L'Encyclopédie sur la mort


Coleridge Samuel

Manifeste du romantisme naissant, les Ballades lyriques, publiées en 1798, sont le fruit de l'amitié créatrice de deux poètes: Samuel Coleridge (1772-1834) et William Wordsworth ( 1770-1850). Les deux amis vont pourtant se brouiller lors de la seconde édition de cette oeuvre, Wordsworth refuse d'inclure «Cristabel», un des nouveaux poèmes ajoutés par Coleridge. Il prétendit que «les images de ce poème s'y enchaînaient assez laborieusement». Sombré, par la suite, dans la dépendance de l'opium, Coleridge put compter sur l'appui de Walter Scot, Lord Byron, John Keats*, Thomas Carlyle et l'éditeur John Murray. Suivi étroitement par un médecin, Coleridge finira ses jours réconcilié avec Wordsworth.

« La Ballade du vieux marin », l'un des quatre textes écrits par Coleridge dans cette publication commune, ouvre ce recueil. Lors d'un mariage, un vieux marin raconte ses péripéties en mer. Il parvint à captiver l'attention de son auditoire. Pendant une de ses traversées, un albatros, symbole du Christ sauveur, tint compagnie à l'équipage durant la tempête. Cependant, le marin conteur a le malheur de tuer l'oiseau mythique et attire ainsi la malédiction sur le navire où les hommes sont désormais seuls pour lutter contre une nature déchaînée.

La Ballade du vieux marin (extrait)

Bientôt il s'éleva une tempête violente, irrésistible. Elle nous battit à l'improviste de ses ailes et nous chassa vers le pôle sud.

[...]

Alors arrivèrent ensemble brouillard et tourbillons de neige, et il fit un froid extrême. Alors des blocs de glace hauts comme les mâts et verts comme des émeraudes flottèrent autour de nous.

Et à travers ces masses flottantes des rocs neigeux nous envoyaient d'affreuses lueurs: on ne voyait ni figures d'hommes, ni formes de bêtes. La glace, partout la glace.

La glace était ici, la glace était là, la glace était tout alentour. Cela craquait, grondait, mugissait et hurlait, comme les bruits que l'on entend dans une défaillance.

Enfin passa un albatros: il vint à travers le brouillard; et, comme s'il eut été une âme chrétienne, nous le saluâmes au nom de Dieu.

Nous lui donnâmes une nourriture comme il n'en eut jamais. Il vola, rôda autour de nous. Aussitôt la glace se fendit avec un bruit de tonnerre, et le timonier nous guida à travers les blocs.

Et un bon vent de sud souffla par-derrière le navire. L'albatros le suivit, et chaque jour, soit pour manger, soit pour jouer, il venait à l'appel du marin.

Durant neuf soirées, au sein du brouillard ou des nuées, il se percha sur les mâts ou sur les haubans, et durant toute la nuit un blanc clair de lune luisait à travers la vapeur blanche du brouillard.

« Que Dieu te sauve, vieux marin, des démons qui te tourmentent ainsi! Pourquoi me regardes-tu si étrangement? - C'est qu'avec mon arbalète, je tuai l'albatros. »

Maintenant, le soleil se leva à droite, sortit de la mer tout enveloppé de brume, et vint se coucher à gauche, dans les flots.
Le bon vent de sud continua de souffler derrière nous; mais plus de doux oiseau qui nous suivît et qui vint, soit pour jouer, soit pour manger, à l'appel du marin.

J'avais commis une action infernale, et cela devait nous porter malheur. Tout le monde assurait que j'avais tué l'oiseau qui faisait souffler la brise! «Ah! le misérable! disait-on, devait-il tuer l'oiseau qui faisait souffler la brise?»

Ni sombre ni rouge, mais comme le front même de Dieu, le glorieux soleil reparut à l'horizon. Alors tout le monde assura que j'avais tué l'oiseau qui amenait le brouillard et la brume. «C'est bien, disait-on, de tuer tous ces oiseaux qui amènent le brouillard et la brume.»

Le bon vent soufflait, la blanche écume volait, et le navire libre formait un long sillage derrière lui. Nous étions les premiers qui eussent navigué dans cette mer silencieuse.

Soudain la brise tomba, les voiles tombèrent avec elle. Alors notre état fut aussi triste que possible. Nos paroles seules rompaient le silence de la mer.

Dans un ciel chaud et tout d'airain, le soleil apparaissait comme ensanglanté, et planait, à l'heure de midi, juste au-dessus des mâts, pas plus large que la lune.

Durant bien des jours nous demeurâmes là, sans brise ni mouvement, tels qu'un vaisseau peint sur une mer en peinture. L'eau, l'eau était partout, et toutes les planches du bord se rétrécissaient. L'eau, l'eau était partout, et nous n'avions pas une goutte d'eau à boire. La mer se putréfia, ô Christ! qui jamais l'aurait cru? des choses visqueuses serpentaient sur une mer visqueuse.

Autour de nous, en cercle et en troupe, dansaient, à la nuit, des feux de mort.

[...]

Chacune de nos langues, dévorée d'une soif extrême, était séchée jusqu'à la racine. Nous ne pouvions parler non plus que si l'on nous eût bouché le gosier avec de la suie.
Ah! ... hélas! quels méchants regards me lançaient jeunes et vieux! À la place de mon arbalète, l'albatros était suspendu à mon cou.

« La Ballade du vieux marin », de Coleridge, traduction A. Barbier (1887) dans Ballades lyriques (1793).

Référence: S. P., « Le Commentaire » et « Le Texte » dans Le Point. Références, Le Romantisme, Les textes fondamentaux, juillet-août, 2010, p. 48-49.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10