèse le poids de ma misère » 21.

De cette même époque date la triste histoire des amours d’Abélard (1079-1142) et d’Héloïse (1095-1163). Aux prises avec les hésitations d’Héloïse,,, enceinte,,, d’épouser Abélard, il convient avec elle que des grands noms de l’histoire qui n’ont pas eu une haute idée du mariage : Socrate, Platon, Sénèque, Cicéron et les pères de l’Église Le malheureux couple recommande leur jeune fils à la sœur d’Abélard et « quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer les vigiles dans une église, à l’aube du matin, [ils] reçurent la bénédiction nuptiale en présence de l’oncle d’Héloïse [prêtre] » et de plusieurs amis. Ensuite, Abélard fit prendre à Héloïse « les habits de religion qui étaient en harmonie avec la vie monastique » 22. C’est sur ce fait qu’Abélard reçut durant son sommeil « la plus honteuse des vengeances ». « Vengeance si barbare et si avilissante » ou « pitoyable disgrâce », cette « mutilation eunuque » commandée par le clergé et exécutée par un serviteur, qui offre un échantillon de la violence répressive de l’Église de ce temps contre les transgressions sexuelles.

Martin Luther

L’union de l’éros et de l’agapè sera contestée par Marin Luther (1483- 1546), qui chasse l’éros platonicien et rétablit l’agapè paulinien, don divin offert sans condition à même le sacrifice de la croix. Le salut n’est pas donc l’œuvre par laquelle l’homme s’élève vers Dieu et se perfectionne, mais une grâce jaillie de la main magnanime d’un Dieu aimant 23. Le discours, élaboré par Luther sur la sexualité est tourmenté et ambivalent ». Sa réflexion subit l’influence de la culpabilisation massive qui règne au XVIe siècle à l’égard de la sexualité, mais elle est aussi tributaire de sa propre expérience de moine marié illégitimement vivant en concubinage. Sa nature ardente reconnaît l’infirmité de la chair et « le mal du désir » irrépressible.

La hantise de la « mauvaise mort » (mourir en état de péché mortel) et la peur du jugement de Dieu, est entretenue par les prédicateurs. Leur pédagogie consiste à présenter les maladies personnelles, catastrophes naturelles, épidémies et guerres comme des manifestations de la colère de Dieu à cause du péché des hommes : l’orgueil, la haine, l’avarice, l’impatience mais surtout les péchés contre la chair. Pasteur attentif à la lutte et au désespoir des humains accablés par leurs péchés, Luther cherche à les réconforter en leur faisant comprendre que la grâce de Dieu descend sur eux pour les pardonner.

Luther leur propose le mariage comme remède contre la débauche en s’appuyant sur la recommandation de Paul : « À cause de l’impudicité, que chacun ait sa femme et chaque femme son mari (1 Cor. 7, 12) ». Cependant, le mariage ne suffit pas à mater la « maladie du désir L’époux, fatigué de son épouse, aime celle qui lui est refusée. Par ailleurs, le partage des sexes est nécessaire à la procréation de l’espèce et ce que Dieu a déclaré bon est forcément toujours bon. Faisons ce qui est bon, suggère-il, que ce soit dans la mauvaise comme dans la bonne réputation. Tout homme est menteur, seul Dieu est véridique Par conséquent, la chasteté sexuelle des couples ne peut être promue qu’avec modération. En effet, selon Luther, l’« amour pur », propre à l’agapè, est une mission impossible aux humains, sinon comme un avènement gratuit de Dieu que ceux-ci peuvent accueillir avec une reconnaissance joyeuse.

Luthéranisme moderne et contemporain

Si Luther suit les traces de Paul sur la voie de la libre gratuité de l’agapè offert à l’homme, Sören Kierkegaard (1813-1855), philosophe danois luthérien, précurseur de l’existentialisme, l’expérience érotique est la première étape d’un mouvement qui se transformera en agapè. L’écrivain conta une anecdote dont il fut témoin d’un jeune ami qui, tout en arpentant le parquet, reprit encore et encore les vers de Poul Martin Möller (1794-1838) :

Alors vient un songe, du printemps de ma jeunesse
Au fauteuil où je suis,
De toi, j’ai le fervent désir, la nostalgie,
De toi, soleil des femmes (Le vieil amant)

Kierkegaard se rendit compte que « la tonalité affective de ce jeune amoureux sonnait juste, comme tonalité érotique ». Il en conclut que celui, « qui n’a pas vécu dans cette tonalité la naissance d’un amour-passion, n’a jamais aimé » 24. Elle assure l’éducation de l’adolescent, comme le rapporte Socrate dans le Banquet de Platon. Éros permet de passer des fleurs aux fruits, mais sans que mûrissent encore les « fruits de l’Esprit », qui sont l’amour vrai : l’agapè de l’apôtre Paul ». Kierkegaard emprunte ces images à Flavius Philostrate l’Ancien dans Les Héroïques : « Sur les arbres sauvages, les fleurs embaument; sur les cultivés, les fruits » 25.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, Herbert Marcuse (1898-1979), marxiste hégélien et freudo-marxiste, proche du mouvement de la Révolte des jeunes des années 1960, a lu Nygren. Dans son Éros et civilisation 26, il donne une interprétation très originale de l’évolution du couple éros-agapè au sein du christianisme : le Fils est venu renverser l’image du Père qui représente la loi de la domination et instaurer le règne d’agapè « qui est éros ». Hélas, les disciples ont placé le Fils à la droite du Père et en le déifiant, on restauré le régime patriarcal de la Loi. L’évangile du Christ perd ainsi toute sa force érotique et esthétique. Subordonné à la Loi, agapè se trouve de nouveau séparée d’éros et l’identité d’agapè et d’éros, définitivement rompue 27.

La société qualitativement différente régie par éros et agapè unifiés anticipée par Marcuse ’étendait de l’amour d’une personne pour son corps jusqu’à l’amour des autres, jusqu’à l’amour du beau travail et du beau jeu, et finalement jusqu’à l’amour du beau savoir. La « procréation spirituelle » est l’œuvre d’éros tout autant que l’est la procréation corporelle, et « l’ordre juste et vrai de la Polis est aussi érotique que l’ordre d’amour juste et vrai 28 ».

Ce « scandale de la différence qualitative » de Marcuse a eu une répercussion très forte, mais trop tôt étouffée, dans la théologie luthérienne de Jürgen Moltmann (1926). La question, que celui-ci se posa, s’inspire d’un vieux Negro spiritual exprimant la complainte de l’esclave : « Comment puis-je jouer sur une terre étrangère ? » 29 Et le professeur allemand de répondre : au milieu des peines inévitables de la vie, nous pouvons rire, jouer et danser, même avec une certaine insouciance, parce que nous avons été créés et libérés par la grâce de Dieu. Sans la nommer, Moltmann décrit l’agapè de Dieu qui descend vers le monde et l’humanité pour rien, juste pour son bon plaisir :

« Tout est réellement pour rien, dit la foi et elle se réjouit pour la grâce qui existe pour rien, et elle espère un monde nouveau où l’on donnera et on aura tout pour rien. ‘Vous tous qui êtes altérés, venez vers l’eau. Et vous qui n’avez pas d’argent, venez et achetez, sans argent et sans payer, du vin et du lait’, promettent les prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament (Is. 55, 1 ; Ap. 22, 17) » 30

C’est en catégories esthétiques et poétiques que les prophètes annoncent la fin de l’histoire. Mais cette fin du monde peut advenir dès aujourd’hui par une joie de vivre qui jaillit de « la confiance originelle de l’enfant ». Sous la plume austère de Moltmann, auteur du Dieu crucifié, son ouverture à une agapè érotisée étonne : « La grâce de Dieu qui anticipe la nouvelle création à venir dans l’histoire humaine ne spiritualise ni moralise, mais se manifeste concrètement dans le charme, la douceur et l’amabilité d’un être vivant, comme Dostoïevski a su le montrer à travers la figure de la prostituée Sonia 31 ». Une érotisation timidement énoncée qui revient en d’autres pages du Seigneur de la danse où l’auteur se prononce en faveur d’une esthétisation de la société, des lois, de la science, de la sexualité et de l’éthique. En se référant à Schiller, il espère l’avènement d’un monde où l’on chemine de la beauté vers la liberté.

L’Église catholique à l'époque moderne

À l’instar de la théologie de la réforme, l’Église catholique de la modernité néglige le caractère sensuel de l’amour en exaltant ses traits spirituels. Ainsi, François de Sales (1567–1622) préfère utiliser le terme d'amitié, parce qu’il rend mieux les traits réciprocité et de l’altruisme : « Tout amour n'est pas amitié, affirme-t-il, car on peut aimer sans être aimé, et alors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié ». En outre, « il ne suffit pas qu'il soit mutuel, mis il faut que les parties qui s'entraiment sachent leur réciproque affection, car si elles l'ignorent, elles auront de l'amour mais non pas de l'amitié » 31.

Le terme « amitié » ne paraît ni dans les décrets ni dans l'exposition de la doctrine du Concile de Trente. En effet, le Catéchisme du concile (1566) présente comme premier motif du mariage « l'espérance du secours que [les époux] attendent l'un de l'autre afin de se soutenir dans les faiblesses et les infirmités de la vieillesse ». Le deuxième motif du mariage est d'avoir des enfants, tandis que le troisième fait du mariage un « remède contre les désirs de la chair ». Par contre, l’Église a rendu indispensable, sous peine d'invalidité, le consentement des deux époux, ce qui peut s’entendre comme la manifestation d’un amour réciproque.

L’Église semble à la fois suivre et influencer les modèles culturels de l’amour conjugal de son époque. Ainsi, dans Le pédagogue des familles chrétiennes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet (1664), l’amour prend la forme d’une amitié respectueuse : « l'homme prendra femme avec la crainte de Dieu et l’intention d'avoir lignée seulement [...] Il doit la tenir au rang de son épouse, et de la moitié de soi-même. Lui doit parler avec une grande révérence [...]. Il doit fuir toutes pratiques ou familiarités suspectes d'autres femmes. Il doit penser que Dieu la lui a donnée non pour chambrière, mais pour compagne ».

Au XVIIIe siècle, le capucin Daniel, lecteur en théologie, de Paris ne cite que deux raisons en faveur du mariage : « laisser après soi des enfants qui craignent le Seigneur » et « apaiser les mouvements déréglés de la concupiscence ». Il rappelle que le concile de Trente en avait marqué une troisième: « c'est de s'entre-secourir réciproquement l'un l'autre dans la nécessité ». Mais, ce troisième qui pourtant était à Trente le premier, est, selon le bon capucin, inclus dans les deux autres 32.

Dans son Rituel du diocèse de Lyon, Mgr de Malvin de Montazet se montre davantage ouvert à l’altruisme et à la réciprocité de l’amour conjugal même si l’égalité entre les époux est loin d’être acquise :

« Un époux chrétien se souvient toujours quel est le chef dont il tient la place [Jésus Christ], et il le représente encore plus par sa douceur et par sa prudence que par son autorité. Il veut plaire à son épouse, et il étudie ses inclinations, ou pour les suivre, ou pour les supporter. Il regarderait comme une lâcheté criminelle d'offenser par le partage de son coeur une personne choisie dans tout l'univers, pour l'être l'objet de son estime et de sa tendresse […] Que l'épouse soit soumis à son époux, qu'elle révère son autorité, qu'elle lui conserve une fidélité inviolable, une obéissance pleine de respect et d'amour » 33.

L’Église catholique contemporaine

À la seconde moitié du XXe siècle, déjà avant mais surtout après le Concile Vatican II, des théologiens, s’appuyant sur les découvertes en sciences humaines, définissaient la sexualité comme une « force de la rencontre », « un dynamisme d’ouverture, de communion et de créativité ». S’inscrivant dans un projet d’amour à l’intérieur du mariage sous le signe de l’exclusivité et de la fidélité, la sexualité n’est plus déterminée par la procréation. En effet, « le partenaire ne peut jamais être sacrifié à l’espèce : il n’est pas un moyen pour assurer la continuité de l’espèce. Il est recherché et accueilli pour lui-même et l’enfant est le fruit , le couronnement éventuel de la rencontre. La fécondité sexuelle ne se limite pas à la seule génitalité aux fins de la procréation, mais intègre tout le langage de l’intimité, de sensualité et de tendresse entre les personnes qui s’aiment dans l’ensemble des manifestations créatrices de sens de la personne humaine sacrée. » 34.

Malheureusement, la porte ouverte par une théologie associée à un renouveau pastoral attentif au cheminement des personnes, s’est de nouveau fermée sous les règnes de Paul VI, Jean-Paul et de Benoît XVI. Contre l’avis du rapport de la Commission, fondée par Paul VI et composée par des évêques, prêtres et laïcs, qui proposa très majoritairement : « Pour les couples mariés, les relations sexuelles fertiles et les relations infertiles forment un tout », le même pape opta dans son Encyclique Humanae vitae (1968) pour une formule dont les exigences dépassaient les limites de la capacité de la plupart des couples catholiques : « tout acte matrimonial doive rester ouvert à la transmission de la vie ».

En 1975, dans sa déclaration Persona humana. Sur certaines questions d’éthique sexuelle, Jean-Paul II se fit le défenseur d’une anthropologie fondée sur la loi naturelle : « la bonté morale des actes propres à la vie conjugale, ordonnés selon la véritable dignité humaine, ne dépend pas uniquement de la sincérité de l’intention et de l’appréciation des motifs, mais doit se déterminer selon des critères objectifs, tirés de la nature de la personne et de ses actes, et qui respectent le sens intégral d’un don réciproque et d’une procréation humaine dans le contexte d’un amour vrai ».

Dix ans après la publication de Humanae Vitae, le théologien Karl Rahner a écrit : « Cela fait partie de l'histoire tragique et difficile à élucider de l'Église : dans la pratique comme dans la théorie, celle-ci défendit toujours des maximes morales par de mauvais arguments, découlant de convictions et de préjugés incertains, liés au contexte historique [...]. Si cette sombre tragédie de l'histoire spirituelle de l'Église est si pesante, c'est parce que toujours, ou du moins souvent, elle concerne des questions qui touchent à la vie concrète des hommes, parce que ces maximes erronées, qui n'eurent jamais de valeur objective [...] imposèrent néanmoins aux hommes des contraintes que rien dans la liberté des Évangiles ne justifie » 35.

Nous lisons dans un journal belge, réputé pourtant très catholique : « l’Eglise officielle réserve aux personnes mariées la pratique des relations sexuelles; elle considère ainsi comme "intrinsèquement mauvais" des comportements comme la fornication (relations sexuelles hors mariage), la masturbation, l’homosexualité, etc. Elle s’oppose aussi à des pratiques qui entraveraient la suite physiologique des rapports sexuels quant à leur fécondité (usage du préservatif). Globalement, elle fonde sa position d’une part sur l’existence d’une loi "naturelle" inscrite par Dieu dans l’humain et d’autre part sur un certain nombre de textes bibliques. […] l’existence d’une "loi naturelle", d’origine divine, qui s’imposerait universellement aux humains. Aujourd’hui, plus aucun anthropologue ou philosophe sérieux ne défend l’idée d’une telle « loi naturelle ». L’humain du XXIe siècle est le fruit de tant de transformations médicales et culturelles, qu’il n’est plus possible d’évoquer encore ce concept de nature à son propos. Qu’on songe seulement à l’allongement considérable de la durée de vie depuis un siècle Et les multiples greffés qui circulent parmi nous : greffés du cœur, greffés du foie, greffés des reins, même greffés du visage, récemment; œuvre de la nature Ou de la culture » 36.

Nouvelles perspectives pour une union d’éros et d’agapè dans un monde de l’anankè

Le christianisme y gagnerait beaucoup à appuyer sa théologie et son éthique de la sexualité sur les données scientifiques de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse et de la médecine contemporaines. Dans un monde, une sexualisation à outrance, véhiculée par les médias et la publicité, déforme les modèles sociaux de l‘homme et de la femme exerçant leur attrait et leur impact sur les comportements des humains, il est urgent que les diverses Églises développent une doctrine de la sexualité « pour notre temps ». On attend des communautés chrétiennes des propositions pour une éthique qui élève la rencontre sexuelle à la fois en tant que jeu d’expression amoureuse des corps accompagnée de plaisir.

Dans la religion chrétienne, on a eu tendance à trop désincarner l’activité sexuelle et à favoriser l’amitié aux dépens de l’amour physique en négligeant ou en sous-estimant ses caractéristiques d’« œuvre de la chair », activité des corps qui s’accorde à d’autres enjeux et à d’autres normes que celles de l’amitié. La rencontre amoureuse est un jeu créateur libre et gratuit, un art qui dispose de ses propres critères d’ordre ludique et esthétique. Par ailleurs, qui dit jeu, dit aussi règles d’art et de contrôle intelligent. Qui dit jeu se rend compte aussi de l’effort que les partenaires doivent faire pour se révéler et s’accorder l’un à l’autre. Le jeu de l’amour n’exclut pas la douleur, car les partenaires peuvent souffrir de ne pas assez aimer ou de ne pas se sentir assez aimé, de ne pas parvenir à s’ajuster assez aux attentes de l’autre. La vie conjugale est parsemée de pertes et de deuils.

Devant l’emprise d’une sexualité dite sauvage, mais surtout exacerbée et sans visage, Thierry Hentsch dont l’esprit baigne dans la tradition chrétienne réformiste, s’exclame : « L’enfer est peut-être à bien des égards, la forme moderne de l’amour : Eros malheureux du manque désir oublieux de Platon et stigmatisé par des siècles de christianisme. L’homme moderne désire. Il désire désirer, allant sans trêve d’un objet à l’autre, dans l’oubli de lui-même . Feu notre collègue perçoit éros associé à l’anankè au lieu de l’être à agapè. Chez les femmes et hommes contemporains, en faim ou en attente d’éros, il y a de toute évidence absence de table, lieu de la convivialité ou symbole de la communion intime, lieu des agapes et signe de l’agapè. Dans la religion chrétienne, on a sans doute trop associé l’agapè à la croix, au lieu de l’associer à la table (cena ou cène). Dans ce temps de crise, régie par une diversité de manques (anankè) en travaillant pour une répartition équitable des charges et des bénéfices du vivre ensemble, pourquoi ne pas des tables de la rencontre intime, amicale et amoureuse, du rapprochement des hommes et des femmes, de l’union de ceux et de celles dont la chair est ardente et ne désire qu’être comblée

À une vie sexuelle épanouissante, il ne sied pas de se plier sous la loi de la pesanteur d’une raison rigide et atrophiée. Ce n’est pas la raison qui rend l’acte sexuel bon. Ce n’est pas non plus le renoncement au plaisir qui rend l’amour bon. Une multitude d’hommes et de femmes trouvent dans le partage sexuel une satisfaction modérée ou une jouissance forte comme il en est de toute autre activité humaine bonne en soi . Ce qui compte, c’est l’authenticité d’un acte vrai.

Notes

1 Donné à Rome, le 25 décembre 2005, solennité de la Nativité du Seigneur, en la première année de son Pontificat.
2 le verbe agapaô signifie « accueillir avec amitié ou avec tendresse » et réfère à l’hospitalité ou à l’accueil amical que l’on retrouve dans le mot agapè, utilisé dans la Bible pour désigner la charité « qui couvre tout de son manteau » et dans les repas des premiers chrétiens . Agapaô signifie aussi « être satisfait de » ou dans le sens d’« aimer la richesses, les lettres », ou encore dans un registre plus tendre « chérir », mais pas au sens de l’amour charnel.
3 cité par Lucrèce Luciani-Zidane, « Avant-propos » dans Anders Nygren, Éros et Agapè I, Paris, Cerf, 2009, p. XVII.
4 o.c., p. 21-22.
4 A. Nygren, o.c., I, p. 23-24.
5. ibid., p. 45-46.
6. ibid., p. 47-48.
7 Philippe Ariès, « Saint Paul et la chair », 1982, Volume 35, p 34-36
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1520
8 ibid., p. 35.
9 ibid., p. 36.
10 Ennéades , I, 6.
11. Ennéades, VI, 8, 15.
12. A. Nygren, II, p. 148).
13 T. J. van Bavel, Augustinus, Van liefde en vriendschap (Augustin, de l’amour et de l’amitié), plus particulièrement le chapitre IV sur la théologie et l’éthique de la sexualité, Baarn, Het wereldvenster, 1978.
14 In espistolam Johannis, 7, 1.
15 J. Van Ussel, « Het kristendom en de seksuele problematiek » Kultuurleven, 35 (1968), p. 658-669.
16 A. Nygren, o.c., I, p. 205-206.
17 Martin Blais, « Thomas d'Aquin,
le plaisir et la sexualité », 2009 http://classiques.uqac.ca/contemporains/blais_martin/thomas_aquin_plaisir_sexualite/thomas_aquin_plaisir_sexualite.html
18 cité dans Femmes mystiques, Époque médiévale, Anthologie établie et présentée par Thierry Gosset, Paris, La Table Ronde, 1995, p. 8-9.
19 Jaqueline Kelen, Hadewijch d’Anvers ou la vie glorieuse, Albin Michel, 2011; Patrick Kremer, « La fureur d'aimer d'Hadewijch d'Anvers » (texte intégral) vendredi 30 juillet 2010
< http://pkremer.over-blog.com/article-la-fureur-d-aimer-d-hadewijch-d-anvers-54694224.html >
20 Hadewijch d’Anvers, Lettres spirituelles, Genève, Ad Solem, 2011.
21 Hadewijch d’Anvers, Amour est tout : poèmes strophiques, Téqui, 1984, 19,2 ; 44,8 et 35,7.
22 Abélard, Histoire de mes malheurs, traduit du latin par M. R. L’Abbé et revisé par Jérôme Vérain, Éditions Mille et une nuits, 2001, p. 31-33.
23 A. Nygren, o.c., I; pour l’explicitation de la pensée luthérienne, nous sommes redevable à Robert Grimm, Luther et l’expérience sexuelle, célibat, mariage chez le réformateur, Genève, Labor et Fides, 1999.
< http://www.esprit-et-vie.com/article.php3?id_article=524 >
24 Sören Kierkegaard, La reprise, GF Flamarion, 1990, p. 71.
25 ibid., p. 73.
26 H. Marcuse, Éros et civilisation, traduit par J. G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.
27 o.c., p. 68-71; Éric Volant, Le jeu des affranchis. Confrontation Marcuse-Moltmann, Montréal, Fides, « Héritage et projet », 1976, p. 252-253.
28 H. Marcuse, o.c., p. 184.
29 Jürgen Moltmann, Le Seigneur de la danse. Essai sur la joie d’être libre, Le Cerf-Mame, 1972, traduction de Die ersten Freigelassenen der Schöpgung. Versusche über die Freude an der Freiheit und das Wohlgefallen am Spiel (Les premiers affranchis de la création. Essai sur la joie et la liberté et sur le plaisir au jeu). Le titre français du livre a sans doute été choisi en lien avec l’image du « Dieu de la danse », très en vogue dans la théologie américaine du jeu des années 1970. Voir : R. E. Neale, In Praise of Play. Toward a Psychologie of Religion (1969) ; S. Keen, Apology for Wonder (1969); S. Keen, To a Dancing God, (1970); D.L. Miller, Gods and Games. Toward a Theology of play 1970), tous édités chez Harper and Row, New York et H. Cox, The feast of Fools, Cambridge, Mass., Harvard University Presse, 1979.
30 J. Moltmann, o.c., p. 72.
31 J. Moltmann, o.c., p. 76.
32 Pour ce qui suit, nous nous référons à Marcel Bernos, « L'Église et l'amour humain à l'époque moderne » dans Yves Marie Bercé, L'Amour à l'époque moderne, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, ,1994 p. 61-72.
33 Introduction à la vie dévote, édité par Etienne-Marie Lajeune, o.p., Paris, Le Seuil, 1963, III & 17.
34 Guy Durand et André Guindon, cités par Éric Volant, «Éthique » dans Joseph J. Lévy et André Dupras, dir., Questions de la sexualité au Québec, Montréal, Liber, 2008, p. 118.
35 Schriften zur Teologie, vol. 13, p. 99.
36 « Morale sexuelle et Église catholique », La Libre Belgique, 10 avril 2010.
37 T. Hentsch, Le temps aboli, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 11.





ANNEXE *
Tableau de la relation antithétique d’éros et agapè

Éros égale désir, aspiration
Éros tend vers ce qui est élevé
Éros est la voie de l’homme
Vers Dieu Agapè égale sacrifice
Agapè descend
Agapè est la voie de Dieu
Vers l’homme
Éros égale l’effort,
Qui suppose le salut,
Œuvre de l’homme. Agapè égale grâce;
La rédemption est un acte
De l’amour divin.

Éros égale amour égocentrique,
Une sorte d’affirmation de soi
Sous la forme la plus haute,
La plus noble, élevée au sublime. Agapè égale amour
Désintéressé, « elle ne cherche
Pas son intérêt ».
Elle est don de soi.
Éros veut conquérir sa vie,
Une vie divine,
Immortelle.
Agapé vit de sa vie divine,
Ose, pour cette raison,
« perdre sa vie ».
Éros désigne au premier chef
L’amour de l’homme :
Dieu est objet de l’éros.
Même lorsque l’éros se rapporte
À Dieu, il revêt les traits de
L’amour humain Agapè désigne au premier
Chef l’amour de Dieu :
Dieu est agapè…
Mais lorsque l’agapè se
Rapporte à l’homme, elle
Revêt les traits de l’amour divin

Éros est déterminé par la qualité,
La beauté et la valeur de son objet;
Il n’est pas spontané
Mais « provoqué » et « motivé ». Agapè est souverainement
Indépendante de son objet
Elle s’adresse aussi bien
« aux méchants qu’aux bons »
elle est un amour
spontané, « jaillissant »,
« non motivé ».
Éros constate que son objet
Vaut d’être aimé et l’aime de ce fait

Agapè aime et
Crée la valeur de son objet.



* L. Luciani-Zidane, « Avant-propos » dans Anders Nygren, Éros et Agapè I, Paris, Cerf, 2009, p. XVII.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-09