L'Encyclopédie sur la mort


La mort et la pensée

Pierre Bertrand

Puisque la mort est là, laissons nous instruire par elle. Pierre Bertrand nous livre sa perception de la mort. Elle est constitutive de la vie. Elle nous renseigne sur la structure secrète de la vie. La vie est gratuite. Elle est une pure grâce. La vie ne sert à rien. Elle ne va nulle part. Elle apparaît et disparaît.


La passivité transcendantale comme non-agir radical est celle de la mort, mort qui précède la naissance et suit la vie, mort en réalité toujours présente, ou plutôt toujours absente au sein de toute présence, mort comme rien ou néant au cœur de tout objet, de toute image, de toute idée, mort immortelle comme terreau d’où s’élance toute vie, fond sans fond de passivité d’où naît et renaît toute action, toute réaction, toute intervention, toute pensée. Bien plus que celui de l’être, le véritable problème pour la pensée n’est-il pas celui du néant? Être et pensée sont le même, comme le voyait déjà Parménide. Ce n’est pas son être, mais sa propre fin, sa propre mort qui fait problème pour la pensée, c’est elle qui est proprement impensable, mais c’est aussi forcément à partir d’elle — la mort qui suit est aussi celle qui précède — qu’elle pense. La pensée procède entre deux morts. Tout ce qu’elle pense d’éternel et d’immortel se tient entre deux morts: il naît et il meurt. Elle-même naît et meurt. Et entre les deux, la mort ne cesse de rôder, de menacer, d’insister, se dérobant à toute emprise, proprement irréelle, incroyable, impensable, trouant ou creusant les objets, les images et les idées, inscrivant la finitude, l’incomplétude, l’inachèvement au cœur de tout objet, de toute image, de toute idée. Le caractère fragmentaire de la pensée est un symptôme de cette fissure ou fêlure provoquée par l’insistance de la mort. Les fragments ne peuvent jamais se rassembler pour former une totalité, ils ne peuvent tous ensemble concourir à une finalité, ils sont irréductiblement séparés, irréductiblement hétérogènes, ne cessant de muter, de tourbillonner et de bifurquer. La mort interdit toute totalisation ou unification. Puisque la pensée est trouée, fragmentée, tous ses produits le sont également: c’est le règne de la multiplicité, de la différence et de la divergence. La mort est l’altérité radicale, ce qui échappe absolument. Elle est le ne pas absolu au sein de tout être. Elle est la contestation silencieuse de toutes les vérités, de toutes les évidences, de toutes les certitudes de la pensée. Elle réfute en silence, sans apporter de preuves, sans donner de raisons, ce que la pensée imagine, projette, espère, croit. Elle est vraiment la limite absolue de la pensée. En elle s’engouffre tout ce qui est supposé défier le temps: l’âme immortelle, les traces indélébiles, Dieu lui-même.
Les preuves de l’existence de Dieu n’ont jamais manqué pour la pensée ou pour la raison pure. Le vaste domaine de ce qui suit la mort, comme celui de l’au-delà, est un champ fertile pour toutes les complaisances et toutes les illusions. On peut même évaluer la rigueur d’une pensée à ce critère. Dans quelle mesure la pensée est-elle entraînée dans une propension irrésistible à spéculer sur le posthume, sur l’héritage et sur les traces qu’elle laissera, sur des états qu’elle connaîtra secrètement une fois qu’elle ne sera plus? Dans quelle mesure également se met-elle d’ores et déjà dans tous ses états à la perspective de la mort, comme si celle-ci était une réalité qu’elle pouvait connaître et éprouver dès maintenant, comme si tous ces états ne dépendaient pas plutôt d’une idée ou d’une image qu’elle se fait de la mort? La pensée confond-elle l’idée ou l’image qu’elle se fait de la mort avec la mort elle-même? En ce sens, compte tenu de l’ignorance radicale que la pensée a de la mort — dans la mesure où, comme Socrate*, elle reconnaît ses limites et admet honnêtement qu’elle ne sait pas —, Spinoza* a raison de dire que la philosophie est une méditation de la vie, non de la mort. Abuser du nom de la mort est comme abuser du nom de Dieu: c’est le signe que la pensée ne reconnaît pas ses limites, qu’elle se complaît au contraire dans la spéculation ou l’imagination, pour ne pas dire le délire, c’est le signe d’un manque de rigueur ou de sobriété. Quand on regarde les grandes religions, on constate que toutes tournent autour de la mort, que toutes trouvent leur raison d’être dans leur spéculation ou leur imagination concernant ce qui suit la mort. Toutes affirment savoir ce qui en est: immortalité ou réincarnation. Plus encore, toutes sont amenées à affirmer plus ou moins que la vraie vie se trouve de l’autre côté de la mort, non de ce côté-ci. La vraie vie est la survie, alors que nous ne vivons pas encore. Voilà une autre illustration de l’incapacité de la pensée à saisir la vie. Celle-ci ne peut être que séparée d’elle-même, que différée, que remise à plus tard, voire renvoyée dans une autre dimension. La pensée ne peut que tuer la vie et ne l’accepter tout au plus que comme survie, vie différente d’elle-même, extérieure à elle-même, donc vie morte, ne pouvant effectivement se dérouler qu’après la mort. Et c’est sur ce champ vierge de toute empirie et de toute vérification — pur champ spéculatif ou imaginaire — que la pensée peut délirer tout son soûl, ce dont ne se prive d’ailleurs aucune religion du monde.
Alors même que la pensée rêve à un autre monde, à un paradis, le proclamant haut et fort, la mort accomplit simplement et sobrement son œuvre, retournant le corps à la terre dont il est né. Alors que les hommes se tuent pour devenir immortels, la mort les fait sombrer doucement et calmement dans le gouffre de l’oubli. La pensée ne peut qu’avoir raison puisqu’elle détient la raison, elle seule parle, elle monologue ou dialogue avec elle-même, mais à côté de la pensée, dans une dimension tout autre, la mort agit par non-agir, en ne réalisant pas les fantasmes de la pensée, en n’étant pas au rendez-vous de ses attentes, en ne donnant pas suite à ses désirs. La mort se situe précisément dans la dimension du ne pas. Elle ne fait rien, elle ne fait pas. Elle est le ne pas radical au cœur de l’action, de l’image, de l’idée. La pensée demeure enfermée en elle-même, elle ne peut faire autrement. Même quand elle pense à la mort, il s’agit d’une mort à son image. Quand la pensée dit que la mort est l’autre radical, cet autre se définit forcément par rapport au même, c’est-à-dire par rapport à elle-même. En nommant la mort, la pensée la rend familière, l’annexe à son domaine, en fait une de ses dépendances: pas surprenant que la mort ressemble à la pensée même, qu’elle prenne la forme d’une continuité, qu’elle soit comme l’écho ténébreux de ses images et de ses croyances. Cependant, la mort n’a rien à voir avec la pensée. Quel visage avions-nous avant notre naissance, demande le maître zen? Celui que nous aurons après notre vie. N’est-ce pas d’ailleurs celui que nous avons d’ores et déjà derrière le visage de chair, d’os et de sang, visage auquel les autres nous identifient et auquel nous nous identifions nous-mêmes? Derrière toute identité qui me fait dire ce que je suis et qui me fait croire à ce que je dis, n’y a-t-il pas un ne pas radical, fondamental, un néant comme fond sans fond de tout être, de toute action et de toute affirmation? Le néant est le vrai problème en même temps que ce problème est insoluble. Qui serai-je, que serai-je une fois mort? Qui étais-je, qu’étais-je avant de naître? Que sont devenus les êtres du passé? Si nous pensons à eux, pensent-ils à nous? Si nous pleurons sur eux, pleurent-ils sur nous? Sont-ils à plaindre? Veulent-ils qu’on se souvienne d’eux? Souffrent-ils d’être oubliés? Quelle absence creusent-ils au cœur de notre présence? Quelle est la nature de cette absence? Leur mort ne touche-t-elle pas directement notre propre mort? Leur absence ne communique-t-elle pas directement avec notre propre absence? À côté de ces questions inouïes, que valent toutes les réponses traditionnelles formulées en termes de réincarnation ou d’immortalité? Ces réponses littéralement toutes faites ne sont-elles pas des jeux d’enfant, des façons de ne pas poser les vraies questions, de ne pas les laisser résonner en nous de manière à nous instruire et à nous transformer? Nous avons peur de la mort, sans nous demander si la mort-dans-la-vie n’a pas quelque chose de profondément libérateur. Le néant n’a-t-il pas l’étrange puissance de libérer la vie de ses prisons et de ses illusions? N’est-il pas infiniment plus puissant que tous les objets, toutes les images, toutes les idées, toutes les croyances? Tout ne vient-il pas du néant et tout n’y retourne-t-il pas? Plus concrètement, le néant ne confère-t-il pas une immense gratuité à toute vie? Pas de péché, pas de dette par rapport à un avant, pas de preuves, pas de raisons à donner, pas de traces à laisser dans un après. La vie est absolument gratuite. Elle est une pure grâce. Elle ne sert à rien. Elle est un feu d’artifice. Elle resplendit comme une comète.

L’on reprochait aux partisans du devenir de se contredire. Comment penser le devenir en effet, puisque la pensée implique au contraire une certaine fixité? Penser et dire «le devenir», n’est-ce pas d’emblée le figer? Donc, il n’y aurait pas devenir, mais être. En mettant en avant l’être, la pensée se met en avant elle-même. En fait, il y a bel et bien devenir, mais la pensée et le langage sont incapables de l’exprimer adéquatement. La réalité du devenir introduit l’aporie au sein de la pensée. L’aporie n’est pas une exception, mais la règle. S’il n’y a pas une forme d’aporie, la pensée règne en maîtresse et se soumet la réalité. Elle demeure superficielle et ne va pas assez loin, à savoir jusqu’au point où elle touche sa limite ou son autre. Elle reste à l’intérieur d’elle-même, pensant élargir sans cesse ses frontières au fur et à mesure qu’elle s’exerce — sans cesse en expansion —, se concevant sur le modèle de l’univers ou concevant l’univers sur son propre modèle. La pensée ne peut saisir la mort. Il n’y a pas de fin à son exercice. Elle anticipe demain, se déplace librement à travers le temps. Son arrêt ou sa fin brutale se trouve hors de sa portée, si ce n’est comme une idée ou une image confirmant son impérialisme et sa toute-puissance, loin d’en montrer les limites. Et pourtant, la pensée meurt abruptement, cesse soudain de fonctionner, perdant d’un coup toute sa force et toute sa prétention. Mais sa propre mort lui apparaît comme un fantasme. Quant à la mort d’autrui, la pensée demeure un moment devant elle bouche bée, quand elle ne tente pas de la recouvrir immédiatement sous des croyances qu’elle a elle-même créées. Mais elle repart bien vite comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas eu catastrophe absolue, rupture complète, remise en question de toutes les idées et de toutes les images, effondrement de son monde, de ses catégories et de ses valeurs. Elle oublie et repart, oublieuse de son oubli, de ce rien au cœur d’elle-même qui la troue, alors qu’elle ne peut s’empêcher de croire au contraire à une certaine forme de continuité. Quand elle fonctionne, la pensée ne peut manquer de se donner raison. Par conséquent, toute entreprise qui remet en question le pouvoir exorbitant accordé à la pensée ne peut être perçue que comme aporétique, étrange, marginale. Elle est marginale dans la mesure où la pensée à l’œuvre occupe forcément le centre. Elle est le centre. C’est autour d’elle que le monde tourne. Comme l’Idée platonicienne, elle est une espèce de soleil intelligible ou spirituel, même si ce soleil peut si facilement s’obscurcir et s’éteindre si le fil de la vie qui l’alimente se trouve soudain coupé par un quelconque accident. Or ce fil de la vie est toujours fragile, lié à un corps sensible et vulnérable, lui-même relié à la terre par toutes ses fibres. Ce n’est pas par rapport à la seule mort que la pensée est limitée, mais aussi par rapport à la vie. Elle ne peut pas plus saisir la vie qu’elle ne peut saisir la mort. Elle saisit la vie comme elle saisit la mort, de l’extérieur, la transformant en autre chose qu’elle, une idée ou une image. Elle immobilise la vie, alors que la vie ne cesse de couler, elle introduit en elle la distance, alors que la vie est rapport immédiat à soi, aux autres et au monde. Ce sera certes la pensée qui le dira, mais une pensée au service d’une perception qui lui sert d’assise et qui la déborde.

La mort indique de manière très éloquente — l’éloquence du silence — que, pour l’essentiel, il n’y a pas dans la vie de progrès. Elle survient en effet n’importe quand, sans tenir compte des acquis ou des projets. Elle effectue une rupture au milieu d’un cheminement. Elle indique que le cheminement ne visait aucun but, qu’il consistait à mettre un pas devant l’autre et à être le témoin attentif du paysage qui se déroulait. La mort est constitutive de la vie. Elle nous renseigne sur la structure secrète de celle-ci. La vie ne sert à rien. Elle ne va nulle part. Elle apparaît et disparaît. Nous pouvons progresser dans l’accumulation de connaissances, d’expériences, d’objets ou de richesses, mais sur le plan fondamental de l’acte même de vivre, du sens de la vie, de ce que nous sommes ou éprouvons au plus profond de nous-mêmes, la mort nous informe qu’il n’y a pas de progrès, puisqu’elle peut survenir n’importe quand, en plein milieu d’une action, telle une rupture ou une interruption soudaine et sans raison. Ce n’est pas qu’il nous faille constamment être prêt à partir, car il n’est pas possible d’être prêt, c’est la surprise au contraire qui caractérise l’irruption de la mort. Tout ce que nous pensons ou appréhendons d’elle ne tient pas, il est brusquement interrompu au profit d’un autre mouvement inattendu, inconnu. Puisque la mort est là, qu’elle rôde depuis notre conception et notre naissance, laissons-nous instruire par elle. Nous n’étions pas et ne serons plus, l’être n’étant qu’un bref intervalle entre deux non-être. Sachons que nous n’avons pas le temps d’atteindre nos buts, pas le temps d’évoluer ou de progresser, puisque la mort va toujours survenir à contre-temps, et cela même si nous sommes très âgés. Même âgée, la vie se sent ou se veut immortelle, elle épouse l’infini du réel, et la mort qui survient est toujours absurde, scandaleuse, incompréhensible. De plus, la véritable jeunesse est celle du cœur, et le cœur bien souvent est plus jeune à un âge avancé qu’il ne l’est à un âge tendre. Dans tous les cas, quand la mort arrive, le temps se condense et l’on a l’impression que la naissance, l’enfance, la jeunesse, c’était hier. La mort arrive toujours trop tôt. Nous ne sommes jamais prêts, nous ne pouvons pas l’être. La mort nous indique que ce qui compte, ce n’est pas la longueur du temps, ce n’est pas la réalisation de nos buts, mais l’intensité ou la qualité de la vie telle qu’elle se déroule d’instant en instant, cet instant pouvant toujours être le dernier. Il y a plus encore. C’est dans la nature même de l’esprit qu’il ne puisse progresser ou évoluer. La pensée, elle, le peut ou peut le croire. Elle peut, par exemple, devenir plus savante, plus habile, plus cynique, mais l’esprit, lui, trouve sa jeunesse dans une éternelle innocence, un éternel recommencement, une mort continuelle permettant une vie renouvelée. La mort est une force de rupture ou d’anti-progrès. L’esprit n’évolue pas ou ne progresse pas, mais il meurt au contenu de la pensée, à ses ambitions, à ses buts ou à ses projets, à ses blessures ou à ses frustrations, de manière à retrouver son innocence, à percevoir d’un regard neuf. La connaissance ou l’observation de soi induit une rupture ou une mort au sein du cheminement ou du processus en cours. Toute la vitalité s’incarne ou se réalise, au lieu de se diviser en se projetant dans le futur. L’idée du progrès est balayée sans qu’aucun effort ne soit fait, comme lorsque la mort survient, venant brutalement, absurdement, mettre fin à une vie. La mort nous bouscule, nous violente, nous dépasse, force notre pensée à se résorber soudain au profit d’une nouvelle vitalité, celle du corps entier ou silencieux.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30