Certains suicides sont des solutions à une crise d’ordre économique ou social, comme le chômage* ou le sous-emploi, les changements dans les rôles ou les rapports sociaux entre hommes et femmes, les mutations culturelles. Des personnes particulièrement sensibles à la répression politique se croient investies du devoir de stigmatiser ou de dénoncer une situation en s’offrant en sacrifice*. Leur influence subversive peut mobiliser une population entière qui cherchera à récupérer sa liberté perdue. Des immolations par le feu semblent avoir une portée symbolique de grande efficacité. L’exemple classique de ce chantage politique est celui du jeune Tchèque Jan Palack* qui s’immola sur la place publique. On connaît aussi des manifestations collectives d’immolation par le feu ou, au moins, des tentatives, comme celle de jeunes Kurdes lors des émeutes de 1998 provoquées par la capture d’Öçalan, chef du parti travailliste kurde, qui s’opposait violemment à la domination turque.
Les autorités en place craignent la mort volontaire, surtout collective, parce qu’elles la voient comme une force de résistance déstabilisatrice et destructrice de leur pouvoir: «Ainsi partout la lutte oppose-t-elle une société et une instance politique […] qui se dresse au-dessus d’elle de tout le pouvoir qu’elle tire des dons dont elle l’accable, de la survie où elle la maintient, de la mort qu’elle lui retire — pour la stocker et la distiller ensuite à ses propres fins. Personne n’accepte jamais au fond cette gratification, on rend comme on peut, mais le pouvoir donne toujours plus, pour mieux asservir, et la société, ou les individus peuvent aller jusqu’à la destruction d’eux-mêmes pour y mettre fin. C’est la seule arme absolue, et sa simple menace collective peut faire s’effondrer le pouvoir. Devant ce seul “chantage” symbolique (barricades de 68, prise d’otages), le pouvoir se désunit: puisqu’il vit de ma mort lente, je lui oppose ma mort violente. Et c’est parce que nous vivons de mort lente que nous rêvons de mort violente. Ce rêve même est insupportable au pouvoir». (J. Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 73). « Pourtant rien n’est plus simple, puisque le sujet peut encore invoquer la mort violente, la mort “de l’extérieur” — l’accident, le suicide ou la bombe — pour éviter de mettre en cause son immortalité “naturelle”. Ultime subterfuge, ultime ruse du moi qui peut le mener à l’extrémité inverse, chercher une mort “absurde” pour mieux sauver son principe immortel» (p. 269).
Une des raisons de l’augmentation du taux de suicide est la désintégration sociale. Au fur et à mesure que les liens contractuels des institutions familiales, économiques et politiques s’affaiblissent, l’isolement psychosocial des individus s’accroît (P. A. Sorokin, The Crisis of our Age, New York, E. P. Dutton, 1946, p. 208-210). La misère économique ou l’exclusion* sociale de certains groupes, comme les chômeurs de longue durée, les populations des ghettos, les détenus, sont par elles-mêmes des foyers d’agression meurtrière ou d’intention suicidaire avant toute prise de décision du sujet dans ce sens. «La multiplication des suicides est la réponse abrégée à la compétition scolaire, à l’absence de débouchés sur le marché du travail, à la sélection technologique, à l’acharnement thérapeutique. Ce qui est pathétique, ce n’est pas tant le suicide que ses causes, c’est-à-dire les impasses sociales ou existentielles qui l’auront déterminé» (J. Saint-Arnaud, «R. Jaccard et M. Thévoz, Manifeste pour une mort douce», Frontières, vol. 8, no 1, 1995, p. 49).
D’autres suicides ont lieu lors d’une crise d’ordre physique: la maladie, l’infirmité, la vieillesse, l’alcoolisme* ou la toxicomanie*, les pratiques sexuelles reconnues comme déviantes dans une société ou une culture données, par exemple, l’homosexualité* ou l’inceste. D’autres encore essaient de résoudre une crise familiale: rupture conjugale, conflit de générations, mauvais traitements physiques ou agressions sexuelles. Enfin, certains suicides sont une issue recherchée en vue de contrôler une crise psychique: sentiment de solitude ou d’incommunicabilité, de honte ou de découragement, de haine à l’égard d’autrui ou d’angoisse devant l’avenir. Très souvent, dans le suicide consécutif à une crise intérieure d’ordre psychique, la personne suicidaire cherche à venir à bout d’un environnement perçu comme hostile et sinon comme cause de troubles au moins comme vecteur de frustrations intolérables. Le suicidé est donc victime de son environnement, il est «un suicidé de la société» (A. Artaud*, Van Gogh*, le suicidé de la société, Œuvres complètes, xiii, Paris, Gallimard, 1974). Derrière le suicide se profile assez souvent la main invisible d’autrui. Quelquefois, la mort volontaire est une réponse conforme à un souhait exprimé par l’entourage. Ayant perdu le contrôle de son environnement et ayant épuisé tous les moyens d’action sur son milieu de vie, la personne suicidaire tente l’ultime effort d’influencer ses proches, ses collègues de travail, ses camarades de classe, ses voisins de palier, par un acte qui porte atteinte à son propre corps (H. Chabrol, Les comportements suicidaires de l’adolescent, p. 57-58). Les adolescents vivent souvent cette situation, car ils sont dans la période de leur maturation où ils doivent affirmer leur personnalité. Une tendance identique se retrouve, mutatis mutandis, chez l’adulte.
«De nos jours, la majorité des gens ne sont pas atteints de maladies graves. Ils vivent plus vieux, et en relative bonne santé. Alors, évidemment, ce sont les maux de l’âme, les souffrances personnelles, qui se développent et accaparent l’attention.» Les souffrances de l’âme, la difficulté à vivre avec autrui, les proches qui nous font du mal, «tant de misère affective, tant de haines rentrées, tant de malentendus empilés» (M. Winckler, La maladie de Sachs, Paris, pol, 1999). Le suicide est, dans ces situations de crise existentielle, un cri de détresse et une tentative ultime de communication. La personne en crise radicale crie à qui veut l’entendre, ami ou inconnu, son désarroi devant l’existence, son angoisse, son désir d’être reconnue. Ce cri peut être un appel au secours non pas pour mourir, mais pour vivre: «Je péris, viens à mon aide.» Dans ce sens, certains suicides «réussis» sont ratés, parce qu’ils ont manqué leur but qui était d’obtenir de l’aide, tandis que certains suicides «ratés» sont des réussites, parce qu’il était effectivement dans leur nature d’être un appel à des proches ou à des intervenants, à des aidants naturels ou à des organismes de prévention, à des anonymes de la société, à tout hasard disponibles pour aider. Cependant, un cri de détresse n’est pas nécessairement un appel au secours. Ce peut être un cri de désespoir qui ne demande ni retour ni secours.
Par ailleurs, tout suicide est inspiré par le désir d’une modification substantielle de son être et de sa manière de vivre. Le suicidaire cherche l’expérience d’une vie qualitativement différente: «On décèle dans bien des suicides le vœu inexprimé, inconscient, d’être sauvé, de recouvrer par la suite une santé plus florissante, une vie meilleure» (J. A. Meerloo, Le suicide, essai sur un phénomène individuel et collectif, p. 15). Le suicide constitue une recherche de salut pour soi ou pour les autres dans cette vie ou dans une autre, dans un repos éternel, ou il est, d’une façon plus agressive, une requête dramatique de changements radicaux dans l’ordre social, politique ou familial.