L'Encyclopédie sur la mort


Les jours s'en vont

Alain Médam

Alain Médam médite sur le cycle des saisons, sur le temps qui passe et sur l'incontournable recherche du sens. Il dresse une sorte de bilan qui, à travers une voix toute personnelle, fait le portrait de la condition humaine où la vie et la mort, le bien et le mal s'affrontent autant dans la modestie de la vie quotidienne que dans le fracas des guerres et des cataclysmes. Il questionne la mort, mais celle-ci demeure muette.


«Quand nous mourons, nous sommes immédiatement morts depuis toujours», ces mots de Torgny Lindgren me font penser que nous n’avons pas de mots, finalement, pour parler de la mort. Quelque chose cherche à se dire, ici, qui ne dispose pas de terme pour exprimer ce dire. Nous nous découvrons dans le non-être des mots dans l’instant, précisément, où ce qui se questionne, en nous, est le non-être de l’existence.
C’est que notre langage sert à désigner la vie; à la nommer; la penser. Le langage a surgi afin que puisse être dite l’existence. Et ne suffit-il pas que la mort s’en mêle, qu’elle exige à son tour d’être nommée, pensée, pour que notre langue se découvre arrêtée dans sa course? Sans doute est-ce pourquoi, dès que nous voulons parler de la mort, nous ne pouvons que désigner — par l’effet de cette néantisation des expressions possible — le néant. Nous voulons en parler, mais c’est pour dire qu’il faut nous taire. Et nous disons encore cela, qu’il faut nous taire!

De temps à autre, je sens monter en moi, soudain, des bouffées de mortalité. Je suis assis, écoutant de la musique, et voici que ce qui en moi est vulnérable se met à envahir l’espace de cette force que je vis comme ma vie. Pas d’angoisse, non. Un rappel, plutôt. «Tu passeras, comme les autres, par où ils sont passés. Rien de plus. Rien de moins.» Je ne bouge pas d’un pouce. J’attends que ça passe; que cet instant prenne fin. Si je bougeais, j’ai l’impression que tout irait trop vite. En cette immobilité suspendue, d’ailleurs, ne suis-je pas en train de connaître une certaine volupté?
Mais je me secoue. Cette torpeur est mortelle, par elle-même. Ne me suis-je pas dit, tant de fois, que pour ne pas vieillir, il faut bouger? Se tenir, à tout instant, au plus loin de soi-même; au bout de ses capacités. Marcher vite. Tendre son corps. Ne jamais cesser de réfléchir. Ne compter que sur soi. Refuser le repos. Affronter le froid. Prendre des risques — stupides, peut-être, mais prendre des risques. Refuser les trop-pleins. Alléger. Dégager. Se dégager, soi-même, de soi. Si tu fais ceci, me dis-je, tu laisseras en rade ton vieillissement. Tu dois aller plus vite que ton âge. Courir plus vite que lui. Qu’il ne rattrape pas (bien que tu le saches, il te rattrapera).

Je remplis mon regard, du monde présent. J’observe cet arbre. Je contemple cette plage. Je m’arrête, admirant ces gouttes d’eau dans le soleil. Pour quelle raison? Pour faire le plein, sans doute: le plein avant ce départ qui s’annonce. Ce qui sera en moi, me dis-je, ne sera pas ailleurs. Je l’emporterai. Je m’en irai les yeux comblés.
J’aurai aimé la vie, je m’en rends compte. Non pas tant la vie, que les choses de la vie; non pas les événements ni les péripéties, mais ce qui se tient là, présent, sans trop le dire. La couleur des jours. La saveur des instants. Le parfum des fruits. Les gestes des autres. La musique des mots.
Cette vie est une garce! On l’aime et elle s’en va. Elle se détourne de vous pour regarder ailleurs. Déjà, vous la soupçonnez de se remplir les yeux de ce qui sera là, à votre place, votre tour une fois passé.
Que reste-t-il à ceux qui s’en vont, comme l’on dit, vers le crépuscule de leurs jours? Un espace devant eux. Mais il n’est plus celui du monde: ne porte plus sur l’étendue des continents ni des itinéraires possibles ni sur la découverte des autres. Un espace d’une autre sorte, à dire vrai, qui ne se déploie plus sur terre, ne s’ouvre plus sur les horizons de l’existence, mais se joue dans les dimensions du temps: d’un bout à l’autre des jours qui restent.
Saura-t-il faire face, cet homme, à cette étendue? Saura-t-elle, cette personne, parcourir ce terrain, les yeux ouverts? Alertée. Ou bien, déjà, sera-t-elle assoupie? Comme abandonnée? Épreuve d’autant plus difficile, cette traversée, qu’on n’en connaît pas l’amplitude. Cet espace, devant soi, est-il vaste, encore? On sait qu’il est compté. Qu’il l’est de plus en plus. Quel est le compte?

On voyage sur des continents dont on ne sait la cartographie. Ce qu’on sait, c’est qu’il est impossible de ne pas s’y risquer. Cette double impossibilité — ne pas pouvoir savoir ce en quoi on ne peut guère ne pas avancer — fait l’âpreté de l’aventure. Avancée étrange: périple en une terre inconnue qui ne pourra s’ouvrir, se concluant, que sur des terres plus inconnues. Ce défi, ce voyageur le relèvera-t-il? Comment se comportera-t-il en ce parcours qui, d’entrée, paraît se jouer de lui? Il aura beau faire le point, jamais il ne saura réellement où il se trouve. Où en est-il, de son allant? Il l’ignore puisqu’il ne sait si cet espace doit se poursuivre.
Peut-être choisira-t-il de tenir un carnet. Livre de bord? Livre de compte? Il saura bien, certes, que cet espace de la page blanche posée sur sa table n’est rien qu’un substitut à l’énigme posée par l’espace à franchir. Il n’ignorera pas que s’il couvre cette page de notes, c’est afin que ces étendues en attente, devant lui, soient moins hypothétiques. Mais quand même, bien qu’il n’ignore rien de cela, il ne cessera de faire le point, mesurant l’inmesurable, comptant ce qui ne peut se compter.

Léo Ferré vieux. La flamme de la jeunesse brûle dans une ruine. Son visage tombe; part en morceaux. L’homme marche difficilement, pas à pas, traînant les pieds. Mais sa voix! Mais ses yeux! L’éclat de ses yeux.
Ayez pitié de ceux qui ne sont plus, déjà, que le souvenir héroïque de ce qu’ils furent.
On le voit, jeune — à trente ans —, puis on le voit vieux — à soixante-quinze ans —, alternativement, dans le montage de ce film et l’on ne sait plus lequel, des deux, est le père de l’autre. Peut-être est-ce le vieux, le fils de ce qu’il fut dans sa jeunesse.
La beauté d’un homme comme Ferré est dans son achèvement. Il culmine. En même temps, on voit qu’il est achevé. Il se parachève dans l’instant où il se décompose. Son visage, vivant, est déjà un masque mortuaire. Le film s’arrête sur cette image.

«Rien ne revient, c’est comme avec le mot Dieu», écrit Göran Tunström. Il poursuit: «À un bout, il y a nous, les humains, et à l’autre bout, le point d’interrogation: Dieu. Si l’on n’imaginait pas l’autre bout, la vie n’existerait pas, puisque la vie naît entre un Toi et un Moi.»
Ce serait donc le silence de Dieu — son silence, à propos de la mort — qui lui conférerait sa nécessité. Puisqu’il y a une altérité, qui est celle de la mort — depuis laquelle rien ne revient, quand on s’adresse à elle —, il est nécessaire qu’il en existe une autre, qui serait celle de Dieu: du Toi dont on espère réponse. Mais en vain. Comme si nous avions besoin — afin de supporter le silence de la mort —, que quelque chose d’autre que celle-ci nous réponde. Bien qu’elle ne nous réponde pas.
Est-ce ce que Cioran suggère par ces lignes? «La vie n’est rien; la mort est tout. Pourtant, il n’existe pas de mort indépendamment de la vie. C’est précisément ce manque de réalité propre, autonome, qui rend la mort universelle: elle ne dispose d’aucun domaine spécifique, est omniprésente comme tout ce qui est dépourvu d’identité, de limite, de tenue…»
L’irréalité de la mort lui donnerait sa réalité — son envahissante réalité — et de même, l’irréalité de Dieu — qui se manifeste par son silence (notamment, à propos de la mort) —, lui donnerait sa présence. Ce que nous appelons «Dieu» ne serait que notre besoin de Dieu: de sa parole.
En cela résiderait la preuve de son existence: en ce besoin que nous avons. Comment donc un si grand besoin saurait-il exister pour rien? Sans que rien ne réponde à son existence? Dieu répond, donc — sans répondre. Vieille histoire! Non moins immémoriale que celle de la mort.

Ce qui m’effraie, c’est à proprement parler, de ne plus être. La mort est la preuve même que le changement l’emporte sur l’être. Cela — que le changement l’emporte —, je puis l’admettre. L’admettre en général. Mais non à mes dépens. Il me semble même beau, émouvant de penser que cette succession de morts ne soit rien qu’une apparence masquant le fait qu’elles sont, à l’infini, autant de naissances. Je veux bien considérer que ce qui est, en tant qu’il est, n’est pas puisqu’il change. Mais comment admettre que l’être — s’il est mien — puisse n’être plus au nom d’un changement qui m’échappe? Difficile!

Sur des collines en Italie, au mois de juin. Matin. Une promenade au Paradis. Fleurs d’oranger. Coquelicots. Marguerites sauvages. La mer au loin, en contrebas, à travers une dentelle de feuillages d’olivier. Bateaux blancs sur la mer. Figuiers. Vieilles barrières de bois. Des lézards qui se laissent tomber le long du chemin, depuis les murets de pierre, et courent devant tes pas. Une couleuvre noire, à quelques mètres. Elle se coule sur une souche d’olivier puis se chauffe au bonheur d’un soleil-sommeil.
Tes lèvres qui, en silence, prononcent ce simple mot: «Merci.» À qui, à quoi, adressé ce remerciement qui ne s’énonce pas?
Et puis, de temps à autre, une vague odeur de mort. Des cadavres de petites bêtes, sans doute, qui finissent de se décomposer à l’ombre des genêts. Et la vibration des insectes. Et les papillons cousant la lumière par leurs vols affairés qui se croisent. Ces instants sont tes instants. Tu les fais tiens. Ils te font leur.
Face à cette beauté, que peuvent dire tes mots? Ce n’est pas le monde qui est indicible; ce sont tes mots qui restent muets, incapables de se mettre à la hauteur de ce qui les appelle. Ils ne valent rien. Ou peu de chose. Ils ne sauraient jamais dire, tu le ressens, tout l’infinité des détails de ce pan de colline, les subtilités et les harmonies de cette lumière.
Ce paysage entier, tel qu’il se présente, est lui-même un vocable qui dit tout sans parler. Par cette expression qui se tait, il reconduit tes mots à leur silence. C’est pourquoi rien ne s’énonce cependant que tes lèvres dessinent la forme d’un «merci» qui ne s’adresse à personne.

Lorsque je ne serai plus là, te dis-tu, le monde continuera d’être ce qu’il est. Il y aura ces mêmes craquements de feuilles, ces voix au loin, ces rires et ces appels. Cette vie. Le calme du matin. Cette évidence — que tout se tiendra là, encore, tel qu’il se trouve —, alors que tu n’existeras plus, cette évidence est peut-être évidente pour d’autres, mais non pour toi.
Il faut que tu te forces à te convaincre que c’est bien ainsi qu’il en sera, pour que tu commences de le réaliser. Tu le sais — ce ne peut être qu’ainsi —, mais ce n’est pas possible! Comment pouvoir imaginer que tout est là sans que tu ne sois là, toi-même, pour faire en sorte que tout s’y trouve?

Mais qui es-tu pour espérer dire quelque chose qui n’ait déjà été pensée par d’autres — plus profondément que par toi — à propos de la mort, de Dieu, de l’existence de l’être ou du changement des êtres? Mais qui serais-tu si tu t’interdisais — pour cette raison, seulement — d’affronter ce qui t’interroge? Chacun, à son heure, à son compte, reprend ces mêmes questions parce qu’il en vit, à sa mesure, la crucialité.
Cela dit, peut-être faut-il passer à autre chose. Un pas de plus, un instant de trop, et tu t’installerais dans la complaisance. Car c’est ce que tu crains. Bien sûr, tu t’insurges contre cette pudeur qui voudrait qu’à propos de certains mystères on ne parle pas. Qu’on se taise à propos de la mort et que, à propos de Dieu, on en fasse son affaire à soi, dans le silence de sa foi ou de son scepticisme. Qu’à propos de la vieillesse, également — de la décrépitude —, on recoure à des subterfuges afin de ne pas dire, vraiment, ce qu’on perçoit.
Tu refuses ces litotes, ce langage «politiquement correct» qui veut qu’un vieux soit un «aîné» tout comme un sourd, désormais, doit s’entendre comme un «mal entendant».
Mais à trop vouloir voir ce qui te préoccupe et qui t’attend, il te semble que tu ne perçois plus ce qui est. Il faut donc regarder ailleurs, te dis-tu. Si tu ne veux pas que cette fascination t’aveugle, il faut te détourner: penser à autre chose; considérer d’autres spectacles, d’autres événements, d’autres incertitudes. Le monde est là, autour de toi. Ne l’oublie pas!
C’est pourquoi, chez celui qui vieillit, ce besoin d’accumuler des connaissances. Il écoute les informations. Emprunte des livres. Veut savoir quelque chose sur des continents qu’il ignore: des pays qu’il ne connaît pas; des peintres, des musiciens, des poètes, dont les œuvres lui sont inconnues.
Sans doute pense-t-il qu’à force d’accumuler il en restera quelque chose. Il lui plaît d’imaginer que ce qui l’aura éclairé un jour, illuminé, continuera de faire lumière quelque part, de quelque façon.
Et du reste, cet homme, lorsqu’il observe l’humanité n’avoir de cesse d’approfondir ses connaissances de la vie, de la matière, d’étendre toujours plus loin ses découvertes de l’univers, en vient à se demander si l’humanité ne fait pas de même. Peut-être sait-elle, dans le fond, que rien n’est éternel: qu’elle-même, en tant qu’humanité, n’est en rien assurée d’une quelconque immortalité de sorte qu’envoyant des sondes au loin, explorant Titan aux pourtours de Saturne, n’en finissant pas de vouloir savoir, tout savoir, elle puisse laisser enfin, quelque part — mais où? — la présence de ce qu’elle sut lorsqu’elle fut, bien qu’elle ait cessé d’être.

Vieillir, c’est comme sentir, à l’intérieur de soi, quelqu’un descendre les marches d’un escalier. Certes, il ne descend pas chaque jour, mais on le sent, de temps à autre, passer d’une marche à la suivante. Il ne remontera plus, c’est ainsi. Ce n’est pas un abaissement. Pas un affaissement. C’est un simple mouvement, non moins naturel que celui d’une croissance. Loin de conduire à de nouveaux possibles, il ne mène cependant, marche après marche, qu’à l’amenuisement des capacités. Étrange de sentir, en son for intérieur, cet autre descendre en soi. En ce sens, on est descendu.

Je regarde ces enfants jouer, sauter sur le trottoir. De l’autre côté de la rue, j’aperçois une vieille femme voûtée, allant à petits pas, sac de plastique en main. Une vie les sépare. Je distingue la longueur de cette vie qui départit ces existences.
Cependant que moi-même, debout à mon balcon, observant cette scène, j’ai conscience que mon âge me permet de saisir la crucialité d’un instant pourtant anodin. Il m’est donné de voir, à présent, la vie humaine comme un objet. Du dehors, presque.
Jusqu’ici, je m’y tenais à l’intérieur. Impliqué, je ne pouvais saisir les contours de ce qui nous implique: ceux du temps qui nous est imparti. Désormais, ces contours, je les vois. Ce qu’ils délimitent, je ne l’aperçois qu’ensuite.

Celui qui nous a quittés; qui n’est plus, comme on dit, «de ce monde.» Il nous parle par le langage de son absence — et nous ne comprenons plus. Ce qu’il nous dit nous échappe. Nous lui parlons par le langage de notre présence — et, déjà, il ne peut nous entendre. Ce que nous disons reste silencieux, pour lui.
Son absence nous transmet, en creux, les signes pleins de sa disparition. Quant à nous, depuis le lieu de notre présence, nous lui envoyons quantité de signes désespérément absents tant ils restent sans destination.
Ce qu’ainsi il nous dit, c’est tout ce qu’il aurait pu continuer de nous dire, qu’il ne nous dira pas. Son silence est sa parole. Ce que nous lui disons, c’est combien, encore, nous aurions aimé lui parler tandis que ces messages que nous lui adressons ne sont faits que du désir qui nous habite.

Dans son journal, Mircea Eliade note ces mots de Rumi, le mystique soufiste: «Il nous faut mourir avant de mourir.» Peut-être nous faut-il, en effet, à ce point nous préparer à la mort que nous soyons déjà ailleurs tandis que nous restons ici. En apparence, nous nous tiendrions parmi les autres et, cependant, nous serions partis. Nous respirerions, quoique éteints. Nous serions disparus, bien que nous attardant en ce monde.
Cela peut-il se concevoir? En un sens, cela peut se vivre si l’on sait faire, de son âge, l’occasion de cette expérience. Ce n’est pas, alors, qu’on se vive comme un spectre. Ce n’est pas qu’on se sente revenant — par avance — de quelque hypothétique inconnu. C’est plutôt le contraire. Désirant à ce point ne pas mourir, on s’y prépare. On anticipe pour retarder. On se prédispose au passage, pour qu’il ne s’impose pas.
Est-ce le sens des mots de Rumi? Pour lui, sans doute, s’agissait-il de savoir bien qu’on ne soit point parvenu, encore, au lieu du savoir. Et nous-mêmes, bien que nous ne soyons point initiés, ces mots de ce mystique nous touchent, même si nous les entendons différemment.

Quand je pense à mes disparus, il m’arrive de songer qu’ils n’auraient su disparaître réellement, irrémédiablement, sans qu’une part de moi ne disparaisse avec eux. Et comme je me trouve là, entier toujours, j’en déduis qu’ils sont là, eux aussi, en miroir de ma présence.
C’est d’ailleurs pourquoi nous allons honorer les tombes de nos absents: pour les saluer, certes, mais aussi pour ne pas nous perdre, les perdant. Pour ne pas nous oublier, les oubliant. Parce que nous demeurons, nous pensons qu’ils demeurent. Mais en retour, si nous nous obstinons à les faire demeurer parmi nous, c’est afin de demeurer, nous-mêmes. C’est pour nous assurer que nous restons entiers, sur terre, bien qu’ils soient hors de ce monde. S’ils sont — nous disons-nous —, bien qu’ils ne soient plus, ne le sommes-nous pas d’autant plus nous-mêmes?
Le deuil consiste en cela: à retrouver notre totalité en dépit de l’amputation que leur absence nous fait subir. Lorsque nous la retrouvons, cette totalité — si jamais, nous la retrouvons —, c’est alors seulement que nous pouvons admettre qu’ils demeurent ailleurs: puisqu’ils se trouvent là désormais, comme en nous.
Le culte des ancêtres — le culte des défunts par les vivants — procède de ce paradoxe. Il suppose qu’on se serve de l’interruption de la durée — c’est-à-dire de la mort —, dans le but de construire la durée: c’est-à-dire la mémoire; la tradition; la transmission. Défi lancé, par les humains, à la discontinuité de l’existence! En mettant bout à bout toutes ces coupures du temps (ces vies interrompues), on construit un temps sans coupure. On en vient à concevoir la non-coupure du temps.
Et plus encore: en transmettant, aux descendants, l’impératif du culte des ancêtres, on poursuit cette édification de l’ininterrompu par l’interrompu — de l’immortalité par la mortalité. Ce culte des disparus, nous continuons de le poursuivre, serait-ce en ces instants où, d’une main émue, nous ouvrons des albums de famille aux photos racornies, presque effacées. Mais à beaucoup d’égards, inaltérables.
Il nous semble, quelquefois, que nos morts nous répondent, mais la mort, par elle-même, s’y refuse. Pas d’interlocuteur à l’autre bout du fil. La mort ne répond pas. Nous ne pouvons en répondre, nous-mêmes, puisqu’elle ne nous dit rien quand nous la questionnons. Elle nous fuit. Se dérobe. Ne veut être nôtre, si ce n’est à cette condition: que nous soyons siens, qu’elle dispose de nous. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle demeure sans réponse: afin de nous avoir. Et nous continuons de lancer des questions vers elle, espérant des réponses en retour, mais ce sont les questions qui reviennent.
«Je m’allonge à côté de la mort, écrit Göran Tunström. Impossible de parler avec elle, ou de regarder en elle: elle absorbe toutes les images et évocations qu’on lui envoie. Rien ne revient. C’est comme avec le mot Dieu.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30