Estrie

Jacques Dufresne

Personnalités et événements

L'Estrie fut  une région du Québec où l’influence de la langue anglaise se fit durement sentir. Faut-il s’étonner que cette région ait été le premier champ d’action de l’un des défenseurs les plus pittoresques dont la langue française peut s’enorgueillir, non seulement au Québec mais dans l’ensemble de la francophonie : l’abbé Etienne Blanchard, curé de Weedon, village situé à une trentaine de kilomètres de Sherbrooke.

Voici ce que le linguiste Gilles Bibeau écrit à propos d'Étienne Blanchard: «La lexicographie traditionnelle a été fortement marquée par l'idée que l'emprunt, comme le disait Étienne Blanchard, est un mal profond qu'il faut radier de l'usage. Dans les pays francophones, on partait et on part encore souvent) du français défini dans les grammaires et les dictionnaires officiels publiés en France et on condamnait explicitement l'emploi de la plupart des mots empruntés à une autre langue, quelles que soient les conditions d'emploi. L'opinion d'Étienne Blanchard se retrouvait dans toutes les publications sur le sujet, sauf exceptions très rares. Les emprunts sont des fautes, il faut corriger les fautes. Point!»
Actualité scientifique, Contacts des langues et identités culturelles, Agence universitaire de la francophonie, Presses de l'Université Laval, Québec, 2000, p. 10.

L'abbé Blanchard détestait d'autant plus les emprunts qu'ils étaient souvent associés à des machines trop polluantes à ses yeux.. En persuadant ses lecteurs de ne pas employer le mot venu du Sud, espérait-il interdire la chose? «Le train bondé de voyageurs et chargé de marchandises crache l’anglicisme en même temps que sa noire fumée puante de charbon.» Avis aux emprunteurs un peu trop nombreux en France en ce moment.

Ses écrits sur la langue sont des documents précieux aussi bien pour l'histoire des mentalités que pour l'histoire de la langue, celle de l'humour et celle du Québec. Pour les Québécois et les Canadiens français en général apprendre à nommer en français les pièces des automobiles et des locomotives fut une tâche ardue, toujours à recommencer et à reprendre avec chaque nouvelle technologie, Internet par exemple

Au début  du XXe siècle, l’Estrie, région du Québec située à l’est de Montréal près de la frontière américaine, s’appelait encore les Eastern Towships. Au moment de la conquête anglaise, en 1760, aucun descendant d’européens n’habitait cette région. La couronne britannique adopta les mesures nécessaires pour qu’elle soit réservée à des colons anglais et à des loyalistes venus des Etats-Unis. Les terres étaient offertes gratuitement à ces derniers alors que les colons français devaient les acheter. Il n’empêche qu’aujourd’hui cette région est à plus de 90% francophone. Les colons venus des autres régions du Québec, de la Beauce en particulier, l’ont conquise village par village. Quand ils étaient assez nombreux dans une localité, un prêtre les rejoignait, une paroisse était fondée et un enracinement durable était ainsi assuré.


L’attachement d'Étienne Blanchard à sa langue est tel que pour la défendre il jetait indistinctement l’anathème sur les nouvelles machines elles-mêmes et sur les anglicismes qu’elles introduisaient dans la campagne dont il avait la garde. L’automobile était à ses yeux la cause de bien des maux aussi bien linguistiques qu’environnementaux.

Extrait
«Le train bondé de voyageurs et chargé de marchandises crache l’anglicisme en même temps que sa noire fumée puante de charbon.»

Texte
La défense et l’illustration de la langue française au Québec par Étienne Blanchard, curé de Weedon en Estrie.

L'automobile ce véhicule polluant et anglomane

«Voyez le vertigineux automobile, avec un assourdissant teuf-teuf, galoper nos campagnes dans une allure endiablée. Dès que retentit le son de sa corne d’alarme, imitant le cri d’un cochon égorgé, le paisible cultivateur arrête sur-le-champ sa poussive rossinante. À son aspect diabolique, le cheval le plus abattu devient un indomptable Bucéphale ! Les boeufs, traînant, d’un pas docile et lent, non pas les rois fainéants, mais l’habitant à l’air songeur, se lancent sur les clôtures d’un air effarouché. Les volailles qui, sous l’oeil paterne de Chanteclerc, picorent dans le chemin du Roi, transformé en basse-cour, s’enfuient éperdûment ; rasant le sol de leur pattes pendantes, elles voltigent vers la maison en poussant des cris de frayeur. À ce bruit infernal, le chien qui sommeille à l’ombre de la galerie s’élance comme un boulet de canon, en aboyant avec fracas, à la poursuite de ce nouvel hippogriffe. Putois nouveau genre, l’automobile combat ses ennemis en leur lançant à la figure son essence empestée.

Quand le nuage aveuglant de poussière sera disparu, vous serez à même de constater les désastres causés par le cyclone dévastateur. Les voyageurs, culbutés sur le chemin par l’écart violent d’un cheval vicieux, se relèvent en secouant la poussière qui les couvre et en tâtant leurs membres, afin d’être bien certains qu’il n’y en a pas de brisés ni de disparus. Sur la route poussiéreuse, ici et là, sont semés les restes ensanglantés, les lambeaux sanguinolents de l’arrière-garde du troupeau de dindons qui n’a pu finir avant l’arrivée du monstre. Que de désastres accumulés par un seul auto en quelques secondes !

Si l’habitant philosophe se dit qu’il faudra bien des « trente-chevaux » de cette espèce pour engraisser sa terre, l’amateur de beau langage, le consciencieux puriste se dit à son tour que l’automobiliste effronté et audacieux, de son baragouin incompréhensible, comme un barbare vandale, violente, perturbe et saccage les champs fleuris de la langue française.

Prêtez l’oreille au langage bizarre qu’il éructe :

Un des « rubber-tire » est « busté » ; l’« axle » est brisé ; le « bogie » ne veut pas « mouver » ; le « burner » est usé ; le « body » est avarié ; les « brakes » ne fonctionnent pas ; la « crank » est dangereuse ; le « dash-board » est sali ; l’« exhaust », le « governor », le « jack », la « non-skid-chain », la « sparking-plug », les « spring », la « screen » sont autant de mots exotiques dont est composé son bizarre vocabulaire.

Pourquoi ne pas dire plutôt : Un des pneus est dégonflé ; l’essieu est brisé ; l’avant-train ne veut pas pivoter ; le brûleur est usé ; les freins ne fonctionnent pas ; la carrosserie est avariée ; le tablier est sali ; la manivelle est dangereuse ; l’échappement, le régulateur, le cric, la chaîne anti-dérapante, la bougie, les ressorts, le brise-vent ? Ces mots d’un pur français ont une signification autrement plus précise que leurs quasi-équivalents anglais.

Hurleurs de mots exotiques, voyez ce que vous gagnez, en reniant, comme des Judas, votre langue maternelle !»

Blanchard, Étienne, « L’anglicisme et le sport », La Tribune, Sherbrooke, 29 avril 1912, p. 4, col. 1-2.

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Le funeste chemin de fer
Si le chemin de fer, transport en commun qui suit sa propre voie loin des poulaillers, trouve grâce un instant au yeux du puriste abbé, il rejoint vite l’automobile dans l’enfer technologique dès que sa néfaste influence sur la langue française devient manifeste.

«Lorsque la locomotive fumante passe dans nos campagnes, semant sur sa route le bien-être, le commerce et le progrès, l’on ne saurait s’imaginer les méfaits dont, en même temps, elle se rend coupable à l’égard de notre langue. Le train bondé de voyageurs et chargé de marchandises crache l’anglicisme en même temps que sa noire fumée puante de charbon. Le chemin de fer, plus que toutes les autres inventions modernes, est animé envers notre langue de meurtrières intentions. Écoutez le grotesque charabia que parlent ses employés ainsi que le public voyageur, et vous en serez convaincus.

Messieurs les chefs de gare, et non pas « Messieurs les agents », qui vous donne droit de massacrer ainsi notre langue et de l’immoler sur l’autel de l’insouciance ? Pourquoi appelez-vous « message » une dépêche ; « despatcher », un expéditeur de trains ; « conducteur », un contrôleur ; « brakeman », un serre-frein ; « switch », une bifurcation ; « crossing », une traverse ; « rail », une lisse ; « flag », un pavillon ; « tie », un dormant ; « box-car », un wagon fermé ; « freight-car », le wagon-poste ; « char-palais », un char-salon ; « dinning-car », un char-buffet ; « sleeping-car », un char-dortoir ; « switchman », un aiguilleur ; « fast-train », un rapide ; « ticket », un billet ; « punch », un poinçon ; « culvert », un ponceau ; « connexion », un raccordement ou une correspondance ; « vanne », le fourgon de queue ; « l’engin », la locomotive ; « tank », un réservoir ; « stop-over », un arrêt ; « hand-car », un char à bras ; « freight-bill », un billet de connaissements ; « baggage-check », un jeton de bagages ; « trunk », une valise ? Ce mot me rappelle le fait d’un journal français qui traduisait : « Grand Trunk Railway », par « Chemin de fer de la Grande Valise » !

Blanchard, Étienne, « L’anglicisme et le chemin de fer », La Tribune, Sherbrooke, 30 avril 1912, p. 4, col. 1-2.
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En quittant L’Estrie pour Montréal où il tint La chronique du bon langage au journal La Presse, Étienne Blanchard renonça hélas au genre picaresque pour adopter un ton convenant mieux à une grande ville industrielle. Ses chroniques n’en sont pas moins très vivantes et elles ont conservé une pertinence telle qu’on aurait intérêt à les reproduire aujourd’hui.


Grocer. – Mot absurde pour épicier. Il y a quelques années, à l’occasion des fêtes de Noël et du nouvel an, un épicier s’installait au coin d’une rue de Montréal. Pour attirer la clientèle, il se fit fabriquer une enseigne en musique sur laquelle on pouvait lire cette imitation du « Minuit chrétiens ! » :

Noël ! Noël ! Voici l’nouveau grocer.

Pluriel. – Nous avons la manie du pluriel.

Que de fois on entend dire : « Le monde sont méchants ». « Tout le monde sont arrivés ». C’est le singulier, est méchant, est arrivé qu’il faudrait dire.

On dit aussi à tort : « des pantalons », « des culottes », « des caleçons », pour un pantalon, une culotte, une caleçon, quand on veut désigner un seul de ces vêtements. C’est évidemment les mots anglais « pants », « breeches », « trousers » qui influencent nos mots français.

En anglais, « a pair of pants » ne signifie qu’un seul pantalon. C’est bizarre, mais il en est ainsi. En français, une paire de pantalons veut dire deux pantalons semblables.

On abuse du mot « paire » quand on dit : une paire de lorgnons. C’est un lorgnon qu’il faut dire. Bien qu’on dise : une paire de lunettes, parce que le mot lunette désigne chacun des deux verres qui est rond comme une petite lune ou lunette. On n’a pas le droit pour cela de dire une paire de lorgnons. On dit : un lorgnon, un pince-nez.

C’est un pléonasme vicieux et cocasse de dire : « une paire de jumeaux » pour des jumeaux.

VEGETABLE MARROW. – Un lecteur me demande comment on nomme en français l’espèce de courge appelée « vegetable marrow ». C’est courge à la moelle qu’il faut dire.

LIMITE. – C’est un anglicisme (limit) dans le sens de terrain où l’on peut couper du bois à certaines conditions en vertu d’une autorisation du gouvernement. On dit : vente (coupe qui se fait dans un bois et des époques réglées). Celui qui achète une coupe de bois se nomme ventier.

Limit peut aussi se traduire par coupe forestière.

On voit souvent à l’affiche sur les routes : « Limite de vitesse pour les autos, dix milles à l’heure ». C’est encore un anglicisme. On devrait dire : Vitesse maximum ou maximum de vitesse.

SUITE. – On confond de suite et tout de suite. De suite veut dire successivement, l’un après l’autre, sans interruption : Ils marchaient de suite. Il ne saurait dire deux mots de suite.

Tout de suite signifie sans délai, immédiatement : Allez-y tout de suite. Les enfants doivent obéir tout de suite.

Les grammairiens rapportent à ce propos l’anecdote suivante :

On préparait une nouvelle édition de ce fameux dictionnaire qui, toujours très bien fait, reste toujours à faire, et il fallait différencier ces deux locutions : de suite et tout de suite.

Personne n’était d’accord, on allait se prendre aux cheveux.

– Bah ! s’écria tout à coup Népomucène Lemercier, allons déjeuner chez Ramponneau ; on tranchera la question au dessert.
– Accepté, répondit Nodier.

Et voilà nos immortels qui s’acheminent vers les hauteurs de Rochechouart. Parceval Grandmaison qui était l’ordonnateur du menu académique, s’adresse à l’écaillère.

– Ouvrez-nous « de suite », dit-il, quarante douzaine d’huîtres, et servez-les nous « tout de suite ».
– Mais, Monsieur, répondit l’écaillère, si vous voulez que je les ouvre « de suite », je ne peux pas vous les servir « tout de suite ».

Tous nos académiciens se regardèrent étonnés ; le problème était résolu.

Dame, demoiselle, époux. – On ne doit pas dire : Il est arrivé avec « sa dame », mais avec sa femme ; ni : Comment se porte « votre dame ? », mais Comment se porte madame? Il vaut mieux cependant ajouter le nom propre et dire : Comment se porte madame X ?

Même chose pour demoiselle. On ne doit pas dire : Il est arrivé avec « sa demoiselle », mais avec sa fille ; Comment se porte « votre demoiselle ? », mais Comment se porte votre fille ou mademoiselle votre fille?, selon le degré d’intimité qui existe entre les interlocuteurs.

Même chose encore pour mon époux, mon épouse, qu’on doit remplacer par mon mari, ma femme dans le langage ordinaire ou dans les phrases semblables à celles mentionnées ci-dessus.

Voici, au sujet des mots dame, demoiselle, époux, quelques observations intéressantes de M. Françis Wey dans ses « Remarques sur la langue française » :

SA DAME, SA DEMOISELLE, SON ÉPOUX.
« Il est du meilleur ton, dans le monde... des marchands de la halle, d’avoir des épouses, des demoiselles, de parler de sa dame, quand on est marié, et de son époux, quand on en a. Mais les gens bien élevés se contentent de dire : – ma femme, – ma fille, – mon mari. Ces mots, épouse, demoiselle, dame, époux, ne peuvent être précédés du pronom possessif, sans trahir, chez les personnes qui les emploient ainsi, une éducation peu relevée. Autrefois, il n’en était pas de même ; cette loi d’usage était moins absolue : les poètes de l’empire ont fait ample consommation d’épouses et d’époux ; mais ces mots sont en telle disgrâce, qu’on ne citerait guère qu’une circonstance où ils ne rendent pas ridicule la phrase où on les introduit.
C’est lorsqu’on les emploie pour désigner collectivement deux nouveaux mariés. – Après la messe, les jeunes époux sont partis pour la campagne. Encore ont-ils, en cet endroit, une allure tant soit peu guillerette.
Les termes d’époux, d’épouses, ne se trouvent plus aujourd’hui que dans les romans de pacotille, pêle-mêle avec les noms d’Amanda, de Lodoïska, d’Angélina, de Malvina, de Nathalie, d’Hermance, etc. C’est aux personnes dotées de noms aussi splendides qu’appartient le privilège exclusif de se glorifier d’être les épouses de leurs époux, et de se voir renaître dans leur demoiselle.
Quand on parle d’une dame à son mari, on dit simplement : – votre femme, ou madame, ou, plus convenablement encore, Madame, tout court.
C’est ainsi que les honnêtes gens s’expriment.
Quelques personnes, cependant, faisant allusion à leurs jeunes années, disent : – Quand j’étais demoiselle. Il serait mieux de remplacer demoiselle par le mot fille. Le mieux, dans ces phrases, est de dire : – Avant mon mariage, ou d’employer quelque tour analogue à celui-là ».

Blanchard, Étienne, « Chronique du bon langage », La Presse, Montréal, 30 novembre 1918, p. 16, col. 1-2.

Source en ligne: Site du groupe de recherche ChroQué de l'Université Laval.


Le village de Hatley sous la neige.
Photo: L'Encyclopédie de L'Agora. Reproduction autorisée avec mention de la source.

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