Selon Émile Durkheim*, «c'est un fait connu que les crises économiques ont sur le penchant au suicide une influence aggravante.» Le sociologue français donne comme exemple Vienne, capitale de l'Autriche, où éclate en 1873 une crise financière qui atteint son maximum en 1874. Aussitôt le nombre des suicides s'élève. «On n'a pas oublié non plus, écrit-il le fameux krach qui se produisit à la Bourse de Paris pendant l'hiver de 1882. Les conséquences s'en firent sentir non seulement à Paris, mais dans toute la France.» Puis, l'auteur cherche à expliquer les raisons de ce rapport qui «ne se constate pas seulement dans quelques cas exceptionnels; il est la loi. Le chiffre des faillites est un baromètre qui reflète avec une suffisante sensibilité les variations par lesquelles passe la vie économique. Quand, d'une année à l'autre, elles deviennent brusquement plus nombreuses, on peut être assuré qu'il s'est produit une grave perturbation.» Et, Durkheim de présenter sa théorie de l'anomie ou de l'absence d'organisation, d'ordre, de régulation ou de valeurs:
«Si donc les crises industrielles ou financières augmentent les suicides, ce n'est pas parce qu'elle appauvrissent, puisque des crises de prospérité ont le même résultat; c'est parce qu'elles sont des crises, c'est-à-dire des perturbations de l'ordre collectif. Toute rupture d'équilibre, [...], toutes les fois que de graves réarrangements se produisent dans le corps social, qu'ils soient dus à un soudain mouvement de croissance ou à un cataclysme inattendu, l'homme se tue facilement.»
L'argumentation qui suit est encore de toute actualité, mutatis mutandis, dans la crise financière qui frappe le monde entier, les tendances frauduleuses de plusieurs financiers y comprises:
«Mais comment fixer la quantité de bien-être, de confortable, de luxe que peut légitimement rechercher un être humain? Ni dans la constitution organique, ni dans la constitution psychologique de l'homme, on ne trouve rien qui marque un terme à de semblables penchants. [...], en tant qu'ils dépendent de l'individu seul, ils sont illimités. [...] Mais alors, si rien ne vient la contenir, elle ne peut être pour elle même qu'une source de tourments. Car des désirs illimités sont insatiables par définition et ce n'est pas sans raison que l'insatiabilité est regardée comme un signe de morbidité. Puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours et infiniment les moyens dont ils disposent; rien donc ne saurait les calmer. [...] Pour qu'il en soit autrement, il faut donc avant tout que les passions soient limitées. [...] Il faut qu'une puissance régulatrice joue pour les besoins moraux le même rôle que l'organisme pour les besoins physiques. C'est dire que cette puissance ne peut être que morale. [...] Dans la mesure où les appétits ne sont pas automatiquement contenus par des mécanismes physiologiques, ils ne peuvent s'arrêter que devant une limite qu'ils reconnaissent comme juste. Les hommes ne consentiraient pas à borner leurs désirs s'ils se croyaient fondés à dépasser la borne qui leur est assignée. [...] Ils doivent donc recevoir d'une autorité qu'ils respectent et devant laquelle ils s'inclinent spontanément. Seule la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l'intermédiaire d'un de ses organes, est en état de jouer ce rôle médiateur; car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l'individu, et dont celui- ci accepte la supériorité.»
L'approche communautariste de Durkheim n'évoque pas l'éthique de responsabilité individuelle comme source de la limitation des appétits financiers des humains, comme le ferait aujourd'hui une approche personnaliste. Peut-être a-t-il raison, si l'on considère la catastrophe financière du début du XXI° siècle. La responsabilité des individus a failli, mais celle de la société aussi. Et c'est alors que le raisonnement de Durkheim revient de nouveau à notre rescousse:
«Seulement quand la société est troublée, que ce soit par une crise douloureuse ou par d'heureuses mais trop soudaines transformations, elle est provisoirement incapables d'exercer cette action [régulatrice]; et voilà d'où viennent ces brusques ascensions de la courbe des suicides dont nous avons, plus haut, établi l'existence.
En effet, dans les cas de désastres économiques, il se produit comme un délassement qui rejette brusquement certains individus dans une situation inférieure à celle qu'ils occupaient jusqu'alors. Il faut donc qu'ils abaissent leurs exigences, qu'ils restreignent leurs besoins, qu'ils apprennent à se contenir davantage. Tous les fruits de l'action sociale sont perdus en ce qui les concerne; leur éducation morale est à refaire. Or, ce n'est pas en un instant que la société peut les plier à cette vie nouvelle, et leur apprendre à exercer sur eux ce surcroît de contention auquel ils se sont accoutumés. Il en résulte qu'ils ne sont pas ajustés à la condition qui leur est faite et que la perspective même leur en est intolérable; de là des souffrances qui les détachent d'une existence diminuée avant même qu'ils en aient fait l'expérience.»
(É. Durkkeim, Le suicide. Étude de sociologie, Paris, Quadrige/PUF, 1981, p. 264-282, parsim)
Notons aussi que dans sa typologie* du suicide, Jean Baechler* situe le suicide, lié à la crise financière, dans la catégorie du deuil*. En plus de la perte monétaire, la position sociale est «menacée par la faillite ou, d'une manière générale, par une descente sur l'échelle sociale» (Les suicides, Calmann-Lévy, 1975, p. 154).
Aux États-Unis, des écrivains de The Associated Press comme P. Solomon Banda à Denver, Joann Loviglio à Philadelphie, Juanita Cousins à Atlanta, Samantha Gross à New York et John Rogers à Los Angeles ont contribué à un rapport sur les suicides récents en lien avec la crise économique qui a débuté en 2008 et se poursuit en 2009. Consulter:
http://www.huffingtonpost.com/2008/10/14/financial-crisis-suicide_n_134453.html