L'Encyclopédie sur la mort


Le Dialogue du Désespéré avec son âme

Jacques Marchand

Un homme souffre d'un mal profond qui l'incite à attendre la mort. Il n'a plus aucun goût pour la vie, mais il ne veut pas se suicider. Il souhaite seulement attendre la mort et une vie posthume. Une dispute entre l'homme et son âme s'engage et culmine dans quatre beaux poèmes où l'homme fait part de sa situation, explique son désespoir et craint pour la survie de son âme (bâ). Le troisième de ces poèmes est un chant d'une beauté tragique, unique dans toute la littérature égyptienne. Le poète y a recours à des images très riches pour décrire l'approche de sa mort. Dans le quatrième poème, il se réfugie dans l'attente d'un éventuel après-vie pour son âme.

On pourrait être tenté [de faire de cet homme souffrant] un authentique minimaliste, c’est-à-dire quelqu’un qui quitte le jeu en le remettant en question et en prétendant être en mesure d’en inventer un autre. Mais la preuve que cette possibilité stratégique nouvelle ne lui effleure pas l’esprit, il nous la livre clairement dans le troisième poème, un chant d’une beauté tragique, unique dans toute la littérature égyptienne. Son leitmotiv est celui du retrait, de l’attentisme pur, du désespoir total. Hors du jeu social de la reconnaissance, il n’y a plus rien: «La mort est devant moi aujourd’hui, comme la guérison pour un homme malade, comme la sortie après un long confinement. […] La mort est devant moi aujourd’hui, comme un chemin familier, comme un homme qui rentre au pays après la guerre. La mort est devant moi aujourd’hui, comme une embellie dans le ciel, comme lorsqu’un homme découvre soudain ce qu’il ignorait. La mort est devant moi aujourd’hui, comme un homme qui se languit de rentrer chez lui quand il a passé une longue période en captivité.»

Le désespéré attend la mort. L’échec de la sagesse gradualiste est l’échec de sa vie. Aucune solution de rechange n’est envisageable. Dans le quatrième poème, court comme une retombée après un drame profond, il se console dans la pensée refuge d’une après-vie où il pourra obtenir des dieux ce que les hommes lui ont refusé. Son seul espoir résidant dans l’après-vie, on comprend qu’il débatte âprement avec son bâ et cherche à le préserver à tout prix. Comme le dit le premier poème, si le bâ le quitte, c’en est fini de son ultime espoir: «Vois [dit-il à son bâ], mon nom est exécré à cause de toi, vois, plus encore qu’une femme à propos de laquelle on raconte des mensonges à son mari.» L’image même de la perte de réputation, du déshonneur, dans ces sociétés traditionnelles.

Finalement, la menace est levée et le bâ accède à la demande du désespéré mais notre homme sait, au fond de lui-même, ce que signifie cette déchirante dispute intérieure. En effet, dans la perspective gradualiste du jeu de la reconnaissance, celui qui est témoin de la désintégration sociale et qui se voit ainsi séparé peu à peu des siens, cet homme est bientôt menacé par contrecoup de désintégration personnelle et d’annihilation pure et simple à long terme. Lorsque la communauté de vie nous fait défaut, l’intégrité personnelle est menacée à son tour. C’est le secret terrible de la pensée holiste. Le résultat de l’échec au jeu gradualiste de la reconnaissance, c’est le désespoir existentiel, la désintégration personnelle. Malgré le «happy end» imaginé par l’auteur, nous connaissons tout de même la véritable issue du drame qui vient de se jouer sous nos yeux. Toute la teneur tragique du texte nous en avertit: l’Égyptien qui cherche refuge dans la mort vit ce dénouement avec un sentiment d’échec profond et insurmontable. Seule sa lucidité le rachète.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30