L'Encyclopédie sur la mort


Diu Bernard

Éditions HermannNé en 1935, Bernard Diu, reçu à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé et docteur en physique, fut professeur de physique à l'université Paris 7 - Denis Diderot et chercheur au Laboratoire de Physique Théorique et Hautes Energies où il enseigna régulièrement la thermodynamique à Paris 7. Aujourd'hui professeur émérite, il fut longtemps membre du Conseil national supérieur des universités et représentant du ministère aux Commissions du CNRS.

La Constellation de la Vierge est le premier roman de ce scientifique français qui, le 2 septembre 1991, a survécu à un saut volontaire dans le vide du haut du dernier étage de la plus haute tour du campus de Jussieu à Paris où il avait son bureau. Commencé en 1992 et en librairie depuis le 12 septembre 2008, ce roman est un témoignage exceptionnel non seulement sur le mal de vivre et la difficulté d’exister mais aussi sur l’obsession suicidaire et l’incompréhension, la révolte qui peut suivre une tentative de suicide*.

Dans la mythologie grecque, la constellation de la Vierge représente la déesse de la justice, Astrée, qui déçue par les hommes, aurait quitté la terre, pour devenir, dans le ciel, constellation. Sous ce titre mythique, l'auteur, amèrement déçu par la vie, nous livre un récit autobiographique de grande envergure littéraire. Dans un style, très riche en images et en références à des oeuvres classiques et contemporaines, surtout françaises et espagnoles (castillanes), l'auteur se souvient de certains moments forts de son passé, éloigné ou récent, souvent douloureux et pathétiques, comme celui du retour du père tant attendu qui réserve à son fils de 8 ans un fort mauvais accueil.

Souvenirs tendres
Des souvenirs parfois euphoriques, comme les pages superbes dans lesquelles l'auteur évoque ses promenades avec son petit-fils vers la gare pour voir passer le train! Rendu à la gare, après moultes péripéties, «(l)à, accroupi derrière l'enfant debout entre mes jambes, je l'entourais de mes bras, l'enfermant en un geste de protection et d'amour tout à la fois, pour contempler le train à son passage, l'observer lorsqu'il marquait l'arrêt, s'émerveiller à l'ouverture de ses portes, s'extasier à leur fermeture automatique précédée du «signal sonore» qui nous donnait la chair de poule, le regarder en fin démarrer et prendre peu à peu de la vitesse.» (p. 28)

Souvenirs émouvants de tendresse, lorsque sa fille Anita «s'approchait de mon châlit et, presque sans un mot, elle glissait sa main, pour prendre la mienne, sous l'espèce de drap qui cachait aux regards la décrépitude de mon corps misérable et les appareils et les sangles qui l'assujettissaient»! L'auteur ajoute: «Nous revivions ainsi, l'espace de quelques minutes, les promenades d'autrefois où sa menotte de fillette venait se blottir dans la main paternelle pendant qu'elle récitait les tables de multiplication.» (p. 18-19)

Voilà donc des moments salutaires qui auraient pu lui donner le goût de vivre, mais, qui ne semblent pas avoir pesé assez lourdement dans la balance comme mesures d'équilibre contre son appréciation négative de la vie.

«La Vie, qui m'a été imposée il y a plus d'un demi-siècle, qui n'a cessé depuis de me tourmenter et me supplier, avec application, avec constance, avec férocité, la Vie donc qui s'est acharnée à m'empêcher de mourir! Et personne pour m'aider! Personne pour comprendre, comprendre vraiment...» (p. 55). Puis, la phrase finale de ce livre résonne avec gravité comme un jugement apparemment irrévocable: «Qu'il est dur, qu'il est dur de vivre en sachant que ce n'aura servi de rien, que tourments, douleurs, souffrances, supplices sont subis et supportés en vain!» À moins que la citation du psalmiste est un mince filon d'espoir contre tout espoir: De profundis clamavi ad Te Dominum, Domine, exaudi vocem meam (p. 178).

«Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur, écoute mon appel». Ce cri que le psalmiste adresse à Dieu, Benard Diu à qui l'adresse--t- il? À Dieu afin qu'il entende ce cri et qu'il y réponde comme un père qui saura reconnaître et accueillir son fils dans son royaume? Ce cri est-il un cri de douleur et de révolte d'une personne libre qui n'est pas parvenue à aimer la vie? Un cri ultime qui n'attend pas de réponse, mais qui est uniquement un cri de désespoir et de désenchantement devant une vie trop dure à vivre? Ou est-il un cri qui veut être écouté comme un cri d'alarme, un appel au secours destiné à un «prochain», proche ou lointain, empathique et compétent, intelligent et capable de déceler le degré d'intensité de la souffrance dont ce cri déchirant est chargé autant que la «qualité» intérieure de ce climax de douleur intime et innommable, ou encore sa densité en termes existentiels, psychiques et spirituels?

Retour du père
Durs, ces souvenirs d'enfance! L'absence du père, prisonnier en Allemagne, a eu manifestement un impact négatif sur un petit garçon très éveillé et très sensible qui vivait dans l'attente du retour du père manquant et lointain: «Le père était parti subitement, subrepticement, balayé et emporté, parmi tant d'autres, dans le tourbillon cataclysmique, incompréhensible et brutal de la Grande Débâcle imprévue, emmené vaincu, désarmé, captif vers le pays vainqueur, quelque part dans ses amples plaines agricoles ou ses ports industrieux: Poméranie» (p. 108). Or, la scène, dans le chalet familial, lorsque le petit gars accourt avec enthousiasme vers son père, est explosive. Ce père alité a l'air d'un vieil homme et il somme son fils de sortir. L'inaccessibilité du père frappe le fils de plein fouet non seulement à cet instant précis de sa jeune vie, mais elle se poursuivra durant de longues années. En effet, le père se révélera si détestable à l'endroit de son fils que celui-ci ne peut pas ne pas se poser cette question brûlante: «Pourquoi t'avait-il dès l'emblée rejeté, méprisé, jalousé, jusqu'à te rabrouer et te ridiculiser sciemment, consciencieusement, et te rabaisser avec ténacité?» (p. 137).

Ce déni du fils de la part du père se manifesta dans des scènes concrètes et jusqu'à priver le fils du deuil lors de la mort du père en donnant son corps à la Faculté. Le déni du fils s'accompagne du déni de la mort, car il refuse tout rituel funéraire. Le fils cherchera désespérément le pourquoi de cette non-reconnaissance de la part du père, une tare intime liée à quelque faute originelle. Cependant, le fait d'avoir veillé seul le corps de son père avait engendré chez le fils une lueur d'espoir dans une sorte de réconciliation posthume. Au coeur du fils, cet espoir volera en éclat:

«Cette proximité du cadavre devenue familière, sa fréquentation répétée et coutumière, te donnèrent à penser que la Mort avait en deux jours effacé des plaies vives que n'avaient pu fermer plus de trente ans de vie, creusées qu'elles étaient, accumulées et attisées, depuis la faute originelle qu'avaient signalée le Retour» (p. 136).

«La sérénité définitive de la Mort pansait les blessures d'un baume froid, mais lénifiant. Ainsi passas-tu ces deux journées de gardiennage funéraire à tenter - à réussir, peut-être - une réconciliation post mortem» (p. 138).

Après le départ du cadavre, «Désoeuvrement. Hésitation: ton premier mouvement s'esquisse vers la pièce de séjour, où la conversation s'est tue. Mais tu te ravises, tout à coup frappé d'un obscur pressentiment indéfini. Tu rouvres grand la porte, tu dévales l'escalier et tu débouches dans la rue, la scrutant de tous côtés. Tu parviens juste à apercevoir un fourgon noir qui tournait, là-bas, le coin du boulevard, et tu compris en un éclair que tout était vraiment fini: pas d'enterrement, pas de recueillement, pas même de fleurs et - comble de l'abomination - pas de tombe! Le semblant de réconciliation, que tu avais crû bâtir - bâcler - en deux jours, vola soudain en éclats: en recherchant - comme il avait toujours fait dans sa vie - l'attitude la plus provocante, la plus ostentatoire , le père s'était approprié jusqu'à sa mort. Il emportait avec lui dans le néant ses fautes et ses manquements, mais aussi leur compréhension éventuelle et leur pardon. Et la question obsédante, désormais scellée dans l'éternité, revint corroborée: pourquoi...» (p. 140).

Retour à la mère
Une mère peu affectueuse, si l'on se fie, par exemple, au rituel des séances où elle reçoit ses deux enfants sur ses genoux. «Elle disposait sa chaise devant la table - un peu en retrait, pour faire place - où elle postait, bien en évidence, le réveille-matin - seul instrument de mesure du temps auquel vous aviez accès. Lorsque s'installait l'un des enfants - avec quel contentement ! - à cette position tant espérée, la mère comptait un quart d'heure et signifiait, avec une précision diabolique, l'indication future de l'aiguille qui marquerait la fin des réjouissances», Cette ruse, qui aurait pu être interprétée comme un jeu marquant le souci maternel du traitement égalitaire des enfants - combien d'enfants n'ont jamais été bercés par leur mère! - fut mal reçu par le fils: «Aussitôt que dans la place, symbole concret d'amour et de quiétude, aussitôt le tic-tac résonnait assourdissant dans ton crâne, claironnant par avance à tous les échos la fin annoncée du paradis terrestre; aussitôt tu souhaitais que le quart d'heure fût déjà révolu, mettant avec lui fin au tourment, au tourment de n'être pas aimé»
(p. 92).

L'auteur évoque le souvenir bienfaisant de la chaleur maternelle d'une autre femme plus accueillante. Madame Laffite, épouse d'un compagnon d'armes du père et déjà libéré, chez qui le petit gars est en visite: «Madame Laffite était installée dans un fauteuil d'osier garni de coussins confortables. Elle te tendit les bras [...] Devant une telle profusion de plaisirs innocents mais capiteux, l'enfant se ressouvint de cette scène déjà ancienne gravée à jamais dans sa mémoire: tu avais demandé à ta mère de laisser voir un instant sa poitrine; elle avait refusé tout net,prétendant que «tu étais trop grand». Madame Laffite, quant à elle, ayant sans doute perçu ton manège, pour discret qu'il eût été, posa sa main sur ta tempe libre que chauffait le feu, et pressa affectueusement ton visage contre elle, contre ces rondeurs et ce sillon qui étaient elle»(p. 102-103).

Comment interpréter l'évocation de sa souffrance intime en présence des femmes? Se rappelant des jeunes femmes qui prodiguaient leurs soins au semi-comateux qu'il était, il laisse tomber un aveu: «Or il est un fait redoutable, que je croyais avoir enfermé, invisible, au plus profond de ma poitrine, tant je m'évertue à le dissimuler comme une tare funeste: du plus loin qu'il m'en souvienne, ce m'a toujours été une souffrance poignante, insupportable au sens littéral du terme, que de me trouver en présence d'une femme..» (p. 11) En quoi et pourquoi cette «souffrance insupportable» se distingue-t-elle de ce «malaise» naturel généralement éprouvé par les hommes en présence d'une femme?

En revanche, la conversation avec la jeune femme de la bibliothèque universitaire semble avoir été pour lui une réjouissance qui donnait couleur et saveur à sa vie: «Je proposai de revenir à dix-huit heures, à cette même place - probablement magique dans sa réalité - pour que notre conversation pût se poursuivre... Et je prononçai en mon for intérieur cette invocation fascinante que le castillan chrétien a reprise de l'arabe musulman: Ojalà!

«La caza de amor
Et de altaneria»
La chasse d'amour
est chasse de haut vol
(Gil Vicente, XVI° siècle)

«En ce temps-là la vie était plus belle
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui!...
(J. Prévert)

Souvenirs, cependant, macabres de sa soeur Suzanne, aux comportements bizards, qui lui fera dire après son saut dans le vide qu'elle ne voulait plus entendre parler de lui et qu'elle l'avait définitivement rayé de sa vie. «Il n'a que ce qu'il mérite». La fin de cette histoire coïncidera avec le décès de sa soeur qui marquera «l'extinction de tout ressentiment, de toute rancoeur. Suzanne fit toutefois en sorte que sa malédiction te restât attachée par-delà sa mort: in extremis, les derniers mots qu'elle put former à peu près lisibles furent pour t'interdire formellement de suivre son enterrement.» (p. 155)

Oubli du passé
Insupportable, ce passé que l'auteur veut oublier et effacer pour toujours, parce que insoutenable: «Assez! Je ne veux pas. Je n'en peux plus. Je ne veux pas de souvenirs. Les souvenirs agitent la lie nauséabonde du passé, fardeau le plus écrasant, insoutenable, de l'existence. [...] La vie présente aux humains une propriété implacable - surprenante au physicien - impitoyable, sans merci: aucun fond, aucune borne inférieure n'intervient,qui contiendrait la chute. On peut toujours tomber plus bas. Illimitée la souffrance. Illimitée l'ignominie.» (p.159)

Central et poignant dans ce livre est le récit détaillé, un véritable suspense, de ce qu'il appelle sa «mort manquée» (p. 71), son saut dans le vide, acte suicidaire dont il pressent avec acuité la condamnation sociale: un geste «vertigineux, inadmissible, inexpiable: un atroce attentat à l'humanité et au monde, un abominable affront à la face de Dieu »(p. 20).

Ce roman autobiographique se transformera en un plaidoyer en faveur de ce que l'auteur appelle le droit à l'Interruption Volontaire de la Vie (I.V.V.) une espèce d'avortement des adultes dont il prend le risque de le comparer à l'interruption volontaire de la grossesse (I.V.G.). Les pages dans lesquelles Bernard Diu traite de ce sujet sont reproduites comme document associé au présent dossier. Voir également dans l'Encyclopédie sur la mort: éthique du suicide*; prévention du suicide*; suicide assisté*.

Oeuvres de Bernard Diu
Bernard Diu, La constellation de la Vierge. Autobiographie d'un savant aux prises avec la vie, Paris, Hermann, «Littérature». 2008.
Bernard Diu , Claudine Guthmann , et al., Éléments de physique statistique, Paris, Hermann , 1997.
Bernard Diu, Traité de physique, Paris, Odile Jacob, 2008
Bernard Diu, Les théories meurent aussi, Paris, Odile Jacob , «Sciences», 2008.
Bernard Diu, La physique - Mot a mot, Paris, Odile Jacob , «Médecine», .2005.
Bernard Diu , J. Willard Gibbs ,et al., Principes élémentaires de mécanique statistique, Paris, Hermann, «Sciences appliquées»,1998.
Claude Cohen Tannoudji , Bernard Diu ,.et al., Mécanique quantique, Paris, Hermann, 1997.
Bernard Diu, Traité de physique à l'usage des profanes, Paris, Odile Jacob , «Sciences», Essai, 2000.
Bernard Diu, Les atomes existent-ils vraiment ?, Paris, Odile Jacob , «Nouvelles», 1997.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-16

Notes

Bernard Diu, La constellation de la Vierge. Autobiographie d'un savant aux prises avec la vie, Paris, Hermann Éditeurs, «Littérature». 2008.

Les textes, cités dans ce dossier central, et les pages, qui figurent dans les documents associés sont tous reproduits avec l'aimable autorisation des Éditions Hermann.

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