Le 15 mars 1977, dans les jardins du collège Villa Maria, à Montréal, l’écrivain Hubert Aquin se donnait la mort. Ses derniers mots ont été rapportés par sa compagne d’alors: «Aujourd’hui, le 15 mars 1977, je n’ai plus aucune réserve en moi. Je me sens détruit. Je n’arrive pas à me reconstruire et je ne veux pas me reconstruire. C’est un choix. Je me sens paisible, mon acte est positif, c’est l’acte d’un vivant. N’oublie pas en plus que j’ai toujours su que c’est moi qui choisirais le moment, ma vie a atteint son terme. J’ai vécu intensément, c’en est fini.» L’auteur de Prochain épisode (1965) semble vouloir s’identifier à la nation québécoise qu’il présente comme «la femme qu’il aime». Dès lors son suicide peut être interprété dans la perspective d’un fort lien entre la conscience individuelle et la conscience collective. Ainsi, l’état suicidaire d’Aquin devient le symbole de la situation suicidaire dans laquelle se trouve le Québec: «Devant le juge, je devrai répondre de la nuit et me disculper de l’obscuration suicidaire de tout un peuple; répondre de mes frères qui se sont donné la mort après la défaite de Saint-Eustache et de ceux qui n’en finissent plus de les imiter…» (p. 79). Dès le début de ce livre, nous lisons: «Je suis le symbole fracturé de la révolution du Québec, mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire […]. Me suicider partout et sans relâche, c’est là ma mission» (p. 25). Cependant, une des raisons les plus déterminantes de sa vocation suicidaire est sans doute, outre une grande fatigue dépressive, l’absence de relations satisfaisantes avec ses deux fils, depuis qu’il avait quitté sa première femme. Marc Chabot a bien senti chez Aquin la solitude de l’écrivain et du père: «Il était père de rien. Un père sans enfants.» Et en même temps, il «est aussi une partie de nous, une partie de notre être déchiré par le mal d’être», «un Québécois sans pays» («Hubert Aquin ou les dernières minutes d’un écrivain», En finir avec soi. Les voix du suicide, Montréal, VLB, 1997, p. 115-128). Un des événements qui ont précipité sa fin ou contribué à son désenchantement généralisé est son congédiement du poste de directeur littéraire des éditions La Presse. Par ailleurs, il avait déjà fait une tentative de suicide* le 29 mars 1971 dans l’hôtel Reine Elizabeth en ingurgitant une dose massive de pilules. À cette occasion, il avait laissé un message à sa compagne Andrée, avec qui il vivait des relations tendues: «Trop, c’est trop! Tu le reconnaîtras toi-même. Je n’avais pas besoin d’avaler tant de néant. Maintenant que cela est fait, je ne vois rien d’autre à faire que la suite et la fin! Ma tristesse trop commode, si je puis dire, n’est pas si grande que je l’aurais pensé. Hélas, je n’ai pas à te demander pardon, pour ce qui s’en vient, ni à te réitérer un amour dans lequel tu ne crois plus. La vie est courte; si c’était à refaire, je ferais l’impossible pour ne pas vivre. Tu dois me comprendre un peu: cette possible (et, peut-être, dérisoire) compréhension est et sera notre dernière forme d’union — si tant est que cela nous unisse. La nuit est longue. Tu as froid, moi aussi. Mais nous tiendrons bon, chacun de notre côté, jusqu’à l’aube» (G. Sheppard et A. Yanacopoulo, Signé Hubert Aquin. Enquête sur le suicide d’un écrivain, Montréal, Boréal, 1985, p. 51).
La lettre d’adieu d’Hubert Aquin à Jacques Godbout demeure très ouvertement optimiste: «Mon cher Jacques, Je suis très heureux avec ma femme, très content de mon fils Emmanuel et réjoui du brassage socio-politique dont le Québec est le lieu. Pourtant je me suicide tout en étant — je crois — relativement sain d’esprit. L’uneq doit continuer. J’y ai cru, j’y crois. Salut aux copains, à tous. Mes hommages à ta femme, à toi, mon amitié.» La lettre à Christian Benoist, par contre, fait état d’une dépression non contrôlée: «Mon cher Christian, Il m’importe de t’écrire cette lettre, étant donné toute l’affection que j’ai pour toi. Tu avais sûrement compris, quand on s’est rencontré à Lyon, que j’étais allé en Europe soigner quelque chose comme une dépression. C’est le cas. […] Toutefois, j’avais craqué à l’automne et mon séjour en Europe n’a pas réparé la blessure. Depuis mon retour, somme toute, je prends conscience que la cassure se propage, et que ma vie est révolue. Ma plus grande joie aura été de retrouver ta mère et de vivre très près d’elle ces derniers jours. Je vais me tuer. Mais sache bien qu’en me suicidant, je ne me sépare pas d’elle, ni ne cesse de l’aimer. Cela, elle le sait, elle aussi. Je ne serai donc pas à Lyon en mai. Je t’embrasse et souhaite de persévérer et de réussir» (p. 186-187).
Dans Le suicide comme discours ultime. Approche religiologique du suicide chez Hubert Aquin, mémoire déposé à l’université du Québec à Montréal en novembre 1983, Michel Laroque démontre comment le concept littéraire de suicide conduit les personnages des romans d’Hubert Aquin dans l’expérience des situations limites de l’existence. Il prend ses modèles d’interprétation chez G. Van der Leeuw (La religion dans son essence et ses manifestations, Paris, Payot, 1970, p. 662 et suiv.). Selon cet expert néerlandais des sciences des religions, l’homme religieux suit le chemin de la toute-puissance et de la totale compréhension ou de la captation du sens ultime afin d’être en mesure d’aménager sa vie avec satisfaction. C’est ainsi qu’est présentée la ligne horizontale de la religion, la verticale étant celle des rapports avec Dieu ou un monde transcendant. Dans les romans d’Hubert Aquin, l’individu seul est incapable de porter l’exigence de la libération d’un peuple ou d’une culture. Il se heurte à la limite de sa capacité révolutionnaire et avoue son impuissance politique. Il touche à la finitude de son action et des moyens dont il dispose. Enfermé dans la solitude et l’angoisse de son autonomie*, il vit une situation limite dont il n’est plus en mesure de modifier les données. La seule issue ou choix qui lui reste, c’est la mort volontaire (Le suicide comme discours ultime, p. 114). Ainsi, lisons-nous dans Prochain épisode comme une symbolisation de son mal de vivre à saveur individuelle et collective, existentielle et politique: «Je refuse de continuer à vivre […]. J’ai peur parce que je suis seul et abandonné. Personne ne vient à moi, personne ne peut me rejoindre […]. Le vide qui m’entoure semble émaner de mon existence démantelée. La révolution m’a mangé. Rien ne subsiste en moi hors de mon attente et de ma lassitude […]. Vite, car je suis sur le point de céder à la fatigue historique» (p. 137-139).
Un commentaire psychanalytique partant de l’interprétation du suicide en tant que «transition de l’insignifiance d’une vie à la reconnaissance sociale d’une mort assumée» nous est donné par Danielle Bergeron. «Nous pensons ici au suicide de l’écrivain tel qu’il est présenté dans le film Deux épisodes dans la vie d’Hubert Aquin. Il semble que la vie était devenue pour lui un enfer. Il n’arrivait plus à reprendre avec un autre le réel de sa vie, ce qui de sa vie était devenu insensé, pour le rendre significatif. Après sa mort, on a donné son nom à une aile de l’université du Québec à Montréal. Lui qui se considérait comme mis à la place du déchet a laissé son corps comme gage pour qu’un Nom reste là où désormais il manque et marque la vie des hommes de son temps, entre dans l’histoire des autres, trouve enfin une place» («Le suicide… à bout de sens», dans R. Lemieux et R. Richard (dir.), Survivre. La religion et la mort, Montréal, Bellarmin, 1984, p. 135).
Dans les huit cents pages de A Self-Murder Mystery (Montréal, McGill-Queen's University Press, 2003), G. Sheppard effectue une «psychanalyse collective», faite d’entrevues des intervenants et des témoins ainsi que de citations d’auteurs utiles pour la compréhension du suicide d’Aquin (J. Bonhomme, «Quand un Canadian analyse le super-suicide d’Hubert Aquin», L’Agora, vol. 10, no 3, printemps 2004, p. 40-41). Jean Éthier-Blais reconnaît en Aquin «le mâle québécois émasculé» par la conquête britannique. Son suicide est symptomatique du suicide collectif des Québécois. Le Québec est conduit, avec ruse, à un «gentil suicide», c’est-à-dire à la dislocation lente de son univers culturel jusqu’à son éventuel effondrement. Selon Renée Legris, «Hubert Aquin n’a cessé de chercher dans l’écriture les signes de son identité, le sens de son être et le but de son existence». Ainsi, Neige noire «s’impose comme cette auréole d’éternité que cherchait l’écrivain, avant que sa mort tragique ne le consacre comme héros victimaire du Québec postmoderne» (Hubert Aquin et la radio. Une quête d’écriture (1954-1977), Montréal, Médiaspaul, 2004, p. 9 et 12).
Bibliographie
Jacques Beaudry, La fatigue d'être: Saint Denys-Garneau, Claude Gauvreau, Hubert Aquin, Montréal, Hurtubise HMH, 2008.
Jacques Beaudry, Hubert Aquin: la course contre la vie Montréal, HMH, 2006.
FILMS
À Saint-Henri le cinq septembre
1962, 41 min 41 s
Documentaire réalisé par Hubert Aquin en 1962 portant sur une tournée de 24 heures dans le quartier populeux Saint-Henri à Montréal. On y découvre la simplicité de cette population sans complexes, ni très riche, ni absolument pauvre, qui a commencé à décroître alors que Saint-Henri n'est plus le royaume des tanneries qu'il était jadis.
http://www.onf.ca/film/A_Saint-Henri_le_cinq_septembre/
Deux épisodes dans la vie d'Hubert Aquin
Jacques Godbout, 1979, 56 min 50 s
Documentaire sur la vie d’Hubert Aquin. Vivant, il était un personnage éblouissant et hors de l'ordinaire. Mort, il est déjà légendaire. De sa légende, tout est à la fois vrai et faux. Ni biographie, ni œuvre critique, ce film est une évocation de son univers.
http://www.onf.ca/film/Deux_episodes_dans_la_vie_d_Hubert_Aquin/
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Hubert Aquin
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