L'Encyclopédie sur la mort


Incendies

 

 

Incendies dont le réalisateur est Denis Villeneuve est l'adaptation sur grand écran de la pièce de théâtre Littoral, écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad. Le film « relate le retour aux sources de deux jumeaux ayant grandi au Québec. Le notaire de Simon et Jeanne leur apprend qu'avant de mourir, leur mère d'origine libanaise leur a confié une ultime volonté à exaucer. Chacun des jumeaux doit remettre une lettre cachetée : une à leur père, qu'ils croyaient mort, l'autre à leur frère dont ils ignoraient l'existence. Alors que Simon ne veut rien savoir de cette quête sans queue ni tête, Jeanne ne peut résister à l'appel de découvrir un douloureux passé familial et national dans le pays natal de leur mère ». (Marie-Lise Rousseau, « Le cinéma pour briser les cycles de colère » dans L'itinéraire, vol. XVII, n° 18, Montréal, 15 septembre 2010, p. 19-20)

Le rapport à la haine est une grande source d'inspiration pour Denis Villeneuve qui confie lors de son entrevue avec L'itinéraire : « Je suis fasciné par l'idée qu'il est extrêmement difficile pour un adulte de reconnaître les colères qui l'habitent et qui entravent sa liberté*. Je pense que beaucoup de nos gestes et de nos comportements dans nos relations avec les autres sont liés à des colères intérieures qui, en apparence, nous protègent, mais en réalité, sont nos pires ennemis ». (ibid., p. 20)

La majorité du casting est constituée de réfugiés palestiniens ou irakiens qui cherchaient du travail. Les personnages des jumeaux sont interprétés par les acteurs québécois Maxim Gaudette et Mélissa Désormeaux-Poulain. Le notaire Lebel est incarné par Rémy Girard et la mère Nawal Marwan par Lubna Azabal.

Le film est une coproduction Québec-France, 2010. Durée : 2h10 Photographie : André Turpin - Montage : Monique Dartonne - Musique : Grégoire Hetzel - Supervision musicale : Pascal Mayer.

Commentaire sur Incendies de Denis Villeneuve

Les racines d’Incendies

Tout d’abord, l’histoire dans l’Histoire. Le récit d’Incendies tourne autour de la vie du personnage de Nawal Marouane, une Libanaise ayant vécu la guerre civile et religieuse de 1975-1990, conflit historique qui ne sera jamais explicitement nommé dans le film, par désir de rendre le récit universel. À cet effet, voilà d’abord un premier élément sur lequel il faut s’attarder : la volonté de faire d’un contexte historico-politique spécifique quelque chose de « global ». Afin d’examiner cet enjeu, d’ailleurs, il nous faut remonter non pas au scénario du film, mais à la pièce de théâtre de Wajdi Mouawad, c’est-à-dire aux origines mêmes d’Incendies.

La pièce de théâtre est née de la rencontre déterminante entre Wajdi Mouawad et Josée Lambert, photo-journaliste ayant photographié des détenus au Liban-Sud au moment de leur libération. Josée Lambert avait informé Mouawad de l’existence de Khiam, prison clandestine sous les commandes de l’armée du Liban Sud (ALS) et de l’armée israélienne, [2] et lui rapporta les témoignages recueillis au fil de ses voyages auprès des détenus. Mouawad l’invite alors à raconter ces « histoires anonymes » au théâtre des Quat’sous, dont il est le directeur artistique. Lorsque Josée Lambert raconta sur scène l’histoire d’une femme nommée fictivement Diane qui fût incarcérée, violée et torturée durant de nombreuses années à cette prison du Liban-Sud par un gardien de plusieurs années son cadet, Mouawad comprend « [qu’il y a] tout un pan de son Histoire, qu’il ne connaît pas, dont nul ne lui a réellement parlé et à laquelle lui-même ne s’est jamais vraiment intéressé ». [3] De plus, une phrase en particulier du récit de Diane le marque : « Comment peux-tu faire cela ? Je pourrais être ta mère ». Ainsi, la question de la victime amène Mouawad à imaginer un quiproquo œdipien qui sera l’histoire d’Incendies : « celle d’une femme violée et torturée par son propre fils ». [4]

[ ...]

À prime abord, les ambitions de Denis Villeneuve étaient foncièrement honorables, particulièrement à ce qui a trait au « désir de s’ouvrir aux autres » [40] et à la volonté de « tisser un lien entre l’intime, le social et le politique » [41]. D’ailleurs, il présenta sa démarche ainsi que son film précisément sous cet angle : « C’est un conflit qu’on ne vit pas, un conflit qui a des ramifications dans plein d’autres parties du Moyen-Orient. Il faut s’intéresser à ces gens-là, se rapprocher d’eux. En tant que cinéaste, je trouve que c’est important de jeter des ponts ». [42] La publicité puis la couverture médiatique entourant le film auront également mis cette idée à l’avant-plan, jusqu’à en faire un véritable tremplin à succès pour le film.

Certes, étant donné le sujet qu’il aborde, Incendies se démarque déjà assurément des autres productions québécoises grand public, et semble être une admirable ouverture vers « ces gens-là ». Par contre, « quel pont » ce cinéma jette-t-il? Lorsque l’altérité se mesure à une douleur dont les référents historiques sont reconnaissables, et dont la complexité de la réalité sociale a été évincée, interprétée par des acteurs québécois sous des airs de musique occidentale (« You And Whose Army? » de Radiohead, entre autres) puis filmée selon une perspective somme toute limitée, peut-on vraiment affirmer avoir fait un grand pas pour se « rapprocher d’eux »? Ou alors, sommes-nous plutôt « devant la douleur des autres »? [43] Enfin, à quel regard et à quelle altérité ce cinéma nous ouvre-t-il, véritablement?

Notes

[1] Meilleur film canadien au 35e Festival international du film de Toronto et au 30e Festival du film de l’Atlantique, prix du public au 25e Festival international du film francophone de Namur, huit prix lors des Génies 2011, trois prix lors de la Semaine du cinéma international de Valladolid en Espagne (prix du public, du meilleur scénario et du jury des jeunes), grand prix du jury au Festival du film de Varsovie, neuf statuettes lors de la 13e soirée des Jutra, prix du Centre National des Arts pour un « accomplissement exceptionnel » au cours de la dernière année, etc.

[2] De 1985 à 2000, la prison de Khiam a été un centre de détention clandestin sous les commandes de l’Armée du Liban-Sud (ALS), une milice libanaise majoritairement constituée de Chrétiens, et supplétive à l’armée israélienne qui occupait depuis 1978 cette zone. Pendant la guerre civile du pays (1975-1990) et craignant la collaboration entre les Libanais et les réfugiés palestiniens (majoritairement constitués de Musulmans), des milliers de Libanais et de Palestiniens seront arrêtés, emprisonnés (et certains torturés) à Khiam. La prison fermera en 2000, lorsque les Israéliens et leurs alliés se retireront du territoire.

[3] Charlotte Farcet dans la postface de : Wajdi Mouawad, Incendies, Montréal : Éditions Leméac, 2010, p. 141.
[
4] Ibid., p. 143.

[8] Document de travail « Approche 101 » des archives personnelles de Wajdi Mouawad, cité dans la postface de Charlotte Farcet, p. 151.

[9] Charlotte Farcet, p. 160.

[10] Ibid., p. 154.

[11] Je retranscris la citation au complet : « Dans le document d’origine, ce paragraphe est précédé d’un titre, « Inspiration », et ce mot indique clairement la place de l’Histoire dans le processus de création ». (Charlotte Farcet, p. 152).

[12] Charlotte Farcet, p. 160.

[13] Voir l’entrevue avec Denis Villeneuve : 24 images, octobre-novembre 2010, n. 149, p. 56.

[40] 24 images, p. 57.

[41] J’emprunte cette expression à Denis Villeneuve, 24 images, p. 56.

[42] Denis Villeneuve cité dans l’article de Christian Saint-Pierre, « Seuls au monde », Voir, [En ligne], http://www.voir.ca/publishing/article.aspx ?zone=1§ion=7&article=72986, 16 septembre 2010.

[43] Je réfère ici à l’ouvrage de Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgois Éditeur, 2003, 138 p.

Source

Stéphanie Croteau, « INCENDIES : QUAND LA DOULEUR PERD SES REPÈRES » (Extraits)
http://www.horschamp.qc.ca/QUAND-LA-DOULEUR-PERD-SES-REPERES.html
lundi 2 mai 2011

Avec l'autorisation bienveillante de la Direction de Hors champ et de Stéphanie Croteau, auteure de l'article. Nos sincères remerciements.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12