Anecdote

Propos intéressant, sur des sujets le plus souvent connus de l’auditeur : des événements, grands ou petits, ou des personnes, les unes célèbres, les autres familières. L’anecdote est censée être supplétive, elle s’ajoute à une connaissance plus générale déjà acquise, ce qui permet une économie de détails renforçant l’effet produit. Elle est habituellement racontée en aparté, pour marquer une pause dans un exposé, ou donnée en exemple, pour renforcer un argument.

Dans un second sens, dérivé du premier, l’anecdote est un court récit ou le prétexte à un court récit présumément vécu de son conteur. Récit marqué par la quotidienneté — mais non pas nécessairement par la banalité —, en opposition à l’aventure.

Par extension, tout fait vécu relevant du quotidien est dit anecdotique. En ce sens, l’anecdote s’oppose à l’événement.

Essentiel

Louis-Philippe Robidoux, dans sa contribution à la séance de juin 1954 de la Société royale du Canada, dit ceci de l’anecdote :

Comme [elle] n’est pas, à proprement parler, un genre littéraire, les censeurs n’ont pas cru nécessaire de lui assigner des règles strictes et rigides. Elle peut donc couvrir une ou plusieurs pages d’un livre, comme elle peut occuper un beau discoureur durant une heure ou durant quelques secondes. L’essentiel, c’est qu’elle soit intéressante, qu’elle raconte un instant de vie, qu’elle découvre un trait du caractère de celui qui en est l’objet ou de celui qui la raconte; bref, l’essentiel, c’est qu’elle porte. [L’Agora]

Sans pour autant lui être nécessaire, ce piquant de l’anecdote est la condition ordinaire de son succès et le gage de sa pérennité. Comme en effet l’anecdotique subsiste en deçà de l’historiographie officielle, le plus souvent dans la culture orale, érudite ou populaire, les qualités mnémoniques de l’anecdote sont déterminantes. Et le plus simple est encore qu’elle frappe l’imagination de belle façon.

La forme brève de l’anecdote favorise son emploi, et la facilité avec laquelle on la mémorise, son réemploi. Sous certaines conditions, l’anecdote atteindra donc un large public, et la mémoire d’un événement s’en trouvera plus sûrement préservée. (L’anecdote, cependant, ne prête aucune allégeance : certains recueils d’anecdotes ont servi de contre-histoires.)

Moment rhétorique — exemple, aparté, lien ou chute —, l’anecdote a une utilité maintes fois démontrée. Son évocation provoque une trouée, et l’espace ainsi dégagé permet de jouer avec les registres de langue. Ce jeu introduit dans le discours une dimension empathique sans laquelle l’anecdote ne saurait obtenir l’effet escompté.

Enjeux

Historicité de l’anecdote

La plupart du temps subsistant dans la mémoire populaire, et l’objet, à l’origine, de compilations érudites, puis relayée par la presse, l’anecdote est d’une authenticité incertaine. Si ce n’est pas des origines fictives, l’enquête philologique révèle fréquemment des attributions multiples pour une même anecdote : le fait tantôt d’un grand personnage du siècle, tantôt d’un autre, d’un siècle précédent, et avant lui d’un autre encore, etc. L’anecdote est, dirait-on, de source non sûre. L’historien soucieux de véracité peut-il malgré tout en tenir compte ?

Edmond Guérard, dans l’Introduction au Dictionnaire encyclopédique d’anecdotes (Didot Frères, 1872), sans doute la compilation la plus achevée qui ait été faite, évoque à la défense de l’anecdote sa vérité morale, empruntée à Aristote qui l’employait pour qualifier la vérité poétique, concurremment à sa vérité matérielle. L’anecdote exemplifierait l’essence d’un événement ou d’une personne, sa survie en l’absence de transcription fixe témoignant d’une adéquation véritable avec son sujet. Il y aurait donc une légitime historicité de l’anecdote, selon Guérard, du point de vue d’une historiographie en quelque sorte symboliste, comme l’était la poésie à l’époque de la parution du Dictionnaire.

L’expérience, en tout cas, tend à confirmer l’hypothèse de la vérité morale de l’anecdote, dont le fréquent usage rhétorique s’est maintenu jusqu’à ce jour et remporte un succès égal auprès d’auditoires divers.

Scientificité de l’anecdote

Fait vécu individuellement et en l’absence de conditions expérimentales, l’anecdote a progressivement été expulsée du domaine scientifique. Jadis caractéristique de l’activité du savant, la collecte scrupuleuse des observations de toutes sortes s’est vue en effet remplacée, au cours du dernier siècle, par la modélisation statistique. La science, d’une économie de pénurie de données où chaque matériau colligé était précieux, est passée à une économie d’abondance de données. Et la sélection de celles-ci, devenue une préoccupation majeure; mais, surtout, leur normalisation, nécessaire à un traitement adéquat des quantités soumises à l’analyse, n’a pu habituellement être conciliée avec la juste prise en compte de l’anecdote.

Pour bien des scientifiques — parce que leur science, après tout, est ainsi faite qu’elle l’exige —, l’anecdote n’a guère d’intérêt dans l’ordre de la connaissance. Son individualité irrécupérable — en quelque sorte, son épaisseur expérientielle — est aberrante. Que faire d’un fait noté à l’occasion d’une expérience personnelle, rapporté sur la foi d’un individu, et qui souvent dérange — c’est-à-dire qu’il ne se laisse pas ranger, sauf à être classé privativement parmi les inclassables ?

La science, communément entendue, dénature ou disqualifie l’anecdote. Pourtant, qui connaît le mieux son objet, de celui qui en ressent la présence au quotidien ou de cet autre, qui l’étudie équipé d’un appareillage certes puissant, mais toujours s’interposant ? Line McMurray, collaboratrice à L’Agora, sur cette question à écrit :

Pour pouvoir parler correctement des animaux et se porter à leur défense sur des bases solides, il est important de partager petits et grands moments avec eux. Un contact en différé a travers la télé, par exemple, ou une relation de laboratoire ne permettent pas de cerner la singularité en action de leur intelligence et de leur sensibilité. Forte de ses observations sur le terrain, la « grande dame » aux non moins célèbres gorilles l’a maintes fois soutenu. « La preuve expérimentale a une telle crédibilité par rapport a l’expérience personnelle qu on se croirait dans le domaine de la religion plutôt que dans celui de la logique. Pour Jane Goodall, la réticence des scientifiques à accepter la preuve anecdotique est un problème grave qui déteint sur la science tout entière. » Elle qui avoue : « J’ai toujours recueilli des anecdotes, car à mes yeux elles sont d’une très grande importance — alors que la plupart des scientifiques n’ont que mépris pour l’anecdotique. Oh, c’est juste anecdotique! Qu’est-ce que l’anecdotique ? C’est la description soigneuse d’un événement inhabituel. » [L’Agora]

À l’instar des savants renaissants et modernes, après un siècle de pratique scientifique qui ne sut pas lui ménager une place, certains reconnaissent à nouveau une scientificité propre à l’anecdote.

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