L'Encyclopédie sur la mort


Se désaccorder

Alain Médam

L'origine de la musique, c'est le cri. De tout temps et en tout lieu, les hommes se sont exclamés. Non pas pour s'exprimer, mais pour se détacher, pour s'élever au-dessus de toutes les menaces d'engloutissement et se maintenir hors de toutes les perditions possibles. Les cris devenus musiques humaines sont, pour chaque culture, une manière de dire : «je suis présente». La musique, une ruse parmi d'autres, pour déjouer la mort et nous déprendre, les uns comme les autres, de ce qui risque de nous annihiler. La mort provoque l'humanité à crier, à s'exclamer et à danser.


Aimer la musique… Pourquoi est-ce que j’aime la musique? Cette question reste entière. Et pour quelle sorte de raison est-ce cette musique que j’aime, plutôt que cette autre?
J’ai essayé de réfléchir au sens de la musique, à celui de mon écoute, mais cette interrogation, finalement — pourquoi est-ce que j’aime et, du reste, qu’est-ce qu’aimer? —, ne me quitte pas. À tel point que, souvent, je me suis reproché de m’interrompre. Pourquoi, me disais-je, cesses-tu d’écouter ce que tu aimes, essayant de savoir si tu aimes — et comment? Faut-il contrarier ton plaisir, au nom d’une pensée sur celui-ci?
Mais ça recommence, chaque fois: je me lève de mon fauteuil, baisse le son de l’électrophone, vais à ma table et me penche à nouveau sur ce cahier. Dans quel but? Pour racheter mon droit au plaisir, m’acquittant de la sorte par le prix de mes écrits? Mais pour rembourser qui? Pour le racheter à qui, ce droit?

Vient un temps où il faut faire ses comptes. Que demeure-t-il, pour moi, de ces refus de me laisser aller au pur plaisir de mon écoute? Pour avoir réfléchi plus, est-ce que j’aime mieux? Pour avoir fait tourner mes questions autour de la musique, celle-ci tourne-t-elle mieux autour de moi? Me touche-t-elle de plus près?
Rien n’a changé, en vérité, quant au mystère de mon écoute et, en celle-ci, quant à l’énigme, plus grande encore, qui veut que j’aime ce que j’écoute sans savoir ce qu’aimer signifie ni ce que signifie ce que j’aime. N’en suis-je pas encore à me demander: est-ce que j’aime parce que c’est beau?
Si je me pose cette question, pourtant — je le sais —, cette autre se pose: qu’est-ce qui fait que cette musique est belle? Et je n’en sais rien. Tout comme j’ignore quelle instance, en moi-même, peut décider de ce qui est beau.

Je reviens sur ce point: serait beau ce qui serait vrai; ce qui porterait, en soi, comme une coloration de vérité. D’authenticité. Mais cette objection surgit: c’est par son harmonie, souvent, par ses équilibres intérieurs, que cette musique peut sembler belle, et cette harmonie, si l’on y pense, n’est jamais qu’un leurre. Une fabrication de l’esprit. Une architecture fictionnelle. Un faux-semblant.
Où voit-on que l’harmonie règne dans le monde? Dans l’actualité? Ce qui s’y tient, c’est plutôt la dissonance; les discordances. La musique ne serait donc présente, surgissante, qu’afin de refuser ces temps de discorde. Et d’autant plus serait-elle belle qu’elle saurait dénier ce qui est là, tel que cela est. Là, seulement, elle serait accordée à elle-même, nous accordant à elle, se désaccordant du monde.

Se désaccorder du monde… S’en détacher. S’en prémunir. Je voyais, un soir, pour me distraire de cette convalescence qui n’en finissait pas, un documentaire à la télévision. En Louisiane. Dans les bayous. Un canot: deux hommes dans l’embarcation. De l’eau. Plein d’eau. Des arbres. Plein d’arbres. De la lumière. Des cris d’oiseaux, des grenouilles, des insectes, des alligators quelque part, peut-être.
Soudain, dans la touffeur de cette matinée, l’un des deux hommes — le plus âgé — s’était mis à crier à tue-tête. Un long cri éclatant. Non pas un cri de peur, mais de joie, semblait-il, presque de jouissance. Un cri pour le plaisir de crier sans autre raison, selon toute apparence, que l’impulsion brutale de ce plaisir. Le vieil homme s’était tourné vers son jeune ami. En riant, il lui avait expliqué: «Il faut crier. Autrement, la rivière te prend.»
J’y avais vu le commencement de la musique. Son origine. Sans doute est-ce pour cela, me disais-je, que de tout temps, en tout lieu, les hommes se sont exclamés. Non pas pour exprimer quoi que ce soit, mais pour se détacher; s’élever au-dessus de la rivière, de toutes les rivières, de toutes les menaces d’engloutissement. Pour que le monde ne les prenne pas.
Il leur fallait pousser des cris, jusqu’à les faire musiques humaines, pour que le monde reste à sa place et, du même coup, l’homme à la sienne. Par la force de ces cris, une distance se creusait, un écart s’établissait entre l’aventure anthropologique et l’emprise inquiétante d’une nature magnifique, mais sauvage. Ces cris maintenaient l’humanité hors de ses perditions possibles. Debout, sur son esquif, l’homme criait «Je suis là!», signifiant sa présence.

Crier pour s’entendre; se rendre compte qu’on est là. Cet engloutissement qui menace n’est pas cruel, nécessairement. Ce peut être celui d’un vertige; d’une indissoluble confusion à la mère nature; d’une régression à la matrice. Il faut donc prendre ses distances, les maintenir, et c’est bien pour cela qu’on ne peut guère ne pas crier: pour continuer d’entendre sa présence; pour s’entendre, en tant qu’on est présent.
La voix humaine s’élèverait dans ce but au plein cœur des multitudes sonores, des tumultes et des bruits: pour se signifier comme humaine. Les musiques de l’humanité poursuivraient cette affirmation. Chaque fois, chaque culture singulière crierait à sa manière: «Je suis là. C’est ainsi, en criant, que je suis présente. C’est ainsi, à mon écoute, que je sais que je suis présente.»

Se désaccorder tout en s’accordant. Se délier tout en se reliant. Se séparer en s’unissant. Ce cri, devenant musique, par lequel l’homme s’autonomise, par lequel il fait entendre sa présence et se met à entendre, lui-même, sa propre présence, ce cri le lie aux cris des autres autour de lui, plus ou moins proches dans l’étendue des territoires, dans la profondeur des temps.
Nous sommes à l’écoute les uns des autres. Nous restons à l’écoute. Nous nous entendons faire ces musiques pour que le monde ne nous prenne pas. Nous nous comprenons — nous nous prenons ensemble; nous nous rapprochons les uns des autres — dans cette mesure où nous nous découvrons nous déprendre, les uns comme les autres, de ce qui risque de nous annihiler.
Nous dansons tous, au son de nos musiques, par-dessus ces rivières qui menacent de nous engloutir. Et nos œuvres sont nos esquifs. Nous dansons dans l’abri de nos œuvres. Nous nous considérons danser, chacun de nous sur nos tonalités, sur nos rythmes, en nos esquifs, passant d’un esquif à un autre afin de reconnaître les danses d’autrui.

Que de fois ne me suis-je dit: «Cette musique fait danser l’âme.» L’âme? Rien de moins. Cette part froide, rationnelle, que je porte en moi, s’insurgeait contre ce mot. Et pourtant, je le voyais revenir occuper cet espace que le seul terme d’«esprit» se montrait incapable de remplir.
Cette nuit-là, par exemple — comme cela m’arrive —, je m’étais réveillé vers une heure du matin. La radio, en sourdine, pour accompagner un café savouré dans le noir. Pas moyen de me rendormir autrement. À chacun ses méthodes. Ceci, alors, m’avait frappé: quelque chose — quelqu’un — dansait en moi. Plus qu’une chose. Moins que quelqu’un. Qui dansait? Une présence. Je ne bougeais pas, respirant à peine, craignant d’interrompre la danse. La musique que j’écoutais ne se tenait ni en moi ni hors de moi. Elle était en elle-même — en un entre-deux —, tout comme en moi et hors de moi se tenait celui, se tenait cela qui dansait.
J’avais écrit, je m’en souviens: «Les âmes ne sont que des voix, peut-être, sauvées du néant. Des voix chantant encore, en quelque lieu. La musique, portant l’art au plus haut, nous rapproche-t-elle du monde des âmes?»
Le matin venu, j’avais déchiré ces lignes. Elles m’irritaient. Le plein jour chassait l’âme au loin. Et pourtant! Je retrouve cette autre note: «Cette musique! Un appel lancé depuis un temps des vivants vers un temps des vivants, par-delà un long intervalle. Il vient du fond d’une âme venue du fond des jours.» Devrais-je les déchirer aussi, ces mots?
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30