L'Encyclopédie sur la mort


Cocteau Jean

Jean Cocteau (1889-1963)
Vie et oeuvres, L'actualité, Cahiers, Archives, à consulter sur le Site officiel du Comité Jean Cocteau
http://www.jeancocteau.net/bio1_fr.php

Babelio.com «Publié au sein d'un recueil éponyme paru en 1925 au terme de plusieurs années de gestation, le poème Discours du grand sommeil évoque le départ à la guerre* de Cocteau, dans des circonstances peu communes. À l'automne 1914, après d'être vu réformer pour raison de santé, le jeune homme ressent pur la première fois le désir impérieux de s'approcher du coeur de la lutte; c'est dans cette optique qu'il s'engage dans un convoi d'ambulances mis sur pied par Misia Sert; cette expédition l'amène à Reims, où il assiste à un bombardement spectaculaire - événement relaté dans Le Cap de Bonne-Espérance. Mais ce n'est qu'au cours de l'hiver 1915 qu'il fait sa première "véritable" expérience du front: toujours sous l'insigne de la Croix-Rouge, il partage à Coxyde et Nieuport, le quotidien des zouaves et des fusiliers marins; ce séjour de plusieurs mois laisse une trace prégnante dans son esprit et dans son oeuvre: il constitue le cadre du roman Thomas l'Imposteur et du Discours du Grand Sommeil- préalablement intitulé Secteur 131, du nom du secteur postal occupé par Cocteau sur le front belge. Dans le texte qui donne son titre définitif au recueil, le poète attribue l'appel du front à l'ange messager, dont les propos, impérieux et divinatoires, font naître devant les yeux ébahis du jeune artiste le spectacle d'une voie semée d'embûches, reflet de son propre destin sacré.» (Marielle Wyns, Jean Cocteau, l'empreinte de l'ange, Editions L'Harmattan, 2005, p. 141)

Son départ à la guerre est motivé par un objectif plus poétique que patriotique. La nature de la vocation de Cocteau est le témoignage: «Tu sera témoin de la tempe». Son esprit , en quête de vérité, est appelé à être un témoin de son époque, un poète qui, par son discours, donne sens aux événements. Le premier poème ou prose poétique (40) décrivant la visite d'un homme, tombé au front, qui vient demander pardon au poète pour ne pas avoir saisi les secrets que celui-ci tentait fort maladroitement de lui dévoiler dans des pages discrètes: la proximité de la mort ou la finitude de la vie*. Le deuxième poème (41) raconte la vocation quasi biblique de Cocteau.

Discours du Grand Sommeil - Visite

J'ai une grande nouvelle triste à t'annoncer: je suis mort. Je peux te parler ce matin, parce que tu somnoles, que tu es malade, que tu as la fièvre. Chez nous, la vitesse est beaucoup plus importante que chez vous. Je ne parle pas de la vitesse qui se déplace d'un point à un autre, mais de la vitesse qui ne bouge pas, de la vitesse elle- même. Une hélice est encore visible, elle miroite ; si on y met la main, elle coupe. Nous, on ne nous voit pas, on peut nous traverser sans se faire de mal. Notre vitesse est si forte qu'elle nous situe à un point de silence et de monotonie. Je te rencontre parce que je n'ai pas toute ma vitesse et que la fièvre donne une vitesse immobile rare chez les vivants. Je te parle, je te touche. C'est bon le relief ! Je garde encore un souvenir de mon relief. J'étais une eau qui avait la forme d'une bouteille et qui jugeait tout d'après cette forme. Chacun de nous est une bouteille qui imprime une forme différente à la même eau. Maintenant, retourné au lac, je collabore à sa transparence. Je suis Nous. Vous êtes Je. Les vivants et les morts sont près et loin les uns des autres comme le côté pile et le côté face d'un sou, les quatre image d'un jeu de cubes. Un même ruban de clichés déroule nos actes. Mais vous, un mur coupe le rayon et vous délivre. On vous voit bouger dans vos paysages. Notre rayon à nous traverse les murs. Rien ne l'arrête. Nous vivons épanouis dans le vide.

Je me promenais dans les lignes. C'était le petit jour. Ils ont dû m'apercevoir par une malchance, un intervalle, une mauvaise plantation du décor. J'ai dû me trouver à découvert, stupide comme le rouge-gorge qui continue à faire sa toilette sur une branche pendant qu'un gamin épaule sa carabine. J'arrangeais ma cravate. Je me disais qu'il allait falloir répondre à des lettres. Tout à coup, je me suis senti seul au monde, avec une nausée que j'avais déjà eue dans un manège de la foire du Trône. L'axe des courbes vous y décapite, vous laisse le corps sans âme, la tête à l'envers et loin, loin, un petit groupe resté sur la terre au fond d'atroces miroirs déformants.

Je n'étais ni debout, ni couché, ni assis, plutôt répandu, mais capable de distinguer, ailleurs, contre les sacs, mon corps comme un costume oté la veille. Surtout que j'avais souvent remarqué à Paris, dans ma chambre, au petit jour, cet air fusillé d'une chemise.

J'avais cet air là de vieux costume, de chemise par terre, de lapin mort, sans l'avoir, puisque ce n'était pas moi, comme la chambre à laquelle on pense et la même chambre dans laquelle on se trouve. Alors, j'eus conscience d'être la fausse chambre et d'avoir franchi par mégarde une limite autour de laquelle les vivants, sans lâcher prise, arrangent leurs jeux dangereux.

Avais-je lâché prise ? Je me sentais sorti de la ronde, débarqué en somme, et seul survivant du naufrage. Où étaient les autres ? Je te parle de tout cela, mais sur le moment, je ne pouvais les situer, ni toi, ni moi, ni personne.

Une des premières surprises de l'aventure consiste à se sentir déplié. La vie ne vous montre qu'une petite surface d'une feuille pliée un grand nombre de fois sur elle-même. Les actes les plus factices, les plus capricieux, les plus fous des vivants s'inscrivent sur cette surface infime. Intérieurement, mathématiquement, la symétrie s'organise. La mort seule déplie la feuille et son décor nous procure une beauté, un ennui mortels.

Constater cela me suppose sorti du système. Il est donc anormal que je constate. Je ne constaterai plus dans quelques temps. Ce temps représentera-t-il chez vous une seconde ou plusieurs siècles ? Bientôt, je ne comprendrai plus ce que je suis, je ne me souviendrai plus de ce que j'étais, je ne viendrai plus parmi vous. Ah, solitude ! Nageur noyé, déjà je fonds ! déjà je suis écume ! Tu sais, j'ai peine à trouver des mots qui répondent aux choses que j'éprouve. Aucune puissance ne m'a défendu cet essai d'éclaircir les mystères, mais je me sens un drôle de coupable, car je suis déjà l'organisation que je dénonce. Et je ris moi-même, comme les affiliés se voyant trahis par un novice mal au courant de leurs secrets, tellement j'ai de peine à expliquer ma pénombre.

Mais du reste, ce que je te raconte n'est-il pas un simple reflet de ce que tu penses ? Je ne dis pas cela pour construire autour de toi un piège en glaces. Je m'exprime encore trop humainement pour ne pas me méfier de moi.

Ce qui t'étonne, c'est que je parle comme tes livres, que je sache si bien ce qu'ils contiennent. J'étais de ceux qui doutent. Tu ne me grondais pas. Tu ne m'expliquais pas. Tu me traitais comme un enfant, comme une femme. J'étais naïvement ton ennemi.

Je te demande pardon. C'est pour te demander pardon que j'ai fait l'étrange effort d'apparaître. La poésie ressemble à la mort. Je connais son oeil bleu. Il donne la nausée. Cette nausée d'architecte toujours taquinant le vide, voilà le propre du poète. Le vrai poète est, comme nous, invisible aux vivants. Seul, ce privilège le distingue des autres. Il ne rêvasse pas : il compte. Mais il avance sur un sable mouvant et, quelquefois, sa jambe s'enfonce jusqu'à nous.

Maintenant je dénombre tes mécanismes. Je comprends ta pudeur que je confondais avec ma nuit.

Avec le public, j'ai souvent pris pour des ébauches tes pages discrètes comme les blocs de quartz où l'eau solide pense une forme dont un angle seul apparaît.

Et tes givres, tes décalcomanies, ce mot de l'énigme écrit à l'encre sur une feuille pliée vite en deux que tu ouvres ne contenant plus qu'un catafalque. Et, dis moi, lorsque les naufragés du Ville de Saint-Nazaire racontent qu'ils virent tous, la nuit en pleine mer, un Casino avec des marches, des lampions, des massifs de lauriers roses ; la mer, la brume et la faim, ne firent-ils pas oeuvre de poète ? Voilà qui ne relève pas de cette hallucination individuelle que te reprochent tant d'aveugles. Mais ces gens de la felouque étaient accordés par la souffrance. Je ne souffrais pas avant de mourir. Maintenant, ma souffrance est celle d'un homme qui rêve qu'il souffre. Ce rêve est généralement provoqué par quelque douleur.

Tout cela, tout cela s'apparente au tour dont je viens d'être victime*. On dirait que c'est un vieux mort qui te parle. Il est si tôt que la relève ne m'a même pas encore trouvé. Je suis aussi auprès de ma mère. Je te vois dans ton lit et je me vois dans la pose d'un homme myope qui cherche son lorgnon sous un meuble. Je commence à me dissoudre. Pour que tu comprennes, il faudrait multiplier à l'infini le mensonge que fait une boulette qu'on roule avec le bout de ses doigts croisés l'un sur l'autre.

Je voudrais qu'on me dise depuis combien de temps je suis mort.

http://www.leonicat.fr/cocteau/jcpoeme40.html

Discours du grand sommeil [Extraits]
Or l'ange,
non le messager de Bethléem qui s'élance
de la crèche
comme un début d'incendie,
ni l'autre, ce matelot,
par la fenêtre il entre
chez la Sainte Vierge
et la touche avec sa bosse en plumes.
*
Pas ces monstres charmants,
mais l'ange informe,
intérieur, qui dort
et, quelquefois doucement
du haut en bas s'étire :
il se réveille !
*
Cet ange me dit :
Pars.
Que fais-tu entre les remparts
de ta ville ?
Tu as chanté le Cap du triste effort.
Va et raconte
l'homme tout nu,
tout vêtu qu'il trouve
dans sa caverne,
contre le mammouth et le plésiosaure.
*
[...]

*
Sache donc quitter
ta chaise
cul de plomb. Je ne t'offre
pas un nuage.
Là-haut,
c'est solide aussi pour s'asseoir.
Mais les couleurs sont un serpent
qui ne s'enroule pas autour
des pics de neige.
*
[...]

*
Et il reprit :
Jean, va

la longue brèche commence.
Le bazar tortueux, fourmille
de gauche à droite.
*
Tu seras le témoin de la tempe :
L'endroit solennel
où bat l'artère,
l'endroit dur et mou de la tête,
de chair et d'os.
Les écailles d'acier, les bosses, la dune
caméline. de lieu en lieu
s'incruste l'artillerie
où miroite la lune.
*
La bête de mort sans nom,
lacustre
reconnaissable à son haleine
dans la boue,
et qui respire à travers les provinces.
*
Regarde :
Ici pend sa langue barbelée
dans les vagues,
et là, sa queue trempe entre les archipels,
Corfou et Mytilène.
*
Il dit : «Tu entendras la mer du Nord.»
L'ange se tut.
J'entendis :
(car l'oreille de l'homme est un coquillage
qui aime le bruit de la mer)
le baiser des poissons manchots,
les poumons, le cerveau,
mes éponges profondes,
et l'arbuste en corail de mon sang.
*
La mer râbache le déluge,
dit l'ange.
Souviens-toi.
C'est la mer du Nord livide
couleur d'huître,
de litre vide.
Devant des villas en ruines
elle bouscule ses bergeries.
*
Secteur 131,
Maroc glacial.
Polder
Flandres
Tu verras la dune couchée
aux hanches roses ;
le décor féminin
rempli d'hommes ;
le fleuve Yser ;
la coulisse du drame, le jeu
des trompe-l'oeil de la défense,
la stratégie des perspectives,
le côté face,
le côté pile,

toute la houle postiche
*
Je guiderai ta main droite
ta main maladroite,
et je te mènerai par la main gauche
celle du bras où
j'ai fait le signe.
*
[...]

*
Invente une migraine, un vertige,
un mal d'homme,
fournis une excuse
ayant cours.
Il ne faut jamais qu'on te prenne
en flagrant délit
avec moi.
*
Tu vas connaître la solitude.
Car seul avec soi-même
le créateur s'incline
l'un vers l'autre ;
il se féconde et il conçoit
dans la tristesse.
*
Ainsi porte-t-il un fardeau
qui bouge ;
qu'il protège,
et auquel il a mal.
Il le porte d'abord dans son ventre
et après sur son dos,
comme les femmes Peaux-Rouges.
*
[...]

*
Fou
qui cherches à rompre seul l'enduit vierge
cachant la phrase entre toutes,
et qui,
non point rampe
de-ci de-là,
mais émerge,
d'un seul déclic,
hors sa nuit blanche,
et entre à pieds joints dans le chant.
*
Va, dit-il, et il dit : Va.
Et il dit : Allons.
Car il s'endormait en moi
et il savait que j'irais seul
mais que nous irions tout de même ensemble.
*
Qu'il me fallait, moi, comme ordonance
comme interprète,
comme véhicule,
que ce sera long
et qu'il y a un moment
où la cantine est prête, où

Enfance
Il faut partir,
c'est sept heures.
Voilà l'omnibus du collège.
*
Boucle ton sac de leçons mal sues,
écolier. Nuit dans les yeux.
Un morceau de pain
dans la bouche.
Maman
Tête au balcon
à l'envers
sur le monde.
Décembre. On part.
*
http://www.leonicat.fr/cocteau/jcpoeme41.html

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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12

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