L'Encyclopédie sur la mort


Passage, passe-âge et pas sage

Matthieu Lustman

L
e dossier présenté par l’associa
tion Jonathan Pierres Vivantes,
s’inscrit dans une logique de recher-
che empirique, constitue un véritable
travail de terrain, proche d’une dé-
marche scientifique. Les témoigna-
ges recueillis montrent les difficultés
concrètes que rencontre tout soi-
gnant de terrain à prendre en charge
les suicidants (manque de connais-
sance, de formation, de coordina-
tion, de temps, évaluation difficile de
la situation, d’écoute, de soutien des
familles…).
C
e constat recouvre en partie celui
fait pas les professionnels de la
santé, tant psychiatres que médecins
généralistes. Depuis une quinzaine
d’années, il existe une véritable évolu-
tion, voire une révolution, de la prise
en charge des suicidants : le suicide
est devenu une priorité de santé pu-
blique. Des services spécialisés dans la
prise en charge des jeunes suicidants
ont été ouverts, des recommanda-
tions à destination des professionnels
ont été élaborées, des formations à
destination des médecins généralistes
sont en cours…
C
ependant ces évolutions ne sont
pas nationales et s’effectuent de
manière inégale sur le territoire. Il
n’existe pas de prise en charge ho-
mogène : prise en charge de dix jours
dans des unités spécialisées pour
jeunes, équipes psychiatriques inter-
venant à domicile, hospitalisation de
trois jours à l’hôpital général avec,
parfois, mise en place d’un suivi en-
suite, enfin prise en charge limitée à
un entretien psychiatrique…
C
et état de choses peut sembler
incompréhensible aux familles et
aux patients. Il correspond cependant
à un processus habituel de l’évolution
du savoir et des pratiques en méde-
cine. La prévention du suicide est un
savoir neuf, en cours d’élaboration
qui suscite nombre d’initiatives loca-
les, de projets qui permettront par la
suite d’élaborer un projet global.
L’
heure est donc à la recherche et
à l’évaluation des projets mis en
route. Un dossier comme celui de Jo-
nathan Pierres Vivantes qui permet
aux soignants de comprendre le vécu
et le ressenti des familles. Il est donc
essentiel pour améliorer la pratique. Il
semble cependant qu’il ne convient
pas de se limiter à un constat simple
de dysfonctionnement ou de man-
que d’« humanisme des médecins ».
Il s’agit d’une première étape de ré-
flexion, la question suivante est de
savoir quelle suite donner à ce travail
empirique.
L’
approche proposée par les scien-
ces humaines, telle que la sociolo-
gie, trouve alors son utilité en essayant
de transformer le constat effectué en
une problématique scientifique sus-
ceptible d’améliorer les pratiques. La
sociologie nous permet de constater
que, si les suicidants sont si difficiles à
prendre en charge, c’est que ce « pro-
blème » heurte de plein fouet la disci-
pline médicale :
• Le suicide pose un problème de défi-
nition : est-il « une maladie » ou pas ?
• Le suicide pose un problème de pra-
tique professionnel : il ne s’intègre
pas dans la prise en charge médicale
habituel, il n’existe pas de « médica-
ment » du suicide
• Le suicide pose des problèmes éthi-
ques : entre « la non assistance à per-
sonne en danger » et le respect de
« l’autonomie » des personnes, il est
parfois difficile au soignant, prison-
niers entre deux impératifs éthiques
opposés, de savoir jusqu’où il est légi-
time pour intervenir ?
• Le suicide pose des problèmes de
structure : les services d’accueil et d’ur-
gences sont organisés autour de la réa-
nimation et non pour la prise en charge
de la souffrance psychologique. De plus
les médecins travaillent encore de ma-
nière isolée et la coordination ville-hôpi-
tal demeure chaotique.
• Le suicide pose un problème
d’évaluation : une idée qui semble
bonne d’un point de vue théorique ne
l’est pas forcément d’un point de vue
pratique : faut-il des unités spécialisées
ou faut-il améliorer la prise en charge
dans les hôpitaux généraux ? De quel
outil scientifique faut-il disposer pour
répondre à cette question ?
E
n conclusion, le dossier Jonathan
Pierres Vivantes ne doit pas être pris
par les professionnels de la santé comme
une critique acerbe et inutile mais com-
me un document de travail. La démar-
che initiée par les familles ne doit pas se
limiter ni au constat ni à la plainte. Les
professionnels de la santé essaient, dans
la mesure du possible (état des savoirs,
contraintes structurelles), d’assurer une
prise en charge optimale. Les difficultés
rencontrées tiennent en grande partie
au fait que le suicide n’est pas une pro-
blématique uniquement médicale mais
transdisciplinaire (philosophie, histoire,
médecine, anthropologie, psycholo-
gie). Les questions posées par le dossier
Jonathan Pierres Vivantes sont de bonnes
questions. Il faut savoir quelles réponses
leur donner. D’un point de vue théorique
il a été acté dans les différents congrès de
suicidologie que la prévention du suicide
ne pouvait être que globale à travers une
logique trans-disciplinaire. Il conviendrait
peut-être que du point de vue pratique,
la prise en charge médicale s’ouvre aussi
à une logique trans-disciplinaire en inté-
grant à la recherche médicale les outils
des sciences humaines et en utilisant la
compétence de tous les acteurs qui par-
ticipe à la prise en charge des suicidants
y compris les familles et les patients.
La parole est à…
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30