L'Encyclopédie sur la mort


Droit au suicide

La question du droit au suicide est double. Il faudrait distinguer entre la loi et les droits fondamentaux. Selon la législation, en plusieurs pays, le suicide n’est plus considéré comme un crime. Par contre, la provocation ou l’assistance au suicide demeurent des crimes. Faudrait-il légiférer dans le domaine de l’euthanasie volontaire et, si celle-ci pouvait être permise en certains cas, pourrait-on aussi décriminaliser le suicide assisté* comme une variante de l’euthanasie volontaire*? Ces questions sont d’ordre juridique, mais on peut mener aussi une réflexion éthique en se référant aux droits fondamentaux, qui sont des revendications de groupes ou d’individus, d’ordre moral, avant d’être intégrées dans la législation. Alors la question que l’on se pose est la suivante: existe-t-il pour la personne humaine un droit fondamental à la mort librement choisie? Si l’on se fie aux déclarations du docteur Léon Schwartzenberg, la personne humaine a le droit de disposer de son existence comme elle l’entend. Ce droit est, d’après lui, étroitement associé au droit fondamental à la vie, explicitement affirmé dans la charte des droits. «Qu’on ne raconte pas [que l’individu] a volé ce droit. Il l’a acquis au prix du plus grand effort de son existence. […] Le droit à une mort digne, c’est le droit à une vie digne. Le droit à une agonie digne, c’est le droit à une fin de vie digne» (Requiem pour la vie, Paris, Le Pré aux clercs, 1985, p. 203-205).

Une opinion semblable est soutenue par R. Jaccard et M. Thévoz dans Manifeste pour une mort douce (Paris, Grasset, 1992). Les auteurs revendiquent la reconnaissance du droit à la liberté individuelle contre «l’emprise croissante de l’État thérapeutique» (p. 12) qui, en se réservant le pouvoir sur la médication, traite les citoyens comme des enfants. Pourquoi un individu doit-il passer par les tribunaux pour faire reconnaître son droit de mourir dans les bonnes conditions? Malgré les discours, les humains sont inégaux devant la mort. Grâce à des amis médecins, certains sont aidés, comme ce fut le cas de Freud*. Mais la population en général n’obtient pas cette aide. Le suicide est toujours considéré comme un tabou religieux ou une manifestation de désaffection sociale. La vie appartient à tous, sauf à l’individu lui-même, puisqu’on lui refuse le droit d’en sortir. La «théologie de la médecine» (Thomas Szasz) se prononce sur le suicide et l’euthanasie et sur «tout ce qui pose un problème éthique ou politique. […] Le sentiment religieux s’est donc déplacé de la cathédrale à l’hôpital» (p. 39). La théologie s’est sécularisée en sacralisant «une vie que nous n’avons pas choisie, qui s’est révélée une suite de revers, de disgrâces et d’échecs» (p. 66). Les comités d’éthique sont l’organe institutionnel de l’autorité morale issue des milieux médicaux (p. 43). Il faut vaincre le tabou du suicide et éviter une sacralisation de la vie en revendiquant une mort choisie par l’individu et non par le corps médical, en donnant un caractère absolu à la volonté individuelle. Ce manifeste décrit le suicide «comme une forme nouvelle et exquise de politesse, une façon de tirer sa révérence» (p. 103).

Les auteurs reprennent aujourd’hui la pensée qui fit scandale, dans les années 1970 et 1980, développée par Thomas Szasz, psychiatre américain et auteur de La théologie de la médecine: fondements politiques et philosophiques de l’éthique médicale (Paris, Payot, 1980). Comme le titre le suggère, Szasz observe avec regret le pouvoir envahissant de la médecine dans le domaine du droit et de l’éthique, surtout dans celui de la médicalisation du suicide et de son traitement. Dans son article «The Ethics of Suicide», publié dans plusieurs collectifs, ce qui prouve son importance, il attaque le pouvoir du psychiatre face au suicidant transformé par la science en malade mental. Szasz, qui est également l’auteur de Law, Liberty and Psychiatry (New York, Collier, 1968) et de The Second Sin (Garden City, Anchor, 1974), est considéré par ses pairs comme l’avocat du droit au suicide, notamment de ceux dont il est dit qu’ils souffrent de maladie mentale*. D’après lui, la vie appartient à l’homme, qui peut disposer librement de son droit de porter la main sur lui et de mettre un terme à ses jours. D’où vient donc le pouvoir du psychiatre de frustrer à un tel point un individu, qui a fait ses propres choix, en lui refusant la capacité et la responsabilité éthiques de mourir de façon délibérée? L’auteur appelle cet interventionnisme psychiatrique auprès des suicidants et des malades mentaux ou jugés tels un «liberticide» («The Ethics of Suicide», dans T. L. Beauchamp et S. Perlin, Ethical Issues in Death and Dying, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice Hall, 1978, p. 134-140). Le geste de «causer sa propre mort» devrait être appelé «suicide» uniquement par ceux qui le désapprouvent. Il devrait être appelé «contrôle de la mort» par ceux qui l’approuvent. Ce qui nous porte à faire deux remarques. Premièrement, le terme «suicide» est déjà chargé négativement avant toute définition et tout jugement moral. Deuxièmement, chez les défenseurs du droit au suicide, la liberté* sur sa propre vie et sa propre mort en termes de gestion et de contrôle est primordiale.

Marguerite Battin oppose le droit à la mort au droit à la vie. Celui-ci est inaliénable, mais il ne doit pas être nécessairement exercé. L’individu peut y renoncer en vertu du droit à la libre disposition de son corps. Elle fait reposer son argumentation sur une sentence de la cour suprême des États-Unis qui, dans un cas d’usage de contraceptifs et dans un cas d’avortement, postule l’existence d’un droit constitutionnel non écrit de la personne humaine à la vie privée et à la libre disposition de son corps (Ethical Issues in Suicide, p. 18). Cependant, peu importent les raisons: maladie ou douleur (suicide euthanasique), souffrance morale, refus des injustices (suicide par protestation), ou don total à une cause (suicide par sacrifice), l’individu a, selon Battin, le droit de choisir librement sa mort. Vivre plus longtemps compromettrait gravement la dignité indispensable à sa survie. Par ailleurs, ce droit au suicide a des limites. En effet, il faut mesurer l’importance des autres droits en cause. L’individu qui décide de mourir ne perd pas pour autant son droit de vivre, ce qui, dans certains cas, entraîne la responsabilité éthique de sauver une personne qui veut se suicider ou qui a fait une tentative de suicide. Les droits ne sont pas non plus ipso facto des devoirs. Même si j’en ai le droit, le suicide n’est pas automatiquement une bonne chose à faire. Mais, dans certaines situations devenues insupportables, la revendication du droit à la mort peut s’exprimer avec une telle force qu’elle devienne prioritaire et que les autres droits perdent momentanément leur signification et leur efficacité.

En juin 1980, un comité d’experts, nommé ad hoc par la fondation d’euthanasie volontaire de La Haye aux Pays-Bas*, avait déjà émis une opinion semblable à celle de Battin. D’après le comité, le suicide est une possibilité offerte, l’exercice d’une liberté et l’utilisation d’un droit. Or, ce droit n’est pas illimité, même si le suicide n’est pas soumis à une sanction légale. Le droit de mettre fin à sa propre vie, si celle-ci est devenue irrémédiablement insupportable, devrait être éthiquement et juridiquement reconnu. Par ailleurs, ce droit a des limites constituées par les droits des survivants: 1. les circonstances dans lesquelles le suicide s’accomplit (moyens utilisés, endroit, moment) ne doivent pas ajouter à la douleur des proches; 2. les effets sociaux prévisibles du geste sur le plan financier ou sur le plan psychologique sur les proches ne doivent pas dépasser les bons effets escomptés («Euthanasie en zelfdoding», note de discussion publiée en 1981; voir aussi E. Volant, «Le suicide: morale et droit», dans A. Mettayer et J. Drapeau (dir.), Droit et morale: valeurs éducatives et culturelles, Montréal, Fides, «Héritage et projet», 1987, p. 281-293). Jo Roman s’est suicidée après avoir exposé dans un livre, Exit House (New York, Bantam Books, 1981), comment et pourquoi elle choisit l’heure de sa mort (en français, J’ai choisi l’heure de ma mort, Paris, Pygmalion, 1981). Elle recommande l’établissement d’une commission fédérale qui aurait pour mission, aux États-Unis, d’élaborer un modèle pour une mort digne, de régulariser le processus de la mort et d’assurer protection et assistance aux citoyens qui se conforment aux critères retenus.

Cependant cette conception de la mort volontaire qui en appelle aux droits fondamentaux demeure fragile: droit à la mort, à l’autonomie*, à la libre disposition de son corps, droit de ne pas souffrir. Des droits subjectifs semblent l’emporter ainsi sur le droit fondamental à la vie, même si Schwartzenberg inclut le droit à la mort dans le droit à la vie. La question éthique n’est pas de savoir si la mort est un droit que la personne en détresse physique ou morale peut revendiquer, mais plutôt de savoir si la mort librement choisie peut être un bien et non pas un mal. La mort volontaire peut-elle être une manière appropriée de terminer une existence à laquelle l’être qui souffre ne parvient plus à donner une signification ou une orientation? La décision à prendre ne serait donc pas tant une affaire de droit fondamental ou de législation que de sens. Une personne qui choisit le suicide, quand toutes les sources de sens sont taries, «ne porte nullement un jugement sur la vie dans son ensemble; elle n’entend ni manifester son néant ni la densité existentielle des êtres qui l’entourent; elle entend seulement tirer les conséquences du fait qu’elle est incapable de continuer à vivre et qu’elle ne supporte plus la non-vie dans laquelle elle se retrouve rejetée» (E. Drewerman, Le mensonge et le suicide, p. 12). Tout en reconnaissant ce que la vie a pu lui révéler de bon en créativité et en travail, en joies et en peines, en amour et en amitié, une personne peut estimer que désormais sa vie est dénuée de signification. La mort volontaire n’est pas nécessairement une mort répugnante et incompatible avec l’image de la dignité humaine. Ce n’est pas la dignité de la personne qui est mise en cause par la mort volontaire, c’est l’indignité de son état physique ou psychique que l’on cherche à supprimer.

Notons que Bernard Beignier, professeur de droit, dans son article «Existe-t-il un droit à la mort?» (Le Monde, 27 mars 2008) affirme clairement: «le suicide n'est pas un droit, c'est une liberté* civile.»

 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-18

Notes

Lire aussi dans la présente Encyclopédie:

«Légaliser l'euthanasie et le suicide médicalement assisté» par Marcel Melançon.
http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/
Documents/Euthanasie_Ethique--Legaliser
_leuthanasie_et_le_suicide_medicalement_
assiste_par_Marcel_J_Melancon

«Faut-il légaliser le suicide assisté?» par Anita Hoqard.
http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/
Documents/Suicide_assiste_assistance_au_suicide--
Faut-il_legaliser_le_suicide_assiste_par_Anita_Hoquard