L'Encyclopédie sur la mort


Bokar Tierno

disicile de Tierno Bokar«Au début de ce siècle, à l'est du Mali, au coeur de l'Afrique, dans la région de l'ancien Empire peul du Macina, la lumière de Dieu a brillé sur un homme: Tierno Bokar, que l'on appelait le Sage de Bandiagara» (Éditions du Seuil). Amadou Hampaté Bâ, disciple de Tierno Bokar, avait cosigné en 1957 avec Marcel Cardaire un livre sur la vie et l'enseignement de son maître. En 1980, il a publié cet ouvrage entièrement récrit de sa plume. Nous nous servirons de cet ouvrage pour présenter le récit de la mort du Maître, ce qui donnera des renseignements précieux sur la mentalité musulmane qui entoura le processus du mourir au Mali dans la première moitié du XX° siècle.

Le récit de la mort du Sage de Bandiagara

Chaque soir, les maux de tête se faisaient plus intenses. Son visage était enflé, ses traits déformés, mais ses yeux brillants de fièvre gardaient la même douceur. Aucune plainte contre son mal ne sortait de ses lèvres. Néné, sa première épouse, nous confia:
- Il allait à la mort comme à une fête.
Quelqu'un proposa d'appeler un guérisseur puisque la science des Européens s'avérait inefficace. Tierno s'y opposa:
- N'y faites rien. [...]
Un soir, le 8 ou 9 février 1940, Néné [sa première épouse] vint écouter sur le seuil. Tierno parlait:
- «Mon Dieu, prends-moi en pleine vie. Tue-moi, arrache-moi à cette existence et recueille-moi dans la mort. Je sais que tu me rendras la vie dès que tu me l'auras prise.»

[...]

Néné poussa la natte et entra dans la pièce. Elle s'effondra aux pieds de son époux et fondit en larmes.
- Non, ne pleure pas, lui dit-il.
Mais Néné ne pouvait arrêter ses sanglots. Elle ne pouvait pas davantage arrêter ceux qui l'étouffaient en nous rapportant cette scène:
Aujourd'hui, c'est son corps qui est parti; mais c'est notre âme qu'il a emportée. Son départ nous a plongées dans l'obscurité. Il n'y a plus de lampe dans la maison. La lumière matérielle n'éclaire que les demeures: mais lui, il était la lumière de nos âmes.
Cette femme avait repris le vocabulaire de son époux.

[...]

Lorsque Tierno perdit connaissance, ils pensèrent que la fin était venue. Il ne s'agissait que d'un évanouissement. Le mourant ouvrit les yeux, mais le regard paraissait fuir. Le père de Youssouf, pieux homme, se pencha sur la natte:
-Tierno, dit-il, prononce la Shahada (1)
Le maître avait souvent parlé de ces derniers instants de l'homme et il avait toujours dit que si sa langue se paralysait, si sa bouche refusait de s'ouvrir pour prononcer les paroles suprêmes attestant l'existence et l'unicité de Dieu, le croyant pouvait toujours attester silencieusement en touchant sa propre poitrine avec son index, symbole d'unité.
- Tierno, prononce le Shahada!
Alors les trois hommes virent le poing droit et l'index tendu de Tierno se portent lentement à la hauteur du coeur: le regard se voîla et, lentement, comme le sable file entre les doigts, la vie s'échappa de ce vieux corps usé, douloureux, misérable. Les trois amis constatèrent la mort.

[...]

C'est alors que les voix des femmes s'élevèrent, entamant un choeur spontané en l'honneur du défunt:

- Tali! Tali! Tali! Tu t'attendais à la venue du jour, tu t'es préparé à ce voyage.
- Déjà, tu as envoyé devant toi les provisions nécessaires. Devant toi tu ne trouveras que réception honorable.
- Tu as travaillé en prévision de ce voyage. Tu ne seras pas déçu car une belle réception t'attend.
- Tu as recueilli l'orphelin, tu as nourri l'affamé, tu as calmé le désemparé, tu as répondu à chaque appel qui te fut adressé.
- Et toujours, tu as répondu dans la seule intention de plaire à Dieu et à son Prophète, et non pour t'en faire une gloriole.»

En Islam, on a hâte de rendre à la terre ce qui, quoi qu'on en ait, n'a pas cessé de lui appartenir. Le corps de Tierno, enveloppé d'un linceul, fut déposé sur le brancard des morts. Conformément à la tradition, on demanda à ses femmes de venir pardonner à leur mari les offenses qu'il aurait pu commettre envers elles de son vivant. Mais elles répondirent:

- C'est à nous de lui demander pardon. C'est nous qui l'avons fait souffrir. [...]

[...]

Ainsi, Tierno Bokar fut enfoui dans la terre aux pieds de sa mère, sous l'arbrisseau, comme il l'avait prédit un jour. Bandiagara prit le deuil* pendant trois jours sur l'ordre de la chefferie locale. Les esprits se troublèrent alors. Où est la vérité? Les amis du défunt reçurent quelques visites, qui allèrent en se multipliant. Des gens venaient demander le pardon de Tierno à ses amis. Et Tierno recommençait à vivre...


NOTES
1. «Je témoigne qu'il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah et que Muhammad est son messager».

 

IMAGE

disiciple de Tierno Bokar

africultures.com

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-16

Notes

Amadou Hampaté Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, Le sage de Bandiagara, Paris, Seuil, «Sagesses», 1980.

Documents associés